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dimanche, 01 décembre 2019 11:04

La theologie du peuple

ScannoneJuan Carlos Scannone (1931-2019) © Vatican NewsLe jésuite argentin Juan Carlos Scannone est décédé le 27 novembre à l’âge de 88 ans. Il était considéré comme l’une des sources d’inspiration du Pape François, dont il avait été le professeur. Son livre, intitulé tout simplement La théologie du peuple avait été recensé sur notre site par la théologienne Véronique Lecaros, du Pérou. En quoi la «théologie du peuple», dont est proche le pape François et qui a inspiré une partie des réflexions autour du Synode sur l'Amazonie, diffère-t-elle de la théologie de la libération latino-américaine? Pour en comprendre les particularités, il faut s’intéresser aux contextes socio-politiques dans lesquelles elles ont été élaborées.

Les théologies, en effet, ne tombent pas du ciel de l’abstraction, mais poussent à partir d’un terreau sociologique bien précis. Le débat permet en outre de mieux comprendre les prises de position du pape François, qui, de par sa nationalité et son héritage culturel argentins, est lié à la théologie du peuple.

Cette analyse a été publiée dans la revue culturelle jésuite Etudes (octobre 2017). Pierre de Charentenay est directeur adjoint de l'Institut catholique de la Méditerranée (ICM).

En Amérique latine et notamment au Brésil, au milieu du XXe siècle, la pauvreté était partout. À partir des années 1960, le pouvoir des militaires a pesé sur les populations. Les intellectuels et les étudiants se sont interrogés sur cette situation, avant même le concile Vatican II. Ils comprennent alors que toute la culture, y compris la foi chrétienne, fonctionne autour de la classe dirigeante. Les pauvres eux-mêmes acceptent les éléments qui forment l’oppression dans laquelle ils se trouvent. Les étudiants vont se mettre au service des plus pauvres et «formuler une théologie chrétienne capable d’analyser leur praxis en la rendant plus libératrice, c’est-à-dire de tendre à une orthopraxie». (Cf. Juan Luis Segundo, «Les deux théologies de la libération en Amérique latine», in Études, n° 3613, septembre 1984, p. 152).

La théologie de la libération

carte Amerique latineLa théologie de la libération (mettre lien sur recension Berset) ne vient donc pas directement de la pratique, comme une sorte de réponse immédiate aux problèmes concrets par le changement social. Elle permet une interprétation sur des pratiques, ce qui n’est pas la même chose. En outre, elle s’attache à analyser les comportements comme le dolorisme ou le fatalisme, pour en dénoncer l’enfermement et la passivité et orienter vers un changement de la pratique vers l’humanisation. Il s’agit bien de changer la théologie, de modifier le langage sur Dieu et sur l’action du Christ, pour l’ouvrir à plus de vérité et le dégager des idéologies qui l’enferment afin de le rendre plus fidèle à l’authenticité de l’Évangile. C’est en effet une libération, mais par des médiations intellectuelles et une conversion qui doit s’étendre des milieux qui l’ont découvert, les intellectuels, jusqu’à l’ensemble de la société, y compris les plus pauvres.

gustavo gutierrezGustavo GutierrezUne telle prise de conscience gagne les structures de l’Église, soutenue par de nombreux évêques comme Don Hélder Câmara (1909-1999) et bien d’autres. La réunion de la Conférence des évêques latino-américains (Celam) à Medellín, en 1968, accueille les conséquences du concile Vatican II. Elle consacre le courant de la libération au niveau latino-américain et une partie de ses résultats, notamment l’option préférentielle pour les pauvres. La réunion suivante (Puebla, 1979) confirme cette option, tout en marquant une évolution vers un intérêt pour la culture et la religion populaire.
À la suite de Gustavo Gutiérrez, qui publie le premier livre sur ce thème (Théologie de la libération, perspectives, Lumen Vitæ, 1974), de nombreux professeurs de théologie poursuivent dans cette ligne, de manière plus ou moins idéologique selon les critères d’analyse du marxisme. Un véritable courant de pensée se constitue, notamment à partir de la réunion des «Chrétiens pour le socialisme» à Santiago du Chili en 1973, qui politise le débat en en faisant une question de pouvoir et une affaire de révolution sociale et politique. Les productions intellectuelles se multiplient et se diversifient à travers des auteurs comme Leonardo Boff, Pablo Richard, Enrique Dussel, Jon Sobrino, etc.

L’élection de Jean Paul II, qui vient du monde communiste, provoque une opposition contre ces courants et les intellectuels engagés dans la réflexion et l’action sur le terrain. Le voyage du pape polonais au Nicaragua en 1981 est l’occasion d’un rappel à l’ordre et de mesures contre quatre prêtres devenus ministres du gouvernement sandiniste. On garde en mémoire la fameuse photo du pape admonestant de son index le Père Ernesto Cardenal, à genoux devant lui.
La Congrégation pour la doctrine de la foi intervient d’abord pour exprimer sa méfiance vis-à-vis d’un courant théologique qu’elle estime menacé par le marxisme (Libertatis Nuntius, Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération, 6 août 1984), puis de manière plus large en 1986 pour en apprécier les développements de manière plus positive (Libertatis Conscientia, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération). La théologie de la libération fait son chemin dans la théologie universelle, notamment avec l’encyclique Centesimus annus où Jean Paul II reprend certaines thématiques de ce courant.

La théologie du peuple

En Argentine, les mêmes questions se posent, celle du pouvoir militaire et des inégalités sociales, mais elles donneront une réponse différente, celle de la théologie du peuple. Pourquoi? Parce que l’identité et la culture politique du peuple argentin ne sont pas celles des pays voisins. Un puissant mouvement populaire s’y est développé dès la fin des années 1940 avec le péronisme, animé par Juan Perón (1895-1974), deux fois président, une première fois pendant dix ans (1946-1955) avec le soutien de sa très charismatique épouse, Eva Duarte, et une deuxième fois en 1973-1974, avec sa deuxième épouse, Isabel Martínez, qui deviendra elle-même présidente (1974-1976). Eva Peron 1948Eva Duarte Peron, 1948
Soutenu par les plus pauvres et les masses paysannes, le péronisme était au début fortement critiqué par la bourgeoisie et les intellectuels. Mais ceux-ci s’y sont convertis dans les années 1970, au retour du leader. Il fallait se mettre à l’école des pauvres autant politiquement que théologiquement. Pour l’Argentine, il en est sorti une théologie originale qui s’appuie sur le péronisme, sa culture chrétienne particulière, l’unité de toute sa population, son sens de la réalité d’un peuple. La nation argentine, catholique et politiquement rassemblée autour de Perón, se reconnaît dans cette théologie.

La théologie du peuple est aussi issue de Vatican II. En effet, les évêques argentins ont nommé une commission épiscopale de pastorale, la Coepal, pour tirer les fruits du concile pour l’Argentine. Lucio Gera (1924-2012), professeur à la Faculté de théologie de Buenos Aires, lance la réflexion d’une théologie nouvelle, une théologie de la pastorale populaire, plus orientée vers la culture que vers la politique. Ce groupe ne veut ni la voie libérale de l’individualisme, ni la recherche marxiste. Il s’oriente vers la catégorie du peuple, qui est aussi largement utilisée au Concile avec la notion de «peuple de Dieu».
ScannoneJuan Carlos Scannone explique ce choix: «Gera avait une préférence pour le concept de peuple sur celui de la culture. De son point de vue, le peuple est un agent historique et un sujet de la culture» (Le pape du peuple, Paris, Cerf 2015). Il ne se définit pas seulement par une culture commune, mais par un projet politique commun. La nation argentine, catholique et politiquement rassemblée autour de Perón, se reconnaît d’ailleurs dans cette théologie.

À la suite de l’encyclique Populorum Progressio (1967) naît aussi un mouvement des prêtres argentins, où Lucio Gera sera très présent. La catégorie de «peuple» est une des catégories centrales de la conception du mouvement.La réunion continentale de Medellín de 1968 a aussi eu son impact, notamment dans la pastorale populaire que soutient Gera. La Coepal produira alors un document, le Document de San Miguel, qui privilégie la théologie du peuple. Ainsi, la notion de «peuple» prend de plus en plus d’importance, en mettant à l’écart la lecture marxiste de la réalité sociale et en privilégiant la culture et la nation. «Ce sont les peuples qui sont le sujet de la pratique historique, et le processus d’inculturation s’accomplit en eux et pas seulement dans l’avant-garde politique. Le sujet de l’intelligence de la foi, c’est le peuple fidèle et pas seulement les chrétiens d’avant-garde. Dans ce sens, l’importance est accordée au catholicisme populaire. La pastorale prône l’inculturation et l’évangélisation de la culture et les cultures des peuples » (Luis Martínez Saavedra et Pierre Sauvage, «La théologie du peuple. Un rameau de la théologie de la libération» in Études, décembre 2016, p. 63). La pastorale ne s’adresse pas aux individus mais aux peuples, dont la culture doit être évangélisée. Il faut inculturer l’Évangile.
La théologie du peuple poursuit son chemin avec d’autres théologiens: Rafael Tello (1917-2002) s’intéresse spécialement à la religiosité populaire. Il soutient que l’expérience spécifique latino-américaine montre que le message du Christ est mieux transmis quand il vient du peuple, c’est-à-dire de l’intérieur de la culture. Puis, Orlando Yorio (1932-2000) se penche sur le destin des victimes. Ce courant théologique trouve une nouvelle visibilité avec l’élection du pape François qui s’y reconnaît.

Deux contextes différents

Les théologies latino-américaines ont privilégié des accents différents d’une même réalité. La théologie de la libération insiste sur les effets d’un système sociologique et politique. La théologie du peuple est plus sensible au contexte culturel d’une population. L’Amérique latine est un croisement de cultures anciennes et modernes, même si l’Argentine est plus européenne que n’importe quel autre pays. C’est cette relative unité de l’Argentine qui a nourri le péronisme. La théologie de la libération naît dans un contexte de grande violence, inégalitaire et autoritaire, qui provoque une réaction des populations qui lisent la Bible, dans un rapport aux intellectuels qui vont et viennent entre les quartiers populaires et les chaires d’université. Les pouvoirs militaires du Brésil et des autres pays d’Amérique latine font peser leur poids sur l’expression des peuples et notamment des chrétiens. La division entre riches et pauvres est considérable et les deux groupes ne partagent pas du tout la même culture, ni la même existence.

En Argentine, les mêmes conditions sociales d’inégalité et de pauvreté se retrouvent, mais l’arrière-fond culturel et politique est différent. Dans ce contexte, les théologiens argentins pouvaient inventer la catégorie de peuple. Même si c’est une fiction aujourd’hui, elle correspond à une réalité politique, le péronisme. C’est une nation, un peuple et un projet politique en même temps. Scannone le dit à plusieurs reprises: la théologie du peuple «pense la notion de peuple à partir -je le répète- de la nation». Il y a effectivement une nation argentine, très soudée autour du péronisme. C’est un fait unique en Amérique latine.
En Argentine, la théologie du peuple procède à une idéalisation de la pauvreté où les pauvres deviennent acteurs de leur vie. La piété populaire a une incidence sociale et politique. Pour Gera, le peuple va changer les institutions. On ne parle pas de démocratie et on ne sait pas comment ce changement va se faire, mais le peuple devient le sujet. Il faut lire le document des évêques argentins de 1981 sur «l’Église et la communauté nationale». Pour eux, la Constitution ne défend pas l’idée de nation, mais ils paraissent avoir peur de la sécularisation, des Lumières et des dangers de la démocratie, du fait qu’elle entraîne une division du pouvoir. L’ancienne présidente Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) n’est pas un problème parce qu’elle est péroniste.

Deux histoires mêlées

En réalité ces deux histoires sont mêlées parce que la théologie du peuple s’est développée à partir de la théologie de la libération, mais aussi contre elle. On le voit dans le déroulement des réunions des évêques au niveau continental. La conférence de Medellín en 1968 est la réunion de la théologie de la libération. Puebla en 1979 est celle de la théologie du peuple, avec deux concepts repris de l’encyclique de Paul VI Evangelii Nuntiandi (1975), l’évangélisation de la culture et la religion populaire.

Les frontières et les oppositions entre les deux courants sont visibles dès la réunion de Puebla. Les partisans trop marqués de la théologie de la libération sont écartés par Rome alors que Lucio Gera y est présent. Cette séparation est encore plus nette avec la réunion d’Aparecida en 2007: un certain Jorge Mario Bergoglio y sera déterminant puisqu’il préside la commission de rédaction du document final. Or il n’a jamais été favorable à la théologie de la libération, car il ne veut pas «être enveloppé dans un drapeau». Aparecida traitera de la religion populaire et de la culture.
Tout cela est la reprise du Document de San Miguel. La maison de San Miguel, située à une quarantaine de kilomètres de Buenos Aires, est le lieu de formation des jésuites d’Argentine. Bergoglio y a fait ses études et, par la suite, il en a été le recteur. Pendant trente ans, elle est devenue le centre symbolique de l’élaboration de la théologie du peuple. Juan Carlos Scannone en fut l’accompagnateur. Il n’a pas cessé de faire des allers et retours entre l’Argentine et l’Europe, l’Allemagne, puis Rome, où il se rend plus souvent depuis que le cardinal Bergoglio est devenu le pape François.
Les théologiens du peuple comme Lucio Gera ont participé à toutes les grandes réunions de la théologie de la libération, mais sans en partager les analyses sociales et politiques. Rafael Tello l’a suivi. La troisième génération avec Carlos Galli continue la réflexion en reliant le peuple de Dieu et les peuples de la terre.
Aujourd’hui, le pape François fait confiance à un théologien, Mgr Victor Fernandez, qui a été le théologien de la Conférence épiscopale argentine. Fernandez représente la dernière génération des théologiens du peuple, après Gera, Galli et Scannone. Il est le modèle du théologien pastoral. Il est devenu évêque et recteur de l’Université catholique de Buenos Aires, et le principal rédacteur final des textes de Bergoglio, autant Laudato si’ que Amoris lætitia.

La religion populaire

Quelques points particuliers méritent attention parce qu’ils sont des clés de compréhension de ces évolutions. Le rapport à la religion populaire n’est pas le même dans les deux théologies. Dans la théologie de la libération, cette religiosité est vue comme dangereuse car elle pourrait démobiliser les croyants de l’action nécessaire. Elle les détache de la préoccupation de la libération. Dans l’article déjà cité, Juan Luis Segundo cite Leonardo Boff qui s’étonne des réponses des plus pauvres des communautés de base pour qui c’est la croix et la souffrance de Jésus qui ouvre à la rédemption. Boff écrit: «Je me suis posé la question: pourquoi ces gens associent-ils immédiatement rédemption et croix? Sans aucun doute parce qu’ils n’ont pas appris le caractère historique de la rédemption, je veux dire le processus de libération.» (J.L. Segundo, op. cit., pp. 151-152). Pour Boff, cette religion du Jésus qui souffre «engendre le culte de la souffrance et le fatalisme». La théologie de la libération devrait au contraire permettre un changement de praxis devant l’acceptation «des mécanismes oppresseurs de la culture entière». On voit là un refus d’une praxis populaire qui, selon ces auteurs, mènerait à la passivité. Elle juge la religion populaire oppressive, et pas du tout libératrice comme devrait être toute religion de l’Évangile.

La tradition européenne est importante dans ce courant: de nombreux théologiens latino-américains des années 1960 et 1970 ont étudié en Europe où l’on était très critique à l’égard de la religion populaire, vue comme du folklore et de la superstition et où les églises se vidaient des nombreux moyens d’expression populaire, comme les statues, les rites, les fêtes et les processions. Beaucoup de théologiens latino-américains ont reproduit ce qu’ils avaient appris en Europe.
Dans la théologie du peuple, la religion populaire est au contraire bienvenue car elle fait partie du ciment qui unifie une population et lui donne sa vitalité. Elle s’appuie sur ce que vit le peuple qui a su garder ses traditions, alors que les classes dominantes vivent dans un autre monde, celui de New York, Paris ou Londres. Paul VI, dans l’encyclique Evangelii Nuntiandi (1975), est revenu sur la religion populaire qui avait été absente du Concile.
Cette nouvelle orientation de la théologie latino-américaine a permis de faire un compromis à la conférence de Puebla en 1979, en application d’Evangelii Nuntiandi, en parlant de culture et en reconnaissant que le projet de libération venait du peuple lui-même. Lucio Gera fut le principal rédacteur du document sur l’évangélisation de la culture. À l’assemblée d’Aparecida en 2007, Bergoglio a reconnu l’existence d’une spiritualité populaire, au-delà de la simple religion populaire.

Changements sociaux et politiques

Depuis les années 1960-1970 et cette période d’élaboration de discours théologiques, bien des choses ont changé en Amérique latine qui viennent perturber ces théories et ces options. Le développement économique a changé la structure de ces sociétés, qui ne sont plus aussi homogènes. L’éducation s’est généralisée. L’individualisme a pris le pas sur le sens de la communauté. La mondialisation a donné des modèles nouveaux aux habitants de ces pays.
Tous ces changements, spécialement l’enrichissement -même relatif- de millions de personnes pauvres, ont fait naître une classe moyenne, à la fois sécularisée, individualiste et mieux éduquée. La réaction des habitants n’est plus celle d’un groupe cohérent conscient de lui-même et prêt à réagir face à des circonstances négatives. Bien au contraire, ces classes moyennes cherchent à assurer les avantages acquis et deviennent conservatrices. Dans les démocraties libérales, chacun décide pour lui-même, pour son avantage immédiat, sans référence ni religieuse ni idéologique, sans sentiment d’appartenance à une classe ou à un groupe social. La démocratie libérale, fondée sur la reconnaissance des individus et de leurs droits, a gagné beaucoup de terrain. L’esprit démocratique s’est installé aussi bien au Brésil qu’en Argentine, même si la corruption reste une plaie.
L’existence de cette classe moyenne fait exploser les théories qui avaient été mises au point dans les années 1960-1970. La théologie de la libération avait fleuri sur une structure sociale très polarisée et inégalitaire, nourrie d’analyses issues du marxisme. Celui-ci n’est plus un instrument d’analyse sociale, en Amérique latine comme ailleurs. Il a disparu de la géopolitique pour laisser place à des démocraties ou à quelques dictatures qui n’ont plus rien de marxiste. La volonté de révolution des années 1970 a laissé place dans tous les pays à des politiques réformistes. Les guérillas ont cessé leurs activités, y compris en Colombie où les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) ont récemment déposé les armes.

De son côté, la théologie du peuple partait de la réalité sociologique d’un peuple uni autour d’une nation et d’un projet politique. Le même processus d’obsolescence l’a frappé. Les États populistes ne fonctionnent plus, ou ils ont laissé place à des démocraties. Le chavisme du Venezuela a été finalement un échec. L’essai d’Evo Morales en Bolivie est en train d’être limité par le vote populaire et démocratique. Le candidat péroniste est rejeté en Argentine au profit du libéral Mauricio Macri. Tous ces pays d’Amérique latine s’ouvrent à la démocratie et à la diversité négociée dans la mobilité sociale. On ne peut plus construire un État populiste ni une nation uniforme incluant tous les habitants dans une référence unique.
Les deux théologies présentées ici ont donc le même défaut, celui de s’appuyer sur des lectures idéologiques et politiques de la société, l’une pour la transformation sociale et révolutionnaire du monde, l’autre pour la sauvegarde du peuple et de la nation. En perdant ses aspects directement politiques, la théologie de la libération s’est transformée en un appel au changement social accepté par toute l’Église. Jean Paul II l’a reprise à son compte dans son encyclique Centesimus Annus (1991). Mais la théologie du peuple est restée imperméable à la réalité. Les théologiens qui s’en réclament n’intègrent pas ces changements sociologiques à leur théologie, qui se fonde pourtant sur une vision très politique de la société. Le Chili est devenu un pays développé, la Bolivie et le Paraguay deviennent plus riches, l’Argentine s’est considérablement diversifiée, mais les théologiens continuent à parler du peuple comme si les sociétés d’Amérique latine ne s’étaient ni développées ni diversifiées depuis les années 1970 et 1980.

Pauvreté, prophétisme et politique

Quel langage employer aujourd’hui en théologie alors que la pauvreté est encore une réalité trop présente en Amérique latine, mais où les différents pays sont entrés dans le temps de la modernité libérale, comme la majorité des nations du monde? Les théologies doivent toujours s’intéresser à la situation sociale locale pour élaborer leur discours. Celles d’Amérique latine se trouvent maintenant devant de nouveaux défis: sécularisation des classes moyennes, incroyance croissante dans de nombreux milieux.
Devant ces phénomènes, elles adoptent des attitudes différentes. Si la théologie de la libération a évolué vers une théologie du changement social, la théologie du peuple a maintenu ses présupposés, même si le rêve d’une chrétienté nationale qui unirait le catholicisme et le péronisme s’est éloigné. Elle a peur de la modernité, de la démocratie, du développement. Elle refuse les classes moyennes et refuse de voir que, dans beaucoup de pays, elles sont le moteur du changement. La théologie du peuple a de toute façon une épistémologie particulière. Elle n’a pas l’idée de changement par la réforme.
Pourtant, dans une démocratie libérale moderne, le temps de l’approfondissement de la foi par chaque croyant est venu. C’est le temps des choix et des décisions personnelles dans une culture mondialisée.

L'appel du pape

Devant ces transformations, le pape François s’attache à dénoncer très fortement les pauvretés qui restent un problème majeur. Il emploie un discours prophétique. Ainsi, la pensée politique de Bergoglio s’adresse directement aux plus pauvres, par exemple à la grande question des réfugiés. Ses gestes sont forts et prophétiques, au niveau spirituel et moral. Dans ses encycliques, il invite à une subversion des systèmes économiques. Ses discours aux «mouvements populaires» sonnent comme des charges contre une mondialisation du profit. Il y a un «terrorisme de base qui émane du contrôle global de l’argent sur la terre et qui menace l’Humanité tout entière» (3e rencontre mondiale des mouvements populaires, Rome, 5 nov. 2016). Avec des paroles très frappantes, il veut provoquer, bousculer comme un prophète, même si les nuances de l’action à entreprendre ne sont pas apparentes. Il est contre la logique consumériste. Le système est mauvais ; il n’en peut plus. «El sistema no se aguanta más» (2e rencontre mondiale des mouvements populaires, Bolivie, 9 juillet 2015).
Le pape François veut inviter le monde économique à se donner une logique différente. Il refuse que les populations soient prisonnières de la logique technocratique, de la maximisation du profit. Il faut aussi redéfinir le progrès autour du respect de la Terre, notre mère. Laudato Si’ est fondée sur une vision très apocalyptique. Le pape développe une vision de foi de la mondialisation, qui est un message des pauvres, pour subvertir la logique économique actuelle. Il revient alors à chacun –individus, partis, peuples de la terre– de trouver les médiations nécessaires pour accomplir ces transformations.
Dans ses discours aux mouvements populaires, qui tiennent du diagnostic et du programme, le pape François ne parle jamais de nation. S’il parle des peuples, c’est de manière générale et sans les refermer sur leurs frontières. Il invite à l’action, «à être des semeurs de changement, des promoteurs d’un processus dans lequel convergent des millions de petites et grandes actions liées de façon créative, comme dans une poésie» (2e rencontre). C’est le contraire d’une recette idéologique comme celle du marxisme. C’est pourquoi, il insiste sur le fait de ne «pas avoir peur d’entrer dans les grandes discussions», dans la politique avec un grand P. Je cite de nouveau Paul VI: «La politique est une manière exigeante -mais ce n’est pas la seule- de vivre l’engagement chrétien au service des autres.» (Octogesima Adveniens, 14 mai 1971, n°46).

Le pape François dépasse la théologie du peuple pour proposer une théologie de la mondialisation humaine, d’un humanisme intégral dans la ligne de Paul VI. Les trois discours aux rencontres mondiales des mouvements populaires (2014-2016) élaborent un programme d’action. Si le pape parle en prophète, il invite aussi les croyants à s’engager en politique.

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