Le philosophe antispéciste Peter Singer (professeur de bioéthique, Princeton University, États-Unis) est un penseur influent de l’altruisme efficace. Il est l’auteur notamment de The Most Good You Can Do (2015), traduit en français par L’altruisme efficace (Les Arènes 2018), et a fondé The Life You Can Save, une organisation à but non lucratif dont l’objectif est de promouvoir des organisations caritatives jugées plus efficaces.
J’enseigne à la Princeton University. Dans le cadre de mon cours intitulé Practical Ethics, je propose des lectures sur la pauvreté mondiale qui présentent des estimations de ce que coûterait le sauvetage d’un de ces millions d’enfants qui meurent chaque année de maladies que nous pourrions facilement prévenir ou guérir. En 2009, un étudiant, Matt Wage, a utilisé l'une de ces estimations pour calculer le bien qu’il pourrait faire aux autres au cours de sa vie.
Ce jeune homme, qui envisageait de devenir professeur, s’est basé sur le revenu annuel moyen qu’il serait susceptible de gagner et sur l’hypothèse qu’il ferait don de 10% de ce revenu à une organisation à but non lucratif très efficace. Il a découvert qu’il pourrait sauver ainsi une centaine de vies. Il s’est dit alors: «Imaginez que vous voyez un bâtiment en feu, que vous courez à travers les flammes, que vous ouvrez une porte d’un coup de pied et que vous laissez sortir cent personnes. Ce serait le plus grand moment de votre vie! Et je pourrais faire tout ce bien!»
Matt Wage n’est pas devenu professeur. Au lieu de cela, il s’est mis en tête de sauver cent vies, non pas tout au long de sa carrière, mais au cours de la première ou des deux premières années de sa vie professionnelle… et chaque année par la suite. Il a beaucoup réfléchi à la profession qui lui permettrait de faire le plus de bien possible et, après de nombreux échanges avec d’autres personnes, il a décidé d’accepter un emploi à Wall Street. Son revenu élevé, a-t-il noté, lui permettrait de donner beaucoup plus d’argent à des organisations d’entraide que s’il devenait professeur et consacrait 10 % de son salaire à cela. Un an après avoir obtenu son diplôme, l’ancien étudiant faisait don d’une somme à six chiffres -soit environ la moitié de ses revenus annuels- à des causes caritatives.
Le plus grand bien?
Matt Wage fait partie de ce nouveau mouvement appelé altruisme efficace. La définition de l’altruisme efficace est la suivante: «C’est une philosophie et un mouvement social qui vise à adopter une démarche analytique afin d’identifier les meilleurs moyens d’avoir un impact positif sur le monde.» L’altruisme efficace repose sur une idée très simple: nous devons faire le plus de bien possible. Obéir aux règles habituelles consistant à ne pas voler, tricher, blesser et tuer ne suffit pas, ou du moins pas pour ceux d’entre nous qui avons la chance de vivre dans le confort matériel, qui pouvons nous nourrir (nous et notre famille), nous loger et nous habiller, et qui avons encore de l’argent ou du temps à perdre. Nous n’encaissons sans doute pas autant d’argent que les flambeurs de Wall Street, mais la plupart d’entre nous, vraisemblablement, gagnons suffisamment pour faire des dons substantiels à des organisations caritatives, tout en vivant confortablement.
Cependant, si vivre une vie éthique minimale, voire acceptable, implique d’utiliser une partie substantielle de nos ressources disponibles pour rendre le monde meilleur, vivre une vie pleinement éthique exige de maximiser cet engagement. À l’encontre de ce que nous soufflerait notre intuition initiale, la réalisation de cet objectif est passé pour le jeune Matt Wage par un travail à Wall Street.
Comme l’illustre son parcours, l’altruisme efficace n’exige pas notre sacrifice, ne demande pas d’aller à l’encontre de nos propres intérêts. C’est lorsque faire le maximum pour les autres signifie aussi s’épanouir personnellement que l’on atteint le meilleur résultat possible pour tous. Reste que «faire le plus de bien possible» est une idée très générale et vaste, qui soulève de nombreuses questions. En voici quelques-unes parmi les plus évidentes, et quelques réponses succinctes.
Tout d’abord, comment «faire le plus de bien possible»? Si les altruistes efficaces n’apportent pas tous la même réponse à ce questionnement, ils partagent néanmoins certaines valeurs. Ils conviennent tous qu’un monde où il y a moins de souffrance et plus de bonheur est meilleur qu’un monde où il y a plus de souffrance et moins de bonheur. La plupart d’entre eux diront aussi qu’une société dans laquelle les gens vivent plus longtemps est meilleure qu’une société dans laquelle ils vivent moins longtemps. Ces valeurs expliquent pourquoi l’aide aux personnes en situation d’extrême pauvreté a la cote parmi eux: une somme d’argent donnée contribuera, en effet, à sauver bien plus de vies et à réduire bien plus de souffrance si nous l’utilisons dans des pays en développement pour venir en aide à des personnes vivant dans l’extrême pauvreté, que si nous l’utilisons pour la plupart des autres projets caritatifs.
Comment sélectionner?
Ensuite, les altruistes efficaces vont chercher à rentabiliser leur action, ce qui relève à la fois de l’art et de la science : le cœur et la tête doivent travailler en synergie dans ces prises de décision. Pour donner efficacement et optimiser notre geste (faire le plus de bien possible), il faut bien choisir nos domaines d’actions ainsi que les organisations impliquées.
Pourtant les données indiquent que la plupart des donateurs sont uniquement guidés par le cœur. Ainsi, aux États-Unis, seuls 38% d'entre eux font des recherches sur les organisations à but non lucratif avant de leur verser des dons, et seuls 9% des donateurs font une étude comparative en amont entre différentes associations.
En effet, nous fondons bien souvent nos décisions en matière de dons sur des émotions, par exemple quand un ami ou un membre de la famille nous propose de soutenir une cause, ou quand un être cher souffre d’une maladie que cherche à éradiquer une organisation, ou quand une association locale nous demande de soutenir les membres de notre communauté. Si l’on ne peut nier qu’il est impératif d’établir un lien émotionnel personnel avec le don, nous devons néanmoins, pour avoir un meilleur impact, fonder nos décisions sur une analyse objective de ce qui fonctionne et de ce qui fera le plus de bien par franc versé. À ce jeu, toutes les organisations caritatives ne se valent pas et il est important d’identifier au préalable ce qu’elles réalisent réellement avec les dons. Certaines ont un impact, par franc investi, des centaines voire des milliers de fois supérieur à d’autres (les organisations frauduleuses ne sont évidemment pas prises en compte dans ces comparaisons)!
Prenons un exemple tiré du domaine de la santé. Dresser un chien guide pour une personne aveugle -une très bonne cause- coûte aux États-Unis quelque 50'000 dollars. Pour un montant bien moindre, il est possible de contribuer à prévenir le trachome (la cause la plus courante de cécité évitable dans le monde) ou à rendre la vue aux personnes atteintes de cataractes opérables. Le coût moyen de la prévention de la cécité due au trachome pour une personne dans le monde a été estimé à environ 7,14 dollars, et le trachome lui-même peut être traité par chirurgie pour 27 à 50 dollars. De même, les personnes devenues aveugles à la suite d’une cataracte peuvent recouvrer la vue grâce à une simple opération chiffrée à 50 dollars. En d’autres termes, pour le coût du placement d’un chien guide auprès d’une personne aveugle, vous pourriez offrir une opération chirurgicale leur permettant de retrouver la vue à au moins 1000 personnes, ou prévenir un nombre similaire de cas de cécité dus au trachome par l’intermédiaire d’organisations œuvrant à ces fins.[2]
Dès lors, face à l’offre pléthorique des associations caritatives, il peut être utile avant d’établir sa sélection de consulter des sites web associés à l’altruisme efficace. La qualité et la disponibilité des recherches sur l’efficacité de ces organisations ont augmenté de façon spectaculaire au cours des dernières années, en grande partie grâce à l’existence de GiveWell, un organisme de recherche créé en 2007 précisément pour combler le vide qui existait auparavant.[3] D’autres organismes, tels que The Life You Can Save que j’ai fondé,[4] s’inspirent des recherches de GiveWell mais élargissent les critères de recommandation. Les options entre différentes causes (par exemple la pauvreté dans le monde, la réduction de la souffrance animale, la protection de l’environnement, la réduction des risques d’extinction de l’humanité…) font aussi l’objet de discussions animées sur les sites associés à l’altruisme efficace.
Un bénéfice pour tous
Reste cette interrogation ultime et fondamentale: pourquoi se préoccuper des autres? Pour certains, la réponse est tellement évidente –cela fait partie d’une existence basée sur l’éthique– qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Mais d’autres sont plus sceptiques et veulent savoir ce qu’ils en retireront. Très certainement un mieux-être personnel. De récentes recherches en psychologie sont en effet venues conforter les vieilles justifications philosophiques remontant à Socrate: vivre de manière plus éthique, pour celui qui s’y essaye, est une meilleure façon de vivre.[5] Aider les autres, agir en accord avec ses valeurs les plus fondamentales et faire preuve de générosité est un moyen de donner du sens à sa vie et de s’épanouir. Les altruistes efficaces sont certes un plus pour les autres, mais, indirectement, ils tirent eux-mêmes profit le plus souvent de leur action.
[1] L’association Altruisme Efficace France a été lancée en 2016 en présence de Peter Singer. (n.d.l.r.)
[2] Par exemple, la Seva aux États-Unis, ou la Fred Hollows Foundation en Australie.
[3] Les résultats de ses recherches sont disponibles sur www.givewell.org
[4] L’auteur de cet article a écrit un livre intitulé Life you can save (téléchargeable) avant de fonder l’organisme de recherche du même nom (n.d.l.r.)
[5] Voir, par exemple, Elizabeth Dunn, Lara Aknin and Michael Norton, «Spending Money on Others Promotes Happiness», in Science n° 319, Washington DC, 21 mars 2008, pp. 1687-1688.