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mercredi, 15 septembre 2021 19:27

Un égoïsme de transfert

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Sur les ChampsÉlysées, Paris, 2011 © Philippe Lissac / GODONGDepuis le philosophe taoïste Tchouang-Tseu (IVe siècle av. J.-C.), si ce n’est depuis que le monde est monde, l’humanité a pris conscience d’un fait curieux: chacun ressent une certaine consolation à s’occuper d’autrui. Cette consolation est d’autant plus forte que l’acte altruiste se veut efficace. Dans son manuel de Philosophie morale, Éric Weil souligne que l’altruisme tend à devenir un «égoïsme de transfert»[1]. Au fond, pourquoi pas?

Le jésuite Étienne Perrot sj est l’auteur de plusieurs livres sur la dimension sociale de l’argent et le discernement managérial. Dernier en date: Esprit du capitalisme, es-tu là? Discerner l’humain derrière les chiffres (Lessius 2020).

Plutôt que de tendre, selon la morale d’Emmanuel Kant, vers une impossible gratuité dans nos rapports à autrui, n’est-il pas préférable de faire chevaucher le service d’autrui sur le cheval efficace de l’intérêt personnel? Il vaut mieux quelques aides aux motivations ambiguës que rien du tout.  

Éloge de l’efficacité

Quelles que soient les motivations, l’essentiel se mesure aux besoins de ceux que l’on prétend aider. Répondre à des besoins, c’est entrer dans le domaine économique où l’efficacité prend toute sa place. D’autant plus que le vieil adage moral «gaspiller, c’est pire que voler» se conjugue avec la logique de l’efficacité. (L’adage ne dit pas que voler c’est bien, il dit que gaspiller c’est pire; car le gaspilleur, celui qui dédaigne l’efficacité, ne respecte pas le travail.) Bref, l’efficacité doit aussi s’appliquer à nos manières d’aider autrui.

S’intéresser à la manière dont seront utilisés nos efforts n’est donc pas moralement facultatif. Les parents en ont conscience dès qu’ils envisagent de donner de l’argent de poche à leurs enfants. Cette exigence impose un discernement qui est rarement sans contradictions. D’autant plus que, dès qu’il s’agit de mobiliser des moyens importants pour une œuvre lointaine -en argent, en organisation, en travail-, le rapport immédiat entre le donateur et l’obligé laisse place à des intermédiaires.

Ces intermédiaires, ONG ou offices publics, ont des frais de fonctionnement au prorata de leur taille. Ces frais sont souvent importants, sans parler du coût de la publicité visant les donateurs. La comptabilité de l’Institut pasteur de Lille montre que, durant l’année 2020, pour près de 9,5 millions d’euros de dons privés (soit le tiers de son chiffre d’affaires), 26% ont passé en frais de fonctionnement et 6% en frais de recherche de fonds, soit au total près du tiers des dons reçus.

Une conception limitée

Depuis le XIXe siècle, l’efficacité est dominée par une conception particulière et discutable de l’être humain. Cette conception réduit chaque être humain à un clone interchangeable. C’est ce qui apparaît dans l’utilitarisme qui domine la morale occidentale et se résume dans la recherche du plus grand bien pour le plus grand nombre. Et c’est ce qui conduit à couler l’altruisme dans l’idéologie égalitaire si bien épinglée dès 1835 par Tocqueville dans La démocratie en Amérique. Un égale un. Une personne affamée au Mozambique égale une personne affamée qui mendie sur les Champs-Élysées à Paris. Un aveugle déambulant dans les rues de Manhattan égale un aveugle assis devant sa case dans la banlieue de Cotonou au Bénin.

Jacques Ellul montre que cette philosophie utilitariste est le fruit de la civilisation technicienne. Ne raisonnant que sur des nombres, qui permettent de comparer des résultats chiffrés, cette rationalité instrumentale ignore la singularité des personnes, en particulier des plus faibles (car le plus grand nombre n’inclut pas toujours le plus faible). De plus, ne pas prendre en compte le milieu social, c’est nier l’humanité de chacun. Je ne suis pas simplement une bouche à nourrir, un corps à couvrir, des oreilles ou des yeux à ouvrir. Je suis ce que forgent mes relations humaines de proximité.

Si l’efficacité est économiquement et moralement nécessaire, elle ne suffit donc pas pour caractériser une action vraiment humaine. On le voit dès que l’on réfléchit au coût de la santé et de la subsistance des personnes âgées que des économistes rationnels mais bornés considèrent inefficace. Inversement, maintes dimensions de la vie humaine qui donnent à l’être humain sa valeur spécifique (l’art, les relations amoureuses, la reconnaissance mutuelle entre amis, sans parler de l’expérience religieuse) entraînent des coûts économiques.

Bref, une vie humaine baigne toujours dans un environnement humain, culturel et social qui déborde de beaucoup le calcul économique. Pour que les «Marie» transies aux pieds de Jésus puissent écouter celui-ci, il faut des «Marthe» pour faire cuire la soupe. Et si les experts sont capables de chiffrer le coût de cette soupe, cela ne les autorise pas à réduire en calcul la vie humaine dans ce qu’elle a de plus excitant. Comme le rappelle le plus grand économiste du XXe siècle, «un fait économique est une abstraction».[2] L’efficacité est donc nécessaire à l’altruisme, mais elle n’est pas suffisante.

Complications politiques

L’être humain est un animal politique, disait déjà Aristote. La politique n’est pas simplement le milieu social où se jouent les relations, les interactions, les plaisirs et les déceptions des rapports avec le prochain. La politique est l’organisation de la cité, avec ce que cela suppose d’objectifs communs, de solidarité et de contraintes. L’idéal politique serait que le bien de chacun soit porté par la solidarité de tous.

Le citoyen de Genève (Jean-Jacques Rousseau) l’avait entrevu lorsqu’il distinguait la volonté générale et l’expression majoritaire lors des votations. Volonté générale et majorité ne coïncident, disait-il, que si chaque citoyen considère son vote comme une manière de mettre au jour une volonté générale qu’il ne connaît pas par avance, mais auquel il est disposé à se soumettre. Avec bon sens, il reconnaissait que la chose est pratiquement inatteignable dès lors que la communauté dépasse un petit nombre. Or le problème de l’altruisme déborde le petit nombre et n’a pour l’instant de limite que celle de la planète.

Du coup, quelle que soit la générosité des donateurs, l’altruisme ne peut éviter deux problèmes politiques. Le premier est bien connu de la finance éthique. Pour choisir les œuvres qui méritent un soutien ou les entreprises méritantes, il faut sélectionner un ou des critères : la création d’emploi, l’écologie, le social, la santé, la pollution, etc. Pour le ou les critères choisis, il faut trouver les indicateurs adéquats. Création d’emploi ? Oui, mais de quel type? Dans quel pays? Pour quand? Pour qui? Si l’on choisit plusieurs critères, ou s’il existe plusieurs indicateurs, il restera à discerner le poids qu’il convient d’accorder à chacun. À toutes les étapes, la subjectivité du contributeur joue à plein. Même s’il se satisfait de la valeur assez générale d’utilité, il va choisir inconsciemment ce qui est le plus gratifiant pour lui. L’altruisme se révèle, ici comme ailleurs, un égoïsme de transfert. Accéder à la dimension politique de l’altruisme est une exigence douloureuse, mais non pas impossible, exigence de lucidité sur ses propres motivations autant que de courage politique.

Cette dimension politique –et voilà le second problème– doit s’étendre aux relations nationales et internationales. Par exemple, les experts expliquent que la lèpre, cette maladie horrible des plus sournoises dont l’incubation peut durer des années avant de se manifester, pourrait être éradiquée pour un montant en dollars n’excédant pas une fraction du prix d’un porte-avion. Alors, qu’attend-on? Rien, sinon la fin des opérations internationales de police et de paix, qui sont des chantiers jamais finis. La politique doit arbitrer, tout comme la générosité personnelle, entre des contraintes contradictoires.

Ce qui prouve, une fois encore, que la dimension politique de l’altruisme est soumise, comme la générosité des personnes, à un impératif de discernement qu’aucune satisfaction immédiate ne saurait remplacer. 

[1] Éric Weil, Philosophie morale, Paris, Vrin 1961, p. 111.
[2] Joseph Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, 1911, première phrase.

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