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mercredi, 10 décembre 2014 01:00

Chrétiens-sociaux protestants

En plein essor au tournant du XXe siècle, le christianisme social n'a peut-être pas dit son dernier mot, même si ses années de gloire sont derrière lui. Partie de l'histoire récente du christianisme occidental, son impact fut large et profond. Reste que ce mouvement présente des ambiguïtés certaines, notamment dans ses rapports avec le « Réveil ».

Parmi les grandes figures du christianisme social, on trouve le politicien français André Philip et ses disciples (dont Paul Ricœur), André Trocmé, pasteur bien connu du Chambon-sur-Lignon et de la paroisse de Saint-Gervais, Nathan Söderblom, grand œcuméniste et évêque luthérien suédois, ou encore, aux Etats-Unis, Dorothy Day et Martin Luther King. Même Barack Obama a eu des liens avec ce mouvement, ce qui a failli lui coûter son élection présidentielle (cf. l'affaire Jeremiah Wright en 2008).
Mais de quel socialisme parle-t-on, et de quel christianisme ? Elie Gounelle - un des chefs de file du mouvement au sein du protestantisme français - distinguait le socialisme « matérialiste » révolutionnaire, de Jules Guesde par exemple, du socialisme « idéaliste » de Charles Fourier et du « fouriérisme renaissant », au début du XXe siècle, de Jean Jaurès et d'autres.[1]
Dans une allocution prononcée le 8 décembre 1889 à Genève, le catholique genevois Théodore de la Rive développe ce que signifie pour lui le mot socialiste : « Etre convaincu de toute son âme que tout, dans l'ordre social actuel, n'est pas parfait, qu'il y a, dans l'organisation du travail, dans les rapports du travail et du capital, dans la notion de la propriété, des transformations possibles, des réformes même à opérer, pour arriver à un équilibre plus équitable et plus solide. »[2] Les socialistes s'adressent « sans cesse aux membres des classes aisées » pour leur remettre en mémoire « leurs devoirs à l'égard des travailleurs », pour « faire appel, chez eux, aux sentiments les plus nobles, les plus élevés, surtout à ce sentiment de justice que Dieu lui-même a déposé dans le cœur de l'homme et qui est le grand levier de l'action sociale ». Ils appellent les gouvernements à « protéger le travail des femmes et des enfants dans les usines et les fabriques ». Le socialisme ne consiste donc pas à imposer un « nivellement [...] de toutes les conditions, de toutes les fortunes et de toutes les intelligences ».
Autrement dit, christianisme et socialisme s'accordent car tous deux ont à cœur, de manière décisive, de promouvoir la justice et l'équité dans toutes les relations humaines, y compris entre dirigeants et travailleurs, entre hommes et femmes.

Divers courants
Le christianisme social protestant de l'époque était non moins pluriel que le socialisme francophone d'alors. Jean Baubérot a distingué cinq courants : un courant moraliste (Edouard de Boyve), un courant socio-réformiste (Charles Gide, le père d'André), socialisant (Elie Gounelle), socialiste-idéaliste (Paul Passy) et anarcho-communiste (Henri Tricot).[3] A préciser toutefois que la thématique de l'évangélisation, cruciale pour de nombreux chrétiens-sociaux, traversait plusieurs de ces courants, et que le socialisme chrétien fut très tôt un mouvement non seulement transconfessionnel mais aussi international. Les francophones étaient notamment très attentifs à ce qui se passait de l'autre côté de la Manche, et les chrétiens socialistes d'Angleterre n'hésitaient pas à venir en France pour participer à divers congrès sur la coopération et d'autres thèmes sociaux.[4]
Il y avait aussi, bien entendu, un christianisme social catholique-romain. Ces deux mondes étaient parfois en contact, comme lorsque le futur archevêque de Lille Achille Liénart se lia d'amitié au chrétien-social et évangéliste Henri Nick : tous deux étaient aumôniers pendant la Première Guerre mondiale. Ou alors quand Marc Sangnier participa à la défense des jeunes objecteurs de conscience protestants vers le milieu des années 1930. Dès la parution de l'encyclique du pape Léon XIII Rerum novarum (1891), les étudiants en théologie protestante s'intéressèrent d'ailleurs à ce qui se passait du côté catholique en matière de pensée sociale.[5]
Cependant, la grande majorité des pionniers du christianisme social, dans sa version protestante du moins, étaient des enfants du Réveil, c'est-à-dire des mouvements qui plaçaient la conversion individuelle au centre de leurs préoccupations.
Ce monde, héritier du piétisme de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles, semblait être a priori à mille lieues du socialisme : l'individu régénéré, « né de nouveau », y occupait une place centrale. Il fallut donc une « conversion » de ces jeunes piétistes pour qu'ils entament une réflexion sur ce qui dans la société (et pas seulement dans l'individu pécheur) faisait obstacle à la venue du Royaume. Reste que même lorsqu'ils parlaient de « conversion » sociale (et pas seulement individuelle) le piétisme, centré sur la con version individuelle, des chrétiens sociaux protestants n'était jamais bien loin.
Des leaders du christianisme social protestant craignaient même que certains de leurs camarades, qui n'avaient pas le même enracinement dans les mouvements de Réveil, sombrent dans l'activisme et perdent de vue l'intériorité. Wilfred Monod, l'autre grande figure des chrétiens-sociaux de France, écrivait en 1902 : « Voici ce qui nous inquiète : c'est par le christianisme individuel que nous sommes allés au christianisme social, c'est par le Réveil que nous sommes allés "à la réforme de la Ré - forme", c'est par l'âme que nous sommes allés à la foule [...]. Qu'arrivera-t-il si d'autres, inexpérimentés, se transportent d'emblée au but que nous avons découvert à tâtons ? Qu'arrivera-t-il s'ils remplacent la religion de la repentance par la religion de la pitié, la prière intérieure par l'activité extérieure, le christianisme par le socialisme ? »[6]
De fait, le grand pionnier du christianisme social pour les protestants francophones, Tommy Fallot, dans la dernière période de sa vie, de 1893 à sa mort en 1904, privilégia la prière et l'étude biblique et renonça à l'engagement qui avait longtemps été le sien en faveur de « la femme esclave » (les femmes victimes de la prostitution) et d'autres causes sociales.

Confusion des buts
Ces racines piétistes, qui jamais ne disparurent pour la plupart des grandes figures du christianisme social protestant de la fin du XIXe et du XXe siècles (Tommy Fallot, Paul Minault, Elie Gounelle, Wilfred Monod et Henri Nick), amènent à se poser des questions sur ce qui motivait leur appel et leur engagement, à partir de la fin des années 1890, en vue d'une présence de l'Eglise auprès des « masses », des travailleurs et des pauvres. Le but était-il d'améliorer les conditions de vie de ceux-ci ou de les conduire à la conversion personnelle ?
Pour le dire autrement : l'immense effort qui consistait à se faire proche des travailleurs n'était-il qu'un moyen en vue d'une autre fin, une fin dictée par le christianisme dans sa version piétiste, plutôt que par le souci de justice si central dans le socialisme ? La proximité recherchée par rapport aux travailleurs n'était-elle en fait qu'un instrument, un moyen en vue d'une fin autre où le souci des conditions de vie des travailleurs s'était évanoui ?
Fallot parlait du « droit au salut », qui était dû à tous les êtres humains. Il voyait bien que les conditions de travail de millions d'entre eux les empêchaient d'accéder au salut ou, mieux, de l'accueillir. Il s'agissait donc d'éliminer ces divers obstacles (journées de travail interminables, alcoolisme, autres formes d'immoralité, etc.) qui « bloquaient » l'accès au salut. Bref, dans la pensée de Fallot et de plusieurs de ses amis, le réveil individuel n'avait jamais été délogé du centre des préoccupations. L'intérêt pour les questions sociales et politiques semblait parfois n'être qu'une étape en vue de l'objectif dicté par la tradition si typiquement protestante du Réveil : « Notre fin est le salut des masses du peuple ; notre moyen, les Fraternités, en attendant l'Eglise chrétienne sociale de nos rêves ; notre méthode, celle de la liberté, de l'étude, de "l'action bonne". »[7]
Une autre ambiguïté peut encore être relevée, celle de la question théologique, qui se pose avec acuité dès la fin de la Première Guerre mondiale, notamment avec la théologie de Karl Barth et de ses amis, concernant la possibilité même d'œuvrer pour l'avènement du Royaume sur terre. Est-il possible de contribuer à la venue du Royaume ? Barth se mit à répondre négativement à cette question à partir de 1915 environ, alors qu'il avait été plus positif auparavant (sa toute première publication tournait autour de la question du travail pour le Royaume, Reichgottesarbeit).
Ce débat secoua bientôt le christianisme social protestant de langue française, avec l'économiste André Philip qui avait assisté, en 1924, à une conférence où deux socialistes chrétiens de grande envergure, Paul Tillich et Leonhard Ragaz, avaient discuté de la question du Royaume de Dieu (Günter Dehn, un disciple de Barth, y était présent et s'y était fait le porte-parole de la critique barthienne).[8]

Demain
Le christianisme social a souvent été, en fait, un christianisme moralisateur, porté vers l'action.[9] Il y eut des réalisations exceptionnelles, au Chambon-sur- Lignon avec Louis Comte (Œuvre des enfants à la montagne), puis avec le Congrès du mouvement en 1933 et bien entendu avec André Trocmé, ses collègues, ses paroissiens et tant d'autres personnes, pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui sont parvenus à sauver des centaines voire des milliers de juifs persécutés.[10] En ce sens, le christianisme social, dans sa version protestante du moins, ne laisse pas des « recettes » qui permettraient de marcher dans ses traces. Ce qu'il permet de faire, à l'encontre de l'individualisme régnant, c'est de toujours s'intéresser aux implications sociales de la foi chrétienne.
Partout où la foi chrétienne tend à être « rétrécie » à la vie personnelle et individuelle, mais aussi au seul temps présent, le riche héritage du christianisme social, tant catholique que protestant, en nous rappelant principalement le mes sage des prophètes bibliques, continue de nous ouvrir les yeux sur les grands enjeux économiques, politiques, écologiques et culturels de notre temps et de demain.

[1] • Elie Gounelle, « Une synthèse du socialisme et du christianisme est-elle actuellement possible ? », in Revue du christianisme social [ci-après RCS] n° 14, Paris 1901, pp. 392-439.
[2] • Théodore de la Rive, Socialisme catholique et socialisme révolutionnaire, Genève, H. Trembley 1889, pp. 2-3.
[3] • Jean Baubérot, « Le christianisme social français de 1882 à 1940. Evolution et problèmes », in Revue d'histoire et de philosophie religieuses n° 67, Strasbourg 1987, p. 61.
[4] • Edouard de Boyve, Les socialistes chrétiens en Angleterre, Le Vigan, Société anonyme de l'imprimerie viganaise 1888.
[5] • Cf. Albert Valez, Le socialisme catholique en France à l'heure actuelle, Montauban, J. Granié 1892. Valez reproche au pape de réduire le socialisme au communisme. Il y voit toutefois un « signe des temps », car l'Eglise se tourne « vers la démocratie » et « vers le peuple ». Il est frappant de constater que Valez utilise là trois expressions qui deviendront décisives au concile Vatican II.
[6] • L'Avant-Garde du 15 décembre 1902, texte cité par J. Baubérot in Itinéraires socialistes chrétiens, Genève, Labor et Fides 1983, pp. 26-27.
[7] • Elie Gounelle, in RCS 42, Paris 1929, p. 512. Gounelle mentionne les « Fraternités », des lieux de rencontre dans les quartiers populaires où les chrétiens-sociaux tentaient d'annoncer l'Evangile à une population pour qui christianisme rimait avec élitisme et autoritarisme (la religion des « patrons »).
[8] • André Philip, in RCS 37, Paris 1924, pp. 1008-1015. Philip conclut ainsi son compte-rendu de cette conférence : « J'ai été pour ma part particulièrement attiré par mes camarades allemands ; on sent en eux une vie spirituelle profonde, jointe à de grandes qualités de systématisation intellectuelle. Même quand on ne partage pas toutes leurs conceptions philosophiques ou politiques, on est obligé de reconnaître qu'il y a, dans leur pessimisme foncier, une force religieuse immense et que nous avons beaucoup à apprendre d'eux. »
[9] • Exemple du moralisme : « Ce n'est pas avec des masses vouées à l'alcoolisme, à la débauche, à la presse pornographique ou diffamatrice, aux jeux d'argent et à la barbarie des combats d'animaux, ce n'est pas avec des majorités vénales transforment les jours d'élections en beuveries et en marchés de consciences, ce n'est pas avec des foules ignorantes, superstitieuses, versatiles, n'ayant jamais fait l'apprentissage de la liberté, de la moralité, de la solidarité, de la direction du travail, [...] ce n'est pas avec ce peuple-là que le Royaume de Dieu, que la société idéale du socialisme viendra : et pourtant c'est dans ce peuple-là surtout que le germe en est déposé et qu'il fermente ! » Elie Gounelle, « Une synthèse du socialisme et du christianisme est-elle actuellement possible ? », in RCS 14, Paris 1901, pp. 396-397.
[10] • Patrick Cabanel et al., La Montagne refuge. Accueil et sauvetage de juifs autour du Chambon-sur-Lignon, Paris, Albin Michel 2013, 400 p.

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