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mercredi, 14 janvier 2015 01:00

Une papauté chahutée. Les escales de la barque de Saint Pierre

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Le XVe siècle fut un temps de remous pour l'histoire de l'Eglise, riche en divisions mais aussi en tentatives unificatrices. La Suisse actuelle en a été un centre. C'est la rive du concile oecuménique de Constance,[1] dont le canton de Thurgovie commémore les 600 ans. C'est aussi la terre du concile général de Bâle. Une histoire qui peut se relire dans la « Pêche miraculeuse » de Witz, fraîchement restaurée.

En 1444, Konrad Witz, un artiste bâlois, peint un retable pour le maître-autel de la cathédrale de Genève. Sur l'un des volets, il représente une scène de l'évangile de saint Jean, la Pêche miraculeuse. L'évangéliste relate que suite à la mort de Jésus, les disciples reviennent à leur ancien métier de pêcheurs. Après une nuit de vains efforts, ils voient sur la rive un homme qui leur suggère de jeter le filet sur la droite du bateau. Une masse de poissons s'y prend. Surpris, l'apôtre Jean souffle à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Bouleversé, celui-ci s'habille, car il était nu, et se jette à l'eau pour rejoindre le Christ qui se tient sur le bord.
La nouveauté dans la peinture de Witz, et ce qui en a fait sa réputation, c'est que l'événement se produit dans le cadre parfaitement reconnaissable de la rade de Genève. Il y a, certes, d'autres présentations réalistes de scènes religieuses dans la première moitié du XVe siècle, mais aucune ne donne une telle ampleur au paysage. Et aucune ne dispose d'un pareil panorama : le lac Léman au premier plan, la douceur des coteaux de Cologny derrière, la vigueur des Préalpes, les Voirons, le Môle, le Salève ensuite, enfin, à l'arrière- plan, les sommets enneigés du massif du Mont-Blanc.

Le Christ parmi le peuple
Ce tableau de Witz fait partie d'un polyptyque[2] divisé en quatre panneaux, dont le personnage principal est le chef des apôtres. La cathédrale de Genève n'est-elle pas vouée à saint Pierre ? Mais il y a plus encore : au moment où Witz réalise la peinture, il y a effectivement un pape à Genève.[3] C'est Félix V, élu par le concile de Bâle en 1439.
Or la spiritualité de la devotio moderna, qui se répand au XVe siècle, insiste sur la proximité concrète avec la vie du Christ. Les pèlerinages en Terre Sainte rapportent des souvenirs tangibles, les dévots veulent incarner dans leur quotidien les manières de vivre des apôtres. Les disciples de François d'Assise ont contribué à répandre cette piété avec les crèches de Noël et la dévotion à l'enfant Jésus. Dans le cloître d'Abondance, par exemple, on peut voir, à l'arrière-plan de scènes bibliques, des barques sur le Léman ou des bergers portant des tommes de Savoie.
Dans la Pêche miraculeuse, des femmes lavent le linge sur les bords du lac, des tireurs à l'arc s'entraînent, un peloton de cavaliers défile derrière le drapeau de Savoie. Tout cela doit dire la présence réelle de l'histoire divine dans l'espace contemporain.
La rencontre du Christ avec les apôtres prend un relief frappant dans un tel cadre. Jésus, vêtu d'un magnifique manteau rouge, marche sur l'eau transparente du lac comme s'il était posé sur un socle de marbre, alors que Pierre, les yeux tournés vers lui, s'enfonce dans les flots à ses pieds.

Conciles ou papes ?
Quand on connaît la situation politique et religieuse de ce milieu du XVe siècle, la scène reflète bien la réalité. Nous avons alors deux papes face à face : Eugène IV, le pape romain, et Félix V, élu par un concile de Bâle en dissidence. A l'est, un autre drame se noue : la chute de Constantinople, qui marque la fin de l'Empire romain d'Orient, vieux de plus de mille ans. Genève se trouve curieusement au centre de ce drame.
Reprenons les personnages un par un. D'abord, le commanditaire du retable, l'évêque François de Metz. Il a de qui tenir. Il est le neveu du cardinal de Brogny, vice-chancelier du pape d'Avignon Clément VII, lui-même dernier comte de Genève. Elu évêque de Genève, Metz répond à la convocation du concile de Bâle en 1431. Il appartient à l'aile conciliariste de l'assemblée, qui affirme la supériorité des conciles sur le pape. Lors du conflit avec le pape Eugène IV, il soutient la déposition de ce dernier et l'élection de Félix V, qui est son suzerain. A Bâle, il fait la connaissance de Konrad Witz, qui s'est déjà illustré dans la peinture religieuse, en particulier par ses réalisations dans l'église St-Léonard de Bâle. Metz l'invite à Genève pour réaliser le retable du maître-autel de la cathédrale.
Ensuite, Gabriele Condulmer, un bénédictin vénitien, élu pape le 3 mars 1431 sous le nom d'Eugène IV. Il n'ose pas se présenter à Bâle où il risque de se faire minoriser. En même temps, il est très préoccupé par l'avancée des Turcs et voudrait convoquer un concile œcuménique afin d'obtenir la réunion avec les Eglises orientales et leur prêter un secours militaire efficace. Il dissout alors le concile de Bâle et en convoque un nouveau à Bologne. Soutenue par l'empereur d'Allemagne, l'assemblée bâloise refuse cette décision et poursuit ses travaux destinés à réduire le schisme des hussites en Bohême. Le concile de Bâle profite de l'occasion pour réaffirmer solennellement la supériorité des conciles sur le pape.
L'empereur de Byzance, Jean VIII Paléologue, recherche pour sa part désespérément une aide occidentale contre les Ottomans. Il insiste pour obtenir la convocation d'un concile d'union. Le pape Eugène IV propose qu'il se tienne à Ferrare, une ville proche de l'Adriatique, afin de permettre à l'importante délégation orientale (700 personnes) de rentrer plus facilement à Constantinople en cas d'aggravation de la situation militaire. La majorité de l'assemblée bâloise accepte cette réunion et se déplace à Ferrare, puis à Florence. Après deux ans de tractations, elle met au point un accord doctrinal permettant la réunion des deux Eglises, séparées par des excommunications mutuelles depuis le XIe siècle. L'unité est célébrée le 6 juillet 1439 dans le Dôme de Florence.
Mais la minorité demeurée à Bâle poursuit la dissidence. Le concile de Ferrare déclare nulles alors les décisions bâloises. Les Bâlois répliquent en déposant le pape Eugène et en nommant à sa place Amédée VIII, le duc de Savoie. C'est un homme de grand talent. Il structure les possessions savoyardes, intègre le comté de Genève, envoie des troupes combattre les Turcs à Chypre, intervient en pacificateur dans le conflit entre Bourguignons et Armagnacs qui divise le Royaume de France, et fonde un ordre religieux de chevalerie sous l'égide de saint Maurice dans son château de Ripaille. Riche et puissant, il rejoint Bâle avec une nombreuse escorte. Il y est consacré prêtre, puis évêque.
L'empereur d'Allemagne, qui pour sa part s'est réconcilié avec le pape Eugène IV en 1438, fait pression sur les autorités bâloises pour qu'elles expulsent les derniers membres du concile. Ceux-ci se déplacent à Lausanne, dans le pays de Vaud qui fait partie des domaines savoyards. C'est donc dans la cathédrale de Lausanne qu'Amédée VIII est intronisé pape sous le nom de Félix V, le 23 juillet 1440.
Il est reconnu par une série d'Etats : la Savoie, l'Ecosse, la Bretagne, le Palatinat, le Milanais, l'Autriche, la Bavière, la Saxe, la Bohême, la Hongrie, la Pologne, les territoires de l'Ordre teutonique en Prusse et dans les Etats baltes, l'Aragon, les Baléares, la Sardaigne, la Sicile et certains territoires dans la région de Constance. Quand Witz peint le retable en 1444, la barque de saint Pierre navigue effectivement sur le Léman, aux yeux d'une partie de l'Europe en tout cas. Mais la sphère d'influence de Félix V se délite progressivement. Une conférence réunit à Genève, le 8 novembre 1447, des ambassadeurs du roi de France, d'Angleterre, de Castille et du roi René d'Anjou. En 1448, l'empereur romain germanique Frédéric III conclut un accord avec Eugène IV et reconnaît ses droits. Dès lors, le prélat savoyard envisage de renoncer au pontificat, mais il tient à le faire dans les règles. L'acte d'abdication est signé le 7 avril 1449.
Entre temps, le 23 février 1447, le pape Eugène IV décède. Son successeur, Tommaso Parentucelli, est élu à Rome et prend le nom de Nicolas V. Il accueille avec joie l'abdication de Félix V et lui accorde de nombreux privilèges, dont le droit de porter la tiare. Les cardinaux qu'il avait choisis sont confirmés. Félix V est lui-même nommé évêque de Genève, légat pontifical et cardinal. Il se retire dans sa commanderie de Ripaille, où il décède en 1451.

Sur les bords du Tibre
Par rapport au début du concile de Bâle, la situation de la papauté en ce milieu du XVe siècle s'est donc radicalement améliorée. Plus de papauté rivale à Avignon. Plus de contestation insoutenable à Rome du fait des grandes familles de la cité (Eugène IV s'était sentit si menacé qu'il avait choisi de se réfugier neuf ans durant à Florence ; les Romains avaient pu alors constater qu'en l'absence du pape, leur ville ne faisait pas le poids face à Florence, Venise ou Milan). Le conciliarisme avait montré ses limites avec les divisions du concile de Bâle. Et la chute de Constantinople avait affaibli considérablement le patriarche d'Orient, désormais sous domination musulmane.
Avec un pape humaniste comme Nicolas V, Rome reprend son rôle de capitale intellectuelle. Le pape s'entoure d'érudits, crée la bibliothèque vaticane, entreprend la construction du palais du Vatican et l'assainissement de la ville. Il tente de relancer la croisade contre les Ottomans. Quand il meurt en 1455, la ville a pris le chemin du redressement culturel et théologique et commence à rivaliser avec Florence sur le plan du rayonnement artistique. La barque de saint Pierre est revenue sur les bords du Tibre.

La rive de la Réforme
Mais tout n'est pas aussi heureux. Parmi les concessions accordées à Félix V, il y a le droit de regard donné à la Maison de Savoie sur les nominations au siège de Genève. Un privilège que les Savoies désiraient de longue date, car le contrôle de Genève et de son pont était vital pour la sauvegarde de leurs possessions au nord du Léman. L'évêque étant prince de la ville, la mainmise des Savoies va pousser les Genevois à faire alliance avec les Suisses pour sauvegarder leur indépendance et la prospérité de leurs foires. L'évêque, autrefois arbitre dans cet affrontement, appartient désormais au camp savoyard et devient l'adversaire des libertés des Genevois. C'est une des causes du passage de Genève à la Réforme protestante.
Dans la Pêche miraculeuse de Konrad Witz, on voit au loin, sur l'autre rive, une troupe de cavaliers portant la croix blanche sur fond rouge de Savoie. C'était alors un symbole de paix et de sécurité. Près d'un siècle plus tard, ce sera un signe de guerre et d'hostilité. La barque de saint Pierre n'est jamais destinée à rester longtemps dans des eaux paisibles.
Dans le texte de saint Jean que Witz illustra, Jésus demande par trois fois à Pierre s'il l'aime. La dernière fois, peiné par l'insistance, Pierre bredouille : « Tu sais tout, tu sais bien que j'ai de l'affection pour toi. » Jésus lui confie la responsabilité du troupeau, mais le met en garde : « Quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais, quand tu seras plus vieux, un autre te ceindra et te traîneras là où tu ne voulais pas. » (Jn 21,21) Une parole prophétique qui touche aussi bien l'(anti)pape Félix V que les autres pontifes de l'époque.
Si la barque de saint Pierre s'est effectivement trouvée, pour quelque temps, dans les eaux de la rade de Genève, elle n'y est pas restée longtemps. Elle n'a jamais fait autant d'escales dans l'histoire que lors des XIVe et XVe siècles européens.

[1] • Convoqué par l'empereur Sigismond Ier et l'antipape Jean XXIII, le concile de Constance (1414-1418) mit fin au Grand schisme d'Occident. A son ouverture, trois papes se disputaient le trône de Pierre.
[2] • Ensemble de panneaux peints ou sculptés, liés entre eux.
[3] • L'historienne d'art Molly Teasdale Smith est la première à le faire remarquer, in « Conrad Witz's Miraculous Draught of Fishes and the Council of Basel », in The Art Bulletin, College Art Association 1970, vol. 52, n° 2, pp. 150-156. 

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