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mardi, 31 mars 2020 09:50

Quand l’enfer habitait le Moyen Âge. Ce qu'on doit à Delumeau

« Le jugement dernier : l’enfer », détail du retable polyptique de Rogier Van Der Weyden (1399- 1468). Musée des Hospices de Beaune © Fred de Noyelle / GodongChaque génération compte quelques historiens qui ouvrent des voies nouvelles. Jean Delumeau, qui vient de mourir à près de 97 ans, aura été de ceux-là. Parmi les thèmes qui ont guidé ses recherches, il en est un, central: l’histoire de la peur et du besoin de sécurité, au Moyen Âge en particulier, en interaction avec le christianisme.

Cet article de Michel Grandjean, membre de la direction du Festival Histoire et Cité, est publié dans notre revue d'avril 2020, dans notre dossier Peurs. Il est exceptionnellement partagé sur notre site, le Festival Histoire et Cité n'ayant pas pu avoir lieu.

Impossible d’envisager le christianisme de la fin du Moyen Âge et de la première modernité (en gros du milieu du XIVe siècle au milieu du XVIIe, mais en débordant assez largement des deux côtés) sans prendre en compte les nombreux terrains défrichés par l'historien Jean Delumeau. Comme l’écrivait déjà Jacques Le Goff dans les colonnes du Monde en 1983, Jean Delumeau a «appliqué son intelligence, sa générosité, sa ferveur, à l’étude de la place du phénomène religieux dans la société occidentale pendant les cinq siècles où il a eu le plus d’importance dans cette société».

C’est en effet à Jean Delumeau que l’on doit ce triptyque monumental: La peur en Occident (1978), puis Le péché et la peur (1983), enfin Rassurer et protéger (1989).[1] Partant du constat que la peur en tant que telle n’avait quasiment jamais fait l’objet d’enquêtes historiques, et fort de nombreuses lectures en psychiatrie et en ethnohistoire, il s’est attaqué, seul, aux craintes collectives d’autrefois, brassant pour ce faire une masse documentaire des plus impressionnantes.

Impossible d’évoquer en quelques lignes toutes les peurs qui habitaient nos ancêtres. Qu’on pense d’abord à la peur de l’épidémie: la grande peste du milieu du XIVe siècle emporte à peu près le tiers de l’Europe, et jusqu’au XVIIe siècle encore il arrive que des pestes réduisent de moitié la population d’une ville, comme ce fut le cas à Naples et à Milan (rien de commun, de toute évidence, avec le SRAS de 2003 ou même le COVID-19 d’aujourd’hui!). Mais il y aussi la peur de la nuit et des brigands, la peur de l’autre et de l’étranger, la peur de la mer et de l’inconnu, la peur des revenants (dont la présence dans une maison peut être à la fin du XVIe siècle un motif de non-paiement de loyer) et surtout cette mère de toutes les peurs humaines qu’est la peur de la mort, articulée en chrétienté médiévale et moderne avec celle du jugement et des peines éternelles.

La pastorale de la peur

Jean Delumeau a montré comment le christianisme a fait précisément de l’effroi de l’enfer et du purgatoire l’un des motifs les plus puissants de sa prédication aux foules, avant d’en faire l’un des thèmes à succès de son art pictural. Il a longuement décrit les ressorts de cette «pastorale de la peur» et de cette culpabilisation de l’Occident (il parle même de «surculpabilisation»), qu’attestent les sermons de la fin du Moyen Âge et qui se déploient au XVIe siècle tant du côté des théologiens de Rome que de ceux de la Réforme protestante - lesquels font preuve à ce sujet d’une belle unanimité, car ils ne cessent de partager la même vision du monde.

C’est que la chrétienté est menacée de toutes parts par des puissances spirituelles. Elle est inquiétée par l’islam, qu’il s’agisse de ces musulmans d’Espagne dont on soupçonne que la conversion n’a été que tactique ou qu’il s’agisse des Turcs qui font trembler l’Empire romain germanique; elle est tourmentée par Satan lui-même, qui intervient chaque jour pour détourner les âmes et qui profite de la complicité des êtres les plus faibles, ces femmes qu’on condamne par dizaines de milliers au bûcher comme sorcières; elle est menacée par les juifs, dont on répète qu’ils n’ont en tête que le projet de détruire la chrétienté (on raconte qu’ils kidnappent parfois les enfants des chrétiens et qu’ils les vident de leur sang dans d’obscurs rituels); elle est encore menacée par les hérétiques et -au moment de la Réforme- par ceux qui sont dans l’autre parti.

Toutes ces craintes sont exacerbées par la conviction que la fin du monde n’est plus très loin et que le jugement dernier est donc imminent. Bref, l’Antéchrist rôde parmi nous, Satan nous trompe et nous menace à chaque instant (il peut faire en sorte, disent les auteurs du Marteau des sorcières,[2] qu’un homme se retrouve tout à coup sans verge…). On a donc, dans ce monde, mille raisons d’avoir peur.

Des faiseurs de cauchemars

Il ne faut pas croire que les prédicateurs de la peur ne seraient que les témoins de ce qu’on appelait naguère la «mentalité» d’une époque. Le mot, maintenant abandonné, est en vérité plutôt rare sous la plume de Jean Delumeau, à qui l’on doit, au contraire, d’avoir attiré l’attention sur l’immense responsabilité des prédicateurs, dans la mesure où la peur des élites est souvent plus terrible que les craintes populaires. Les démons qui interviennent dans les histoires que se racontent au coin du feu les paysans sont sans doute méchants, mais ils sont bêtes et maladroits et on peut les berner, tandis que le Diable que prêchent les dominicains du XVe siècle est une puissance redoutablement efficace, à laquelle on n’échappe jamais sans le secours divin.

Il y a pire encore: ce sont ces prédicateurs qui systématisent les inquiétudes et leur donnent ainsi une plus grande consistance. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est par leurs voix que la peur de la femme se fait consciemment misogynie, comme quand Bernardin de Sienne, au XVe siècle, exhorte ses auditeurs à faire travailler leur femme au ménage: «Fais-la balayer, fais-lui faire la lessive, fais-lui garder les enfants, laver les langes et tout», car autrement, si elle prenait ses aises, Dieu sait quelles pensées mauvaises lui passeraient par la tête…

Peur de l’autre, peur du monde qui nous entoure, peur de la mort et de l’au-delà. Certes, le secours divin a de quoi, en théorie tout au moins, atténuer la peur. Dans Rassurer et protéger, Jean Delumeau a finement analysé toutes les stratégies protectrices qui sont mises en place: intervention des saints, qui protègent des maladies et des coups ou qui ressuscitent, le temps qu’un prêtre les ondoie, les nouveau-nés morts sans baptême; bienveillance maternelle de la Vierge qui abrite les fidèles sous son grand manteau; rites rassurants tant du côté catholique (comme les processions ou les indulgences) que du côté protestant (comme les cantiques).

Il n’empêche. L’idée, souvent répétée, que le nombre des damnés sera bien plus considérable que celui des élus a de quoi faire vaciller les âmes les mieux trempées. On la trouve chez Augustin au Ve siècle, chez Thomas d’Aquin ou chez Bonaventure au XIIIe, chez Calvin ou chez le jésuite Roberto Bellarmin au XVIe, ce dernier écrivant que «le nombre des réprouvés sera semblable à la multitude des olives qui tombent à terre quand on a secoué l’olivier; et (que) le petit nombre des élus sera comparable aux quelques olives qui sont restées au sommet des branches et seront détachées à part».

Giotto, "Le jugement dernier", XIVe s. Chapelle de Scrovegni. Padou (IT). © Fred de Noyelle/Godong

L’appétit du pouvoir

Pourquoi cette pastorale de la peur alors que l’Évangile est fondamentalement une prédication du réconfort? Pourquoi l’idée que les souffrances et les catastrophes seraient autant d’actions conduites par Dieu pour punir une humanité pécheresse, alors même que le Christ refuse de considérer les victimes de l’effondrement de la tour de Siloé comme plus coupables que leurs contemporains (Luc 13,4-5)?

Quittant son laboratoire d’historien, Jean Delumeau a aussi eu le courage d’empoigner de telles questions. En 1977 déjà, tout jeune professeur au Collège de France, il publiait un essai (qu’on lui a souvent reproché) sous le titre Le christianisme va-t-il mourir? Il y montrait le lien entre l’appétit du pouvoir et la pédagogie de la peur: «Il est certain que, tenir en main, avec de très sérieuses exigences morales et religieuses, des millions, mieux, des centaines de millions de gens à travers l’espace et le temps, ne pouvait se faire qu’en brandissant la menace du feu éternel. C’était dans la logique d’un système totalitaire qui voulait contrôler l’ensemble des consciences à l’intérieur des frontières où il était au pouvoir.»[3] Tout était dit, même si le concept de totalitarisme pour une société d’avant les révolutions et les crises du XXe siècle mériterait discussion.

En d’autres termes, là où Jean Paul II disait que «la justice est au service de la charité» (encyclique Dieu riche en miséricorde, 1980), l’historien commente: «Je n’hésite pas à dire qu’autrefois on avait plus souvent enseigné le contraire».[4] Or, mettre la charité au service de la justice, c’est s’inscrire dans une volonté de puissance et admettre le recours à toutes les armes, y compris la pastorale de la peur, pour conforter cette puissance. Est-ce là une attitude conforme à l’Évangile? Nous n’avons nul droit de juger nos prédécesseurs, écrit Jean Delumeau (citant en l’occurrence la revue Irenikon 1/1979), car rien ne nous permet d’affirmer que nous aurions fait mieux qu’eux, mais nous avons le droit, poursuit-il, de prendre nos distances d’avec ce christianisme de jadis qui a prêché la peur pour assurer son pouvoir.[5]

Désamorcer les peurs

Il y a plus. Jean Delumeau, comme d’autres historiens, a montré comment les peurs collectives, qu’elles soient réelles (la famine, la peste) ou illusoires (la sorcellerie, le complot des juifs contre les chrétiens) étaient susceptibles de générer des violences sociales. C’est ainsi un devoir civique que de travailler, d’une part, à comprendre le mécanisme des peurs (ce à quoi peut aider l’histoire) et, d’autre part, à lutter contre ces peurs: «diminuer la peur dans une collectivité, c’est en même temps y désamorcer des charges explosives».[6] On ne saurait mieux articuler l’exigence de connaissance historique et l’engagement pour le monde. L’œuvre de Jean Delumeau a encore de grands services à rendre.

Michel Grandjean, Genève, professeur d’histoire du christianisme, Université de Genève; il est membre de la direction du Festival Histoire et Cité. Il a été l’un des membres fondateurs et le premier directeur de la Maison de l’histoire de l’UNIGE. La théologie médiévale et de la Réforme, ou encore le christianisme contemporain font partie de ses domaines de recherches.

 [1] Les trois ouvrages sont édités chez Fayard (Paris), avec respectivement 478 p., 742 p. et 670 p.
[2] Traité des dominicains Henri Institoris et Jacques Sprenger, publié à Strasbourg en 1486, sur la sorcellerie, féminine en particulier, et les techniques pour la combattre. (n.d.l.r.)
[3] Jean Delumeau, Le christianisme va-t-il mourir ? Paris, Hachette 1977, p. 67. Cet essai sera repris par lui dans Un christianisme pour demain, Paris, Hachette 2004, 432 p.
[4] Jean Delumeau, L’avenir de Dieu, Paris, CNRS 2015, p. 77.
[5] Jean Delumeau, «Le péché et la peur en Occident», in sous la direction d’Anne-Marie Dillens, La peur, émotion, passion, raison, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis 2006, pp. 31-42.
[6] L’avenir de Dieu, p. 40.

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