banner societe 2016
jeudi, 30 septembre 2021 09:10

La philanthropie vue par les neurosciences comportementales

DonOrganes AdobeStock 278291604La philanthropie se caractérise par une tension entre la promotion de valeurs morales visant à améliorer la qualité de vie de l'humanité et le coût matériel encouru pour atteindre cet objectif. Dans notre dossier Voir et agir en prochain d'octobre 2021, nous abordons la question éthique soulevé par la notion d'altruisme efficace. Mais que savons-nous de ce qui se passe dans notre cerveau lors de prise de décision morale complexe impliquant la vie d'autres humains? Peu de choses encore, relève le professeur Giuseppe Ugazio de l'Université de Genève, mais les recherches vont bon train.

Considérons l’une des décisions les plus altruistes qu’une personne puisse prendre: donner un de ses organes à quelqu’un qui en a besoin. Une telle décision repose pour certains uniquement sur la valeur morale associée au devoir d’aider autrui (1). Pour d’autres, la décision de donner ou non des organes résulte d’un compromis entre les valeurs morales et les conséquences matérielles (notamment financières) de cette décision. Dans cette perspective, certains gouvernements ont récemment légiféré en vue de réglementer la vente d’organes (2).

Rapport coûts-valeur morale

Le cas du don d’organes illustre une tension typique des décisions d’ordre philanthropique: estimer la valeur morale d’un acte en comparaison avec les coûts matériels qu’un tel acte entraîne. Pour définir avec précision les préférences et les comportements philanthropiques, il est donc essentiel de bien comprendre comment une personne fait la pesée des valeurs morales et matérielles, et comment s’opère la négociation entre ces valeurs chez le décideur.

Du point de vue neuroscientifique, il s’agit de comprendre comment deux éléments, à savoir les valeurs morales et matérielles, sont représentés dans le cerveau et comment ils se combinent pour déterminer le choix de s’engager dans la philanthropie.

Les recherches comportementales et neuro-économiques ont élaboré des modèles informatiques visant à estimer précisément les préférences individuelles en matière de biens matériels. Par contre, on sait très peu de choses sur la manière dont les préférences morales sont représentées dans le cerveau. Pourtant il est essentiel, dans de nombreux domaines pratiques, de comprendre précisément comment l’humain prend des décisions d’ordre moral. En effet, celles-ci entraînent des conséquences importantes et sont omniprésentes dans de nombreux aspects de la vie humaine. Les médecins, par exemple, doivent régulièrement affronter de telles décisions dans le domaine de la transplantation d’organes, notamment lorsque plusieurs patients sont demandeurs et un seul organe disponible (1). Autres exemples: des soldats d’une mission de maintien de la paix peuvent se trouver dans l’obligation de refouler des réfugiés à l’entrée d’un camp déjà trop plein, ou des sauveteurs en mer être appelés à obéir ou non aux ordres leur enjoignant de ne pas sauver des migrants cherchant à traverser la Méditerranée (3).

Ces questions sont importantes et il existe d'abondantes recherches sur les nombreuses facettes des décisions morales. La plupart des approches scientifiques dans ce domaine ont eu pour objectif de comprendre quels sont les éléments qui influencent les décisions morales. Des recherches antérieures menées dans le cadre de différentes disciplines, telles que la psychologie du développement (4) et la psychologie cognitive (5), les neurosciences (6) et l’économie (7), ont souligné l’importance de plusieurs processus affectifs et cognitifs susceptibles de contribuer aux décisions morales, notamment les émotions (8), l’intentionnalité estimée (9), les mérites (10) du sujet d’une décision morale, et le calcul des probabilités et de l’ampleur des conséquences possibles d’une telle décision. Cependant, en dépit de tous ces travaux sur les mécanismes neurologiques et psychologiques sur lesquels se fondent les décisions d’ordre moral, nous savons peu sur les différences relatives aux préférences morales existant d’un individu à l’autre.

En d’autres termes:

Nous savons assez bien ce qui peut influencer les décisions morales, mais nous ignorons comment se forment les préférences qui guident ces décisions.

Étant donné le rôle important que jouent les préférences morales pour guider le comportement philanthropique, il est crucial de combler cette lacune. L’un des moyens d’y parvenir est d’aborder les différences individuelles des préférences morales sous l’angle de la valeur attribuée à chacune des options morales envisagées. Le calcul des valeurs en matière de choix joue un rôle déterminant dans de nombreuses autres formes de prises de décision (11) et des études récentes ont émis l’hypothèse que des représentations neurales comparables pourraient être à la base des décisions morales (12). On pourrait ainsi vraisemblablement expliquer les différences entre préférences morales en estimant la manière dont les individus calculent la valeur des options morales qu’ils considèrent.

Le fameux dilemme du tramway

Imaginons une application pratique de cette approche dans le contexte de dilemmes moraux tels que le «dilemme du tramway» (13), où une personne doit décider s’il est de son devoir moral de nuire à un petit nombre de personnes en vue d’en sauver un plus grand nombre. En voici une brève description: un tramway hors de contrôle menace de tuer cinq personnes. Le seul moyen de les sauver est de pousser un inconnu du haut du pont surplombant la voie du tram. Il mourra, si on le fait, mais son corps arrêtera la course du tramway et l’empêchera de causer la perte des cinq autres personnes. Est-il moralement admissible de précipiter cet inconnu sur les voies du tram?

Selon certaines études, près de sept personnes sur dix en moyenne jugent qu’il est moralement interdit de tuer l’inconnu (14) même si cela peut sauver cinq personnes. D’un point de vue purement utilitaire, ce jugement est contre-intuitif, puisque le sauvetage de cinq personnes serait plus utile que le fait de ne pas nuire à une seule. Il a été suggéré que ce refus, souvent observé, d’approuver l’acte néfaste résulterait d’une réaction émotionnelle négative face à cet acte (15). Mais d’où viennent les différences entre ceux qui considèrent comme moralement admissible le fait de précipiter l’inconnu du haut du pont et ceux qui s’y opposent?

Ces questions complexes relatives à la tension entre le sauvetage d’un maximum de vies et le respect du droit à la vie de chaque individu sont redevenues très pertinentes ces dernières années, dans le contexte de la pandémie du SARS-Covid 2.

Comment attribuer aux patients les lits disponibles dans les stations de soins intensifs dans le cas où un hôpital vient à manquer de place? Faut-il toujours donner la priorité à ceux qui ont le plus de chances de survie ou devrons-nous appliquer d’autres critères (16)?

Une interprétation mécaniste

Mes collègues et moi-même étudions de quelle manière les préférences morales sont le résultat de l’activité neurobiologique qui influe sur l’origine de ces préférences et -ce qui est important- de ces différences, en élaborant une mesure précise applicable aux préférences morales. Nous constatons que les préférences morales sont représentées par une activité neurale dans une série de régions cérébrales associées au traitement d’éléments sociaux, tels que l’empathie, la répugnance à nuire à autrui et le fait d’attribuer à autrui des états mentaux (tels que les croyances), en particulier dans l’insula antérieure -une région du cerveau participant à la gestion des émotions- et dans la jonction temporo-pariétale droite, région impliquée dans la gestion de l’empathie. Ces constatations suggèrent qu’il existe une interprétation mécaniste des différences individuelles en matière de morale:

Les personnes dotées de plus d’empathie et/ou de sensibilité au tort causé à autrui considèreront le fait de sacrifier une vie comme moralement inadmissible, même si ce sacrifice permet de sauver un plus grand nombre de vies; à l’inverse, il est plus probable que les personnes plus sensibles aux résultats et qui traitent les décisions morales comme des pesées de valeurs adhèreront à des préférences morales poussant à sauver ceux qui ont le plus de chances de survie.

Deux systèmes neuraux antagonistes

En termes plus techniques, la préférence morale privilégiant le fait de sauver le plus grand nombre s’appuierait sur les mécanismes d’évaluation au niveau neural chargés de comparer l’importance des options en présence, reflétés dans l’activité cérébrale située dans le lobule pariétal inférieur gauche et dans l’insula antérieure. Inversement, la préférence morale opposée, consistant à refuser de sacrifier une vie même pour en sauver un plus grand nombre, s’appuierait sur des mécanismes d’évaluation responsables de la gestion de la répugnance à nuire à autrui et de l’empathie, reflétés dans l’activité cérébrale située dans la jonction temporo-pariétale droite. Dans l’ensemble, nos résultats suggèrent donc que les différences individuelles en matière de préférences morales peuvent s’expliquer par une participation différenciée de deux systèmes neuraux antagonistes qui déterminent la valeur morale de nos choix.

En outre, nous avons aussi pu déterminer que le cerveau représente des préférences morales dans un groupe de régions différentes de celles impliquées dans la représentation des préférences relatives aux biens matériels, comme par exemple les préférences financières. En cohérence avec d’autres travaux existants, nous avons trouvé que les préférences financières sont représentées dans des régions qui gèrent l’appréciation des biens matériels (comme l’argent ou la nourriture), notamment le striatum ventral et le cortex préfrontal ventromédian.

Nos conclusions montrent que la valeur des vies humaines et celle de l’argent sont estimées selon des valeurs neurales distinctes. Le comportement moral humain serait guidé par des processus distincts de ceux qui sous-tendent un comportement motivé par des avantages personnels matériels.

En somme, les décisions philanthropiques impliquant une pesée d’intérêts entre valeurs morales et considérations matérielles reposent sur des ensembles distincts de mécanismes de prises de décision. D’une part, ceux qui contribuent à la détermination de préférences morales et qui sont mis en œuvre par l’activité neurale de régions du cerveau responsables de la gestion de l’empathie, de la répugnance à nuire à autrui et autres éléments marquants du point de vue social. D’autre part, ceux qui gèrent les préférences guidant nos considérations matérielles et qui sont mises en œuvre dans des régions du cerveau responsables de l’estimation des récompenses personnelles que nous pourrions retirer de nos actes. Dans la perspective des neurosciences, nous acquérons donc une meilleure compréhension des décisions d’ordre philanthropique en mettant en lumière la manière dont le cerveau maîtrise et intègre les préoccupations d’ordre moral et matériel, et cela particulièrement dans des situations où ces deux types de préoccupations peuvent se trouver en concurrence ou interagir, comme c’est le cas de la philanthropie, mais aussi de la finance durable.


GuiseppeUgazio UNIGEGiuseppe Ugazio est professeur assistant de philanthropie comportementale à l'Université de Genève, au sein de l'Institut de recherche financière de Genève - Geneva Finance Institute, Fondations Edmond de Rothschild.



1.   Aisling E.Courtney and Alexander P. Maxwell, 2009, “The Challenge of Doing What Is Right in Renal Transplantation: Balancing Equity and Utility”, Nephron – Clinical Practice 111; Sophia F. Ongley, Marta Nola and Tina Malti, 2014, “Children’s Giving: Moral Reasoning and Moral Emotions in the Development of Donation Behaviors”, Frontiers in Psychology.
2. Alek Tabarrok, 2010, “The Meat Market” wsj.com.
3.  Amy R. Krosch, Bernd Figner and Elke Weber, 2012. “Choice Processes and Their Post-Decisional Consequences in Morally Conflicting Decisions”, Judgment and Decision Making.
4.  Lawrence Kohlberg, 1971, “Stages of Moral Development”.
5.  Jonathan Haidt, 2012. “The Righteous Mind”, Why Good People are Divided by Politics and Religion... (January)
6.  Joshua D. Greene,  2015. Moral Tribes? Emotion, Reason, and the Gap between Us and Them.
7.  Alan G. Sanfey, 2007, “Decision Neuroscience: New Directions in Studies of Judgment and Decision Making”.
8.  Simone Schnall et al. 2008, “Disgust as Embodied Moral Judgment”; Giuseppe Ugazio, Claus Lamm and Tania Singer, 2012, “The Role of Emotions for Moral Judgments Depends on the Type of Emotion and Moral Scenario”; Piercarlo Valde solo and David Desteno, 2006, “Manipulations of Emotional Context Shape Moral Judgment”.
9.  Liane Young and Rebecca Saxe, 2008, “The Neural Basis of Belief Encoding and Integration in Moral Judgment”.
10.  Dorit Kliemann, Liane Young, Jonathan Scholz and Rebecca Saxe, 2008, “The Influence of Prior Record on Moral Judgment”.
11.  Wolfram Schultz, 2006, “Behavioral Theories and the Neurophysiology of Reward”, Annual review of psychology 57: 87–115.
12.  Amitai Shenhav and Joshua D. Greene, 2010, “Moral Judgments Recruit Domain-General Valuation Mechanisms to Integrate Representations of Probability and Magnitude”.
13.  Judith Jarvis Thomson, Judith Jarvis, 2008, “Turning the Trolley”, Philosophy and Public Affairs 36(4): 359–74.
14.  Joshua D. Greene et al. 2004, “The Neural Bases of Cognitive Conflict and Control in Moral Judgment”, 44: 389–400; Joshua David Greene, 2015, Moral Tribes?: Emotion, Reason, and the Gap between Us and Them.
15.  Joshua D. Greene, 2009, “The Cognitive Neuroscience of Moral Judgment”, The cognitive neurosciences 4: 987–99.
16.  Ballantyne et al., 2020

Lu 3951 fois