Assise dans sa chaise roulante, Miss Esther accueille son visiteur d’un sourire radieux. Elle serre la main du Père Xavier (Javy) Alpasa sj et ne cache pas la joie que lui procure sa visite. Ses mains et son visage, terriblement déformés par les cicatrices et les traces de la lèpre, provoquent de prime abord une certaine crainte. Mais une fois l’appréhension passée, la joie et la douceur de son regard ouvrent à sa beauté.
Miss Esther est arrivée sur l’île de Culion alors qu’elle était une fillette. Elle a aujourd’hui 88 ans. Sa vie, à elle seule, est un véritable livre ouvert sur toutes les vicissitudes vécues par cette petite île des Philippines.
Un paradis oublié
En 1898, à la fin de la révolution philippine contre le colonisateur espagnol, l’indépendance et l’établissement de la Première république des Philippines sont proclamées. La même année toutefois, suite au traité de Paris qui met fin à la guerre hispano-américaine, l’ancienne colonie est transférée aux Etats-Unis. Le mouvement indépendantiste tente bien de résister, mais il est sévèrement réprimé, et en 1902, les Américains prennent le contrôle de l’Etat insulaire.
A cette époque, les Philippines comptent quelque 30 000 lépreux. Afin d’endiguer la propagation de l’infection, réputée très contagieuse et incurable, les colonisateurs mettent en place une zone centrale de quarantaine sur l’île de Culion, habitée alors par quelques familles de pêcheurs. Les premiers patients arrivent par bateau en 1906. Ils sont reçus par un médecin américain, quatre religieuses françaises et un jésuite espagnol. Au cours des années qui suivent, Culion va devenir la plus grande colonie de lépreux du monde, avec 7000 pensionnaires.
Personne à cette époque ne débarque sur l’île de son plein gré. Par décret, tout nouveau cas décelé aux Philippines est envoyé dans la léproserie, au besoin par la force. Arrivé sur l’île, il n’y a plus de retour possible. Des décennies durant, l’île de Culion sera considérée comme un paradis maudit, une île de morts-vivants en quelque sorte. Il faudra attendre 1964 pour que la loi imposant la quarantaine des lépreux soit abrogée. Et depuis 1998, Culion a retrouvé un statut de collectivité locale « normale ».
Grâce à la médecine moderne, un traitement de la lèpre précoce est désormais possible. Les anciens pensionnaires de Culion vivent ainsi au sein de leur famille ou, s’ils n’ont pas de parents proches, dans un hospice prévu pour eux. « Je connais personnellement chacun d’entre eux », relève le Père Xavier (Javy) Alpasa, qui a été curé de l’île pendant deux ans. « Chaque semaine, nous célébrions la messe ensemble. »
Présence jésuite
Depuis l’établissement de la léproserie, les jésuites ont pris en charge l’aumônerie et la pastorale de Culion et des îles avoisinantes. Ils y ont construit une église, une école et un collège.
Mais la Compagnie de Jésus est présente aux Philippines de plus longue date encore. Les premiers Pères arrivent en 1581, peu après que les Espagnols aient revendiqué cet archipel du Pacifique. Ce sont tout d’abord des missionnaires jésuites de la province du Mexique. Au cours des années suivantes, le nombre des membres de l’Ordre s’accroît rapidement et les jésuites fondent de nouveaux établissements, des missions, des réductions de populations indigènes, mais également des aumôneries, des églises et des écoles. Car dans leur stratégie d’évangélisation, la formation de l’élite locale dans les écoles est tout aussi importante que l’extension des missions et des paroisses reculées.
Déclarée province jésuite en 1605, les Philippines comptent alors 108 membres. La plupart viennent d’Europe et d’Amérique latine. En 1768, la communauté est chassée des colonies, conformément à la Sanction Pragmatique édictée par la couronne d’Es pagne un an plus tôt, cinq ans avant la suppression complète de l’Ordre par le pape Clément XIV. Puis, en 1859, la Compagnie s’établit de nouveau à Manille, où elle connaît un véritable âge d’or avec la fondation de nombreuses missions et collèges.
Aujourd’hui encore, les Philippines comptent une majorité de catholiques, une exception pour le Sud-Est asiatique. Plus précisément, quelque 82 % des Philippins sont catholiques et l’Eglise tient une place importante dans la société et la politique. Pour beaucoup, la prière ou la messe dominicale font tout simplement partie de la vie quotidienne.
Panser les blessures
La communauté de l’île de Culion compte aujourd’hui encore trois jésuites. Le Père Javy y a lancé autrefois un projet d’écotourisme ainsi qu’une petite coopérative. Lorsqu’il y retourne pour son travail, les habitants le reconnaissent et le saluent joyeusement dans la rue. La raison de sa présence est simple : en sa qualité de directeur de l’organisme d’aide sociale jésuite Simbahang Lingkod ng Bayan (SLB), il est responsable de la reconstruction et du développement de Culion. Le SLB a été fondé en 1986 dans les locaux de l’Université Ateneo de Manille, également dirigée par les jésuites.
Le super typhon Haiyan a laissé sur Culion une large blessure. Six mois après son passage, les ruines des maisons, les anciens toits de tôle ondulée perchés sur des arbres, les palmiers abattus ou les déchets de bois provenant de jonques de pêcheurs ou de mai sons sur pilotis déchiquetées témoignaient encore de la puissance de cette dévastation. Le collège Loyola a également été gravement endommagé. Le typhon a dénudé et déformé le cadre métallique du toit de la bibliothèque.
Des milliers de familles ont perdu dans le typhon tout moyen d’existence. Un jour après la catastrophe, la paroisse et l’administration locale, avec l’aide de l’équipe du SLB de Manille, assumaient déjà l’approvisionnement des victimes en vivres, en kits d’hygiène et en vêtements et couvertures. Ce fut un véritable tour de force de transporter cette aide de la capitale à Culion, puis de la distribuer sur les îles alentours depuis le village de pêcheurs. Dans ses statistiques, l’administration dénombre 5689 familles ayant reçu une première aide matérielle.
La Mission jésuite suisse soutient elle aussi, depuis le premier jour de la catastrophe, les actions de ses confrères sur place. « Nous nous sentons solidaires des Philippins, indique Toni Kurmann sj, son responsable. Car depuis des années, nous entretenons avec eux de nombreux contacts personnels. » Lui-même a étudié trois ans à Manille et connaît bien le pays. Selon le Père Kurmann, les Philippins sont très éprouvés par la multitude de catastrophes naturelles auxquelles ils sont confrontés et ils n’ont pas les capacités d’y faire face seuls de manière appropriée. C’est pour cela que l’engagement et l’initiative d’ONGs, comme celle des jésuites, sont primordiaux pour soulager les populations locales.
Reconstruire
La phase d’aide d’urgence et de réparation provisoire est achevée. Il s’agit maintenant de reconstruire pour le long terme, avec un vrai souci de développement durable. Dans l’idée de tenir tête au prochain typhon (l’archipel en affronte une vingtaine par an) et d’offrir aux villageois une voie pour sortir de la misère.
Faut-il reconstruire les villages à un endroit moins exposé ? Comment organiser les centres d’évacuation pour tous les villages en offrant un maximum de sécurité ? Les pêcheurs peuvent-ils se réunir en coopérative afin de ne plus dé pendre d’intermédiaires ? Quelles autres sources de revenus envisager pour compléter ceux de la pêche ? Quel est l’avenir du projet touristique de Culion, qui compte déjà le collège Loyola, un hôtel construit sur l’île et le petit tour-opérateur Kawil ?
Le Père Javy est optimiste. Avant de rejoindre l’Ordre, il a exercé des fonctions stratégiques dans le management. Il sait que les idées de développement de Culion ne manquent pas et que le potentiel de ses habitants est grand. (Traduction : G. Renouil)
[1] • La Mission jésuite suisse est l’œuvre d’entraide suisse des jésuites pour l’action sociale et pastorale en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Dans de nombreuses régions du monde, les jésuites vivent avec les pauvres, partagent leurs souffrances et les aident à construire un avenir meilleur. Et cela sans distinction d’origine, de culture, de sexe ou de religion. Les Suisses (www.jesuiten-weltweit.ch) travaillent en étroite collaboration avec l’organisation des jésuites allemands de développement et de soutien aux missions dans le monde, dont le siège se trouve à Nuremberg, en Allemagne.