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mardi, 08 septembre 2015 14:16

Trésors de nos poubelles

Assez pour tous !

Sous l’éloquent slogan « Moins pour nous, assez pour tous », la Campagne œcuménique de Carême 2015 invite « à réfléchir aux conséquences de l’avidité qui caractérise le monde d’aujourd’hui ». Comme le dit la pasteure Verena Sollberger,[1] « la modération des uns entraîne une vie pleine de possibilités pour les autres. Moins pour nous ne signifie pas que nous devons mener une vie sans joie, austère et basée sur le renoncement. Il s’agit de nous aider à retrouver la voie de la modération ou de la “sobriété heureuse” (Pierre Rabhi.) » Les trois œuvres d’entraide (Action de carême, Pain pour le prochain et Etre partenaires) s’intéressent à la manière dont notre consommation de viande, les changements climatiques et la faim dans les pays du Sud sont inter reliés. Choisir s’associe à cette réflexion avec quatre articles sur l’alimentation qui donnent des pistes d’engagements concrets pour lutter contre les déséquilibres agricoles et le gaspillage alimentaire. L’idée fait son chemin. La pétition du WWF demandant à ce que la Suisse divise par deux d’ici 10 ans ce gaspillage a été déposée à Berne en décembre 2014 munie de plus de 20 000 signatures ! Certains citoyens, plus rebelles, plus jusqu’au- boutistes, vont encore plus loin. Ils se ravitaillent dans les poubelles, non pas par nécessité, mais en guise de protestation. C’est le cas d’Inga Laas (lire ci-dessous). Son témoignage pour Greenpeace Suisse en 2011[2] est toujours d’actualité et aide à comprendre les motivations de ces « glaneurs » contemporains. La rédaction

« Plonger » dans des conteneurs, c’est faire des découvertes pour le moins inattendues. Il n’est pas question, en l’occurrence, de pêche sous-marine, mais de ce qu’on appelle en anglais le trash diving ou dumpster diving, littéralement « plongée dans les bennes à ordures », autrement dit le « glanage » ou la récupération dans les poubelles. Il suffit de jeter un œil sur les bennes à l’arrière des supermarchés pour en comprendre la raison : on y trouve de tout. Pas seulement des ordures, mais aussi du pain, du fromage, des bananes, des conserves, voire des appareils ménagers. Bref, presque tout ce que proposent les rayonnages des grandes enseignes.
Ce soir, en fouillant dans les containers près du magasin Denner d’un village des bords du lac de Zurich, j’ai fait ma réserve de lessive pour l’année (boîtes aux coins déchirés), récupéré un pack de canettes de bière (une était cassée) et trouvé dix barquettes de tomates (un tiers étaient moisies). Comme souvent, il y avait là plus que je ne pouvais emporter.
La disparité entre famine et opulence est choquante. Le glanage est une façon de répondre à ce gâchis. Certaines personnes font les poubelles par nécessité, nous, les glaneurs, le faisons par choix. Nous ne sommes pas pauvres au point de devoir faire les poubelles ; nous sommes riches au point de pouvoir nous le permettre. Le boulanger de mon quartier évoque l’exigence d’avoir des présentoirs bien garnis jusqu’à la fermeture, avec du pain frais et croustillant à toute heure, sinon il s’attire les foudres du client. Du coup, il pro duit trop. D’après le psychologue Stephan Grünewald,[3] nous n’achetons pas ce dont nous avons besoin sur le moment, mais ce que nous utiliserons un jour : « Nous essayons d’être armés pour faire face à toutes les situations, et c’est pourquoi, finalement, nous achetons toujours trop. »

Un énorme gâchis
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, un Européen produit en moyenne 280 kg de déchets alimentaires par an. En Suisse, ce sont 765 000 tonnes[4] de substances organiques qui finissent chaque année à la poubelle : aliments emballés, restes de repas, ordures ménagères, déchets provenant de jardins. Ce qui a le plus surpris Markus Christen, responsable d’une enquête sur la composition des ordures, c’est la qualité de la marchandise jetée : « Nous aurions pu nous nourrir sans problème avec cela pendant une semaine. » Pas étonnant quand on sait qu’il suffit d’une rupture dans la chaîne du froid lors du transport pour détruire des centaines de kilos de nourriture. Les règles d’hygiène imposent d’éliminer les denrées alimentaires même si elles sont encore consommables.
Pire, il arrive souvent que les produits alimentaires atterrissent dans les conteneurs simplement à cause de leur aspect extérieur. Si la marchandise est emballée, c’est tout le contenu qui ira à la poubelle. Les agriculteurs sont contraints de pratiquer une surproduction constante pour pallier les pertes occasionnées par les produits n’ayant pas la forme jugée souhaitable. La liste des exigences est difficilement applicable. La branche des fruits et légumes a édicté des dispositions en matière de qualité : le diamètre des tomates charnues doit, par exemple, être compris entre 67 et 102 mm, le concombre doit présenter une courbure de 10 mm au plus pour une longueur de 10 cm et il existe une table des couleurs pour les degrés de maturité. La liste des instructions s’applique même aux tomates en conserve, à la purée ou aux garnitures pour pizzas ! Les aliments qui ne satisfont pas à ces exigences restent à pourrir sur place ou finissent dans le meilleur des cas au compost.
Les bennes qui encombrent les cours des supermarchés témoignent de ces pratiques. En 2011, Greenpeace Suisse a interrogé à ce propos les gros distributeurs. Denner n’a pas répondu. Aldi a dit jeter dans des conteneurs verrouillés tout ce qui dépasse la date de consommation minimale, « pour que personne ne vienne voir s’il y a des restes de nourriture » (Sven Bradke, porte-parole d’Aldi Suisse). La peur d’être tenu pour responsable de la consommation de marchandise avariée est grande en effet. Seuls quelques produits alimentaires, comme le pain, y sont vendus à prix réduit, mais le personnel n’a droit à rien.
Chez Coop, le règlement est clair en ce qui concerne les invendus : prix réduits pour les clients et les collaborateurs, et distribution à des institutions sociales. Coop recycle aussi chaque année 12 000 tonnes de fruits et de légumes qui serviront de nourriture pour le bétail ou seront transformées en biogaz. Migros, pour sa part, s’efforce de ne rien jeter, en vendant les produits dont la date de péremption est proche avec des rabais allant jusqu’à 50 % ; s’ils restent invendus, les collaboratrices et collaborateurs peuvent les acheter avec un rabais de 75 % jusqu’à la date limite de consommation. Le géant orange n’oublie pas non plus les réseaux sociaux qui redistribuent la marchandise encore consommable aux nécessiteux et utilise des tonnes de nourriture pour produire du biogaz.[5]

Les glaneurs, des anars
En Suisse, le glanage est plus répandu que l’on ne pense, bien qu’on en parle peu et que les informations soient rares.[6] Il n’existe pas non plus beaucoup de dépôts d’ordures accessibles et non verrouillés, mais il y en a. Là où j’habite, Aldi, Denner et Spar veillent à ce que ma table soit toujours bien garnie. Quand je fouille dans les containers, les regards sont braqués sur moi et s’accompagnent souvent de commentaires négatifs, mais d’autres sont reconnaissants. Il n’est pas rare que l’on me dise : « La prochaine fois, je viendrai avec vous. » En plein jour et sans cagoule, j’attire plus l’attention qu’une révoltée en sweat noir à capuche. Car « faire les poubelles » n’est pas un comportement qui cadre avec notre mode de pensée. Nous refusons de voir que des denrées alimentaires finissent à la poubelle. Mais que se passerait-il si des mères de famille se mettaient à se servir dans les poubelles ? Ou des employés de bureau sur le chemin du travail ? Ce serait de l’activisme politique dans toutes les catégories sociales !
Pour beaucoup de gens, le glanage flirte avec l’anarchisme. Les glaneurs se déplacent à la nuit tombante, lorsque les magasins sont fermés, et ils sont juridiquement dans une zone grise. Ils ont l’impression de faire quelque chose d’illégal, bien que cela ne soit pas interdit. Mais, au fond, à qui appartiennent les ordures ?
Markus Melzl, porte-parole du Ministère public de Bâle, nous renseigne : « Si quelqu’un jette des denrées alimentaires dans une benne à ordures pour les éliminer, n’importe qui peut en disposer. Il ne s’agit pas d’un cadeau offert au service de la voirie. Le propriétaire des produits est d’accord pour qu’ils soient éliminés. Il renonce à l’objet et celui-ci n’a plus de nouveau détenteur. »
En Allemagne, la législation est plus rigoureuses. Les ordures peuvent être la propriété de quelqu’un et s’en emparer peut avoir des conséquences pénales. Toujours est-il que l’intérêt du public et de la police pour le vol de biens « sans valeur » reste modéré, même si le butin est aussi savoureux que précieux.
J’ai l’impression que le monde marche sur la tête : on ne condamne pas le gaspillage et la destruction des denrées alimentaires, mais la volonté d’assigner à ceux-ci leur véritable fonction. Depuis juillet 2011, il est interdit en Suisse d’utiliser les restes de repas pour nourrir les porcs (par crainte des épidémies). Dans l’Union européenne, cette interdiction a entraîné une production supplémentaire d’environ cinq millions de tonnes de céréales fourragères. Or les restes de cuisine pourraient être traités à la chaleur avant d’être donnés au bétail.
A la tête d’un service de traiteur, Maria raconte comment elle a récemment dû jeter une pièce montée d’une valeur de 600 francs après un mariage. Un quart seulement avait été mangé et le reste est allé à la poubelle. « Nous ne pouvons pas en faire cadeau. Car, selon le contrat, les aliments appartiennent désormais au client qui les a payés. » Elle ajoute : « Et même si le client est d’accord, l’office de l’hygiène s’y oppose : les denrées alimentaires qui n’ont pas été entreposées dans des réfrigérateurs, mais servies à table, doivent être éliminées. Un vrai dilemme ! »

Revenir au sacré
Et si nous apprenions à considérer de nouveau notre nourriture comme quelque chose d’existentiel et, pourquoi pas, de sacré ? Carlo Petrini, fondateur du mouvement Slow Food, raconte qu’en Italie, lorsqu’un morceau de pain tombe par terre, certaines personnes âgées le ramassent et le baisent, avant de le poser à nouveau sur la table.

[1] • « Des limites salutaires » Prédication basée sur la tenture, in Voir et agir. Liturgie, p. 17 (document de la Campagne de Carême 2015).
[2] • « Des poubelles qui recèlent des trésors », in Magazine Greenpeace n° 4, Zurich 2011, pp. 49-53.
[3] • Directeur de l’Institut Rheingold de Cologne (cf. www.stephangruenewald.de) (n.d.l.r.)
[4] • Selon une étude réalisée l’an passé par João Almeida (Université de Bâle) et Claudio Beretta (EPFZ), ce chiffre serait même de 2 millions. (n.d.l.r.)
[5] • L’idée que l’on devrait « punir » fiscalement le gaspillage de denrées alimentaires fait son chemin. Stefan Kreutzberger et Valentin Thurn la défendent dans leur documentaire Taste the Waste (2011). Selon eux, producteurs et commerçants devraient être obligés de donner les aliments invendus à des institutions sociales, et les denrées périssables en surplus devraient être taxées. Cela permettrait d’économiser des frais de recyclage et de préserver le climat.
[6] • Chez nos voisins allemands, où le glanage a un caractère plus souvent existentiel qu’idéologique, les glaneurs sont bien informés. Des sites comme dumpstern.de relaient l’indignation et fournissent des explications juridiques et des petits tuyaux.

Se fier à nos sens
Des archéologues ont retrouvé du miel dans des tombeaux égyptiens : il était encore bon car la teneur élevée en sucre et l’antibiotique naturel avaient empêché la formation de moisissure. Nous ne savons plus comment se conservent les aliments. Y a-t-il encore des gens qui entreposent des pommes reinettes et des pommes de terre ensemble, parce que l’éthylène des premières ralentit la germination des secondes ? Qui savent que le miel se conserve au moins dix ans à dix degrés dans un lieu obscur ?
De nos jours, le consommateur se fie davantage à la date de péremption figurant sur l’emballage qu’à ses sens. Sauf pour le vin ! Qui aurait l’idée de chercher la date de péremption sur une vieille bouteille de Château Margaux ? Or rien qu’à l’odeur, nous savons si le lait a tourné. Le yaourt se conserve des mois au frais avant que le couvercle ne se bombe, et certains fromages, bien entreposés, sont consommables pendant des décennies. Il paraît même que les Valaisans conservaient autrefois du vin et du fromage dans leur cave pour leurs vieux jours… I. L.

 

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