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mercredi, 19 août 2015 16:14

Manille, la leçon des enfants des rues

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Alors que le pape François s’apprêtait à se rendre aux Philippines en ce mois de janvier[1], le Père Matthieu Dauchez faisait escale en octobre à Lausanne et à Genève pour témoigner du travail de la Fondation TNK auprès des enfants des rues de Manille. Son dernier livre[2] relate les expériences de vie et les enseignements de ces enfants, au pouvoir de résilience phénoménal et à la joie extraordinaire.

Depuis 16 ans, dès la création de la Fondation Tulay ng Kabataan (TNK) par le jésuite Jean-François Thomas,[3] le Père Dauchez vit avec et pour les enfants des rues de la capitale philippine. Father Matiou, comme on l’appelle là-bas, a débarqué en Asie par hasard, fruit d’un pari un peu bête entre lui et deux amis séminaristes. Il avait à peine plus de vingt ans et n’avait jamais envisagé de vivre son sacerdoce à l’étranger. Mais voilà, comme il le confesse en souriant quand on lui demande ce qu’il fait là : « Posez la question au bon Dieu… »

Les enfants dont il s’occupe, avec l’aide de 120 laïcs philippins, ont quitté leur famille pour des raisons souvent très graves - abus physique, sexuel, prostitution - et se retrouvent dans la rue où ils plongent dans la drogue, la criminalité et la prostitution organisée. C’est à cette réalité que le Père Dauchez est confronté tous les jours. Ce qu’il cherche ? Extirper les enfants de cet enfer, et apaiser leurs cœurs.
La Fondation est très connue à Manille, mais le Père Dauchez et son équipe doivent encore aller chercher les jeunes là où ils sont, au sein des gangs d’enfants errants, et essayer de les convaincre de quitter la rue pour reprendre le cours d’une vie « normale » en rejoignant la Fondation. Leur proposer le gîte et le couvert ne suffit pas. « S’ils comprennent qu’on fera attention à eux, qu’ils vont pouvoir aimer et être aimés, ils viennent et ils restent. » Il poursuit : « Nous devons tisser un lien individuel avec chaque enfant. Comme un père ou une mère le ferait. C’est ce dont ces enfants ont le plus besoin. »
A la veille de la venue du Saint-Père à Manille, Matthieu Dauchez revient sur la situation de ces enfants mortifiés par la misère et les espoirs que la visite papale fait naître.

Céline Fossati : Le pape vient vers vous. Qu’en attendez-vous ?
Père Dauchez : « Les enfants lui ont lancé un appel, il y a plusieurs mois déjà, en lui adressant lettres et dessins pour qu’il vienne à leur rencontre.[4] Et ils l’attendent… Il serait extraordinaire que le Saint-Père puisse ressentir les leçons de vie incroyables qu’ils sont capables de nous transmettre, cette joie, ce pardon… Pour ma part, je rêverais que François me dise : “Allez, Père Dauchez. Emmenez-moi ! J’ai deux heures devant moi.” Je l’emmènerais alors à la rencontre des familles qui vivent sur la décharge et dans les bidonvilles. Comme je l’ai fait avec le cardinal de Manille, un homme remarquable qui connaît bien la Fondation et pense qu’à priori le pape pourrait décider de rencontrer les enfants à la fin de la messe, dans un centre de la Fondation qui se trouve juste à côté de la cathédrale. »

Pourquoi serait-ce si important de l’emmener dans les rues de Manille ?
« Les familles les plus pauvres y sont et ne vont pas sortir à sa rencontre. S’il allait les voir, s’il mettait ses chaussures dans la boue, ce serait un signe magnifique, un message puissant. Il l’a fait au Brésil. Je rêve de cela, tout en y croyant très peu. Le bidonville proche de la décharge est l’un des plus dangereux de Manille et je doute que la sécurité me laisse l’entraîner là-bas. Pourtant cette rencontre avec les plus pauvres des pauvres, dans cet enfer sur terre, pourrait le marquer de manière forte et aurait un impact incroyable sur les familles. »

Le fait que le pape prenne si fortement parti pour une Eglise tournée vers les pauvres, le ressentez-vous comme un encouragement, une bouffée d’oxygène dans votre mission ?
« Une bouffée d’oxygène, pas vraiment. Jean Paul II et Benoit XVI s’étaient déjà positionnés en faisant du service des pauvres une priorité. Mais François fait un pas de plus en tapant du poing sur la table. Il affirme : “Je veux une Eglise pauvre pour les pauvres” et martèle : “Arrêtons de parler, je veux des actes.” De plus, il soutient ses propos par des gestes forts, comme quand il embrasse cet homme à la maladie de peau très impressionnante. En amour, c’est pareil. Vous ne pouvez pas vous contenter de parler d’amour. Il faut le vivre. Et c’est pour cela que j’attends le pape avec impatience. »

Pourquoi est-ce à un prêtre de s’occuper des enfants des rues ? Qu’apporte la Fondation TNK qu’une ONG ne pourrait apporter ?
« Ma mission est une mission de compassion. La personne la plus compatissante est le Christ. Celui qui doit représenter le Christ sur terre est le prêtre. J’ai une équipe extraordinaire qui travaille à mes côtés - je suis entouré de saints, j’ai de la chance, ces gens sont complètement dévoués au service des plus pauvres - mais je vois que l’impact n’est pas le même quand c’est un prêtre qui va à la rencontre des gens dans la rue, le plus souvent de nuit. Cette mission de compassion ne peut pas être décrochée de la mission du prêtre. La Fondation peut donner tout ce dont les enfants manquent - repas, vêtements, éducation, toit - et les sortir de la misère, cela ne suffira pas. Il faut aussi leur permettre de soigner leurs blessures profondes. Per mettre à Dieu de s’engouffrer dans les failles pour aller guérir les cœurs blessés.
» La dimension spirituelle n’est pas une option, elle est nécessaire. Je peux même dire qu’elle est la partie la plus importante. Sans cette dimension spirituelle et sacramentelle, on sortirait momentanément les enfants de la misère, mais on ne permettrait pas à leur cœur de s’ouvrir à cette grâce étonnante qu’est le pardon reçu et le pardon donné. Je ne peux pas envisager aujourd’hui d’œuvre aux Philippines sans un prêtre. Celles qui n’offrent pas cette dimension spirituelle perdent quelque chose d’essentiel. Parce qu’il y a des réconciliations à mener, des liens à retisser entre les enfants et leur famille. Ces réconciliations sont des expériences extraordinaires. A l’exemple de Jérémy qui a gardé sur ses mains les traces du martyre infligé par sa propre mère, et qui a pris sur lui l’initiative de se réconcilier avec elle. Il a littéralement transformé cette femme. »[5]

Ces enfants ont la faculté incroyable de rester des enfants, en dépit de tout. Comment l’expliquer ?
« C’est assez impressionnant en effet. Quand un enfant est sorti de la rue, coupé du gang dont il a fait partie, il met deux à trois jours à récupérer. D’abord à recracher tout ce qu’il a ingurgité comme drogue, à jouer les durs pour tester son entourage, et à se reposer. Puis il redevient un enfant. Il se met à jouer aux billes, au basket, et la résilience peut opérer. Il n’y a pas d’épreuve qu’il ne soit capable de surmonter. Il a cette force d’âme qui fait que rien ne sera jamais dramatique. Il suffit qu’on lui tende la main pour qu’il se redresse et retrouve ce regard positif et beau sur ce qui peut advenir. »

D’où tirent-ils cette force ?
« Difficile de répondre. Il y a sans doute le fait que ce sont des enfants et qu’ils redonnent facilement leur confiance quand ils se retrouvent dans un cadre sécurisé. J’ai beaucoup réfléchi sur la question de la joie qu’ils manifestent. Et là, c’est le prêtre qui parle. Ces enfants vivent dans les pires conditions qui soient, leur vie est un enfer, et pourtant ils expriment une joie encore plus authentique que la mienne. Sans doute parce qu’en partageant de manière intime les souffrances du Christ, ils partagent aussi sa joie. Il y a bien sûr la dimension de l’enfant innocent qui entre en jeu, parfois même inconsciente. Mais leur joie est profonde et authentique, à l’image de celle du Christ. »

Qu’attendent-ils de la fondation ? Qu’elle leur redonne leur liberté d’enfant ?
« La liberté, à l’état brut, ils l’ont dans la rue. A la Fondation, ils doivent suivre des règles, des consignes. Mais il est vrai que le cadre est différent de celui de l’esclavage de la rue lié à la drogue, à la prostitution, aux gangs… La vraie liberté est à trouver ailleurs, mais je ne suis pas sûr qu’ils en soient conscients. Je pense que ce qu’ils cherchent est profondément lié à un besoin d’amour. Les 80 % des enfants qui viennent à la Fondation repartent à un moment donné, avant de revenir. Ceux qui ont un déclic et quittent définitivement la vie “facile”, sans contraintes apparentes de la rue, sentent qu’ils vont pouvoir sortir de l’indifférence, qu’on va enfin s’occuper d’eux. »

Pour combien de temps ?
« Quand je suis parti pour la première fois à Manille, j’avais en tête de participer à un travail humanitaire classique, comme le font beaucoup d’ONGs. J’allais sortir les enfants des rues, d’autres prendraient le relais et tout irait bien. En arrivant sur place, je me suis aperçu que la dimension humanitaire avait peu d’importance. Les enfants ne quittent la rue que s’ils s’aperçoivent qu’on va les intégrer dans une vraie famille, où ils seront aimés et aimeront à leur tour. L’amour de l’instant n’existe pas. Il prend tout son sens dans la durée et au-delà des épreuves. »

Les Philippins se sentent-ils concernés par la venue du pape ?
« Les Philippines sont le seul pays catholique d’Asie. La population est à 80 % catholique. La venue de Jean Paul II à Manille avait engendré le plus grand rassemblement humain dans le monde, avec ses 4 à 6 millions de personnes. Combien seront-ils pour la venue de François ? Le pape François a un charisme similaire à celui de Jean Paul II, alors… il risque d’y avoir beaucoup de monde. »

[1] • Le pape François se rendra au Sri Lanka du 12 au 15 janvier 2015, puis aux Philippines du 15 au 19 janvier.
[2] • Lire la recension du livre - Le prodigieux mystère de la joie, à l’école des oubliés de Manille - en p. 40 de ce numéro.
[3] • Jésuite né en 1957, le Père Thomas est docteur en philosophie (Sorbonne). Il est envoyé en 1996 à Manille auprès des enfants de la rue. Il y crée la TNK fondation en 1998. Le Père Dauchez le rejoint cette même année. Commencée petitement, la fondation comportait déjà en 2008, peu avant la fin de la mission aux Philippines du Père Thomas, les trois programmes actuels : Enfants des rues, Enfants des bidonvilles et Enfants chiffonniers.
[4] • Pour illustrer l’appel des enfants au pape, la Fondation TNK a réalisé une vidéo mettant en images les propos de François. A voir sur www.tnkfoundation.org.
[5] • Son histoire se retrouve dans la vidéo de la conférence du Père Dauchez à Paris (en 2013), à voir sur youtube.

Un pont pour les enfants
La Fondation Tulay ng Kabataan Foundation (TNK) - «Un Pont pour les Enfants » en Tagalog - s’occupe de plus d’un millier d’enfants à travers, principalement, trois programmes. Le premier s’adresse aux enfants envoyés dans la rue par leurs parents pour travailler. Ils vendent des fleurs, des cigarettes et d’autres petits objets au bord de la route. Le soir, ils rentrent chez eux. Ils ont un toit, une maison, une famille. Le second vise les enfants qui n’ont pas de toit, qui vivent dans la rue mais avec leurs parents. Ce sont, par exemple, les chiffonniers des décharges. Le troisième vise les enfants des rues qui ont quitté leur milieu familial suite à des situations dramatiques. Ils intègrent le plus souvent un gang de rue. C’est le programme le plus exigeant. Il s’adresse à quelque 300 enfants et occupe 80 % du temps et de l’énergie des membres de la Fondation. Ces enfants vivent à temps plein dans les centres, la Fondation remplaçant leur famille. D’autres programmes s’adressent aux enfants des bidonvilles de moins de six ans, non scolarisés encore. Les enfants suivent des cours, bénéficient d’un repas de midi équilibré et d’un suivi médical. La Fondation TNK vit exclusivement de dons d’autres fondations, d’organismes de différents pays et de particuliers.
Pour en savoir plus : www.tnkfoundation.org et www.associationanak.org/anak-en-suisse.


Pour en savoir plus sur la façon dont les personnes en marge de la société vivent à Manille, à visionner un très intéressant reportage diffusé le 27 janvier 2018 sur RTSreligion dans l'émission Faut pas croire en cliquant sur ce lien: https://www.rts.ch/play/tv/faut-pas-croire/video/vivre-avec-les-morts?id=9281955

Vivre avec les morts

FautPasCroire Manille Janv2018«Ils font maison commune. Aux Philippines, vivants et morts se partagent les cimetières, permettant à des milliers de familles d’avoir une alternative viable aux bidonvilles surpeuplés du pays. “Au début, j’avais peur. Mais au fil du temps, je m’y suis habitué”, raconte Celia Garcia, une des résidentes du cimetière de la ville de Pasay à Manille. 300 familles s’y sont installées. Celia, comme d’autres, nettoie des tombes pour faire vivre sa famille. Malgré les réticences des autorités locales, les communautés vivant dans les cimetières se sont agrandies, introduisant une culture où des mausolées sont également des habitations et où les morts sont honorés plutôt que redoutés. Comme un fossoyeur le fait remarquer: “vous devriez avoir peur des vivants et pas des morts”».

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