Nous ne retournerons pas au passé, ne serait-ce que parce que nous aurons vécu autre chose. Nous sentons déjà les choses autrement. Nous sommes coupés de nos habitudes, d’un réseau de personnes que nous aimons rencontrer. Rien ne sera plus comme avant. Et ceux qui retrouveront le chemin des banques, des restaurants, des magasins seront certainement interpellés par ceux qui se refuseront à reprendre le rythme qui caractérisait leur vie antérieure.
Face à l’inconnu qui nous attend, nous avons une occasion magnifique, pour ceux qui tiennent à repenser à leur héritage spirituel, de recevoir et d’interpréter l’image du Royaume, le Royaume annoncé, le Royaume qui vient et que le Christ ne cesse d’évoquer. Un événement d’une dimension qui dépasse les repères quotidiens est prévu. Nous devons nous en réjouir parce qu’il nous est possible de nous en réjouir.
Pour la majorité des disciples, la mort de Jésus de Nazareth a signifié que tout était fini. Dans les textes de Paul, la proclamation de la résurrection est à l’inverse centrale. Peut-être que nous nous situons entre les deux. En tous les cas, il y a un avant et un après. Le Troisième jour est arrivé. Au cœur d’une tristesse de finitude, un horizon nouveau surgit. Un Royaume est annoncé et se dessine. Il nous dit que demain sera différent d’hier. Sachons nous en réjouir. En d’autres termes, efforçons-nous d’accueillir ce qui vient sans savoir de quoi il s’agit. Sachons nous ouvrir à des changements qui ne manqueront pas de nous surprendre.
Comment allons-nous interpréter ces changements, comment leur donnerons-nous un sens, comment les vivrons-nous en respectant la curiosité de celui qui est surpris. À l’évidence, il y aura, et il y a déjà, plein de prédictions. De grands chamboulements sont annoncés sans que nous puissions nécessairement comprendre ce qui les provoque, quelles en sont les causes. Ne serait-il pas judicieux d’identifier des auteurs qui placent le futur au centre de leur analyse? Ne conviendrait-il pas de nous ouvrir aux registres présents dans l’Apocalypse? Acceptons d’être surpris par l’étrange, l’insolite, l’invisible. Ce qui va arriver risque de ne guère correspondre à ce que nous attendons.
Dans le monde des sciences humaines, nous sommes accoutumés à l’analyse des faits et des événements par catégories. Nous travaillons en nous référant à des concepts-clés. Tout le champ du politique est balisé par une terminologie que nous manions avec aisance et habileté. La croissance, le terrorisme, le populisme en sont de bons exemples. Nous jouons avec ces termes qui nous sont familiers pour orienter nos interprétations. Ne faudrait-il pas procéder autrement? Admettre que nous n’avons plus totalement les pieds sur terre. Reconnaître que nos logiques habituelles s’effritent. Accepter de nous sentir acculés à penser la réalité autrement. Mais de quelle manière? Peut-être faut-il commencer par avouer que nous ne savons plus très bien comment penser ce qui se trame autour de nous.
S’inspirer de Pâques
La période de Pâques est une bonne occasion de revisiter nos convictions. Celui qui meurt sur la croix ne nous fournit-t-il pas une piste? Il s’avoue «abandonné» par Celui qui aurait dû venir à son secours. Après trois jours, il réapparaît à des proches qui le cherchent. Comment? Où? Rien n’est clair. Certains l’ont vu. D’autres pleurent son absence. Savons-nous entrer dans les récits proposés? Comment faire notre propre récit, c’est-à-dire un récit qui nous appartienne parce qu’il prend pleinement en compte notre culture? En d’autres termes, est-il possible, aujourd’hui, d’annoncer Pâques à notre façon?
Ce qui me mobilise actuellement, c’est en effet de parvenir à proclamer l’événement de Pâques dans l’actualité des événements que nous traversons. Ne pas faire de Pâques une fête ancienne, célébrée au moment où le calendrier nous l’impose. Quelle signification pouvons-nous attribuer à Pâques aujourd’hui? Je me souviens qu’à la sortie de l’office de Pâques à Taizé, il y a bien des années, frère Roger, en me prenant dans les bras alors que je lui disais «Le Christ est ressuscité», avait ajouté: «Il est vraiment ressuscité». Nous étions dans une ambiance spirituelle tout à fait différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Le moment était aussi particulier. Le sens de Pâques s’imposait. Il n’avait aucunement besoin d’être reformulé. Il était vécu, au travers de la célébration, comme s’il s’agissait d’un prolongement de l’eucharistie sur les parvis de l’Église.
Les temps ont bien changé. La célébration d’un office n’est plus suffisante pour nous faire revivre, sans décalage temporel, la fête de Pâques. L’époque du Coronavirus introduit une dimension irréelle dans nos quotidiens désarçonnés. Nous sommes fragilisés par une inquiétude que nous ressentons davantage que nous parvenons à la comprendre. Nous tâtonnons, en quête de ressources qui puissent nourrir notre vie intérieure. Pâques n’est plus seulement une date du calendrier, mais intervient également comme une promesse qui vibre à l’horizon d’un monde en pleine transformation. Pâques nous est annoncé comme un événement susceptible de briser nos routines. Pâques nous situe au cœur de l’espoir, dans l’attente d’un renouveau de notre quotidien.
Un nombre considérable de textes nous parviennent qui se prononcent sur les changements à attendre de ce temps troublé. Des amis me les envoient. Je pense en particulier au magnifique plaidoyer de Coline Serreau. Aucun des auteurs que j’ai lus ne rêve. Ils soulignent tous la souffrance de ceux qui subissent le confinement, dans des espaces de vie trop exigus, de ceux qui craignent de ne pas pouvoir manger à leur faim, faute de ressources financières suffisantes, et de ceux qui, sur leurs lits d’hôpitaux, souffrent des douleurs qui les atteignent et se demandent avec crainte quel va être leur sort. Dans beaucoup de textes, il est également indiqué que nous allons subir l’instabilité d’une économie chancelante. À force de renoncer à entreprendre ce que nous avions l’habitude de faire, nous laissons une productivité à la dérive et nous nous demandons comment nous pourrons reprendre tous les champs de travail abandonnés. Le changement, ainsi, ne sera pas que réjouissance. Ce que nous aurons à inventer va nous coûter des forces, des énergies, des découragements. Il conviendra d’être forts, de tenir à ce que nous croyons, d’aller au bout de ce que nous tenons à réaliser.
Les images de Vendredi Saint et de Pâques sont ici très parlantes. Nous ne nous réjouirons pas sans nous inquiéter, nous dépenser et nous sentir d’une façon ou de l’autre abandonnés. La mondialisation s’écroule, mais nous avons à préserver l’ampleur de l’universel. Pâques ne doit pas rester enfermé dans des rituels d’Église. Nous avons le droit et même le devoir d’interpréter un Évangile fait lui-même d’interprétations. Sentons-nous libres de découvrir des sens nouveaux qui traversent les cultures et les générations. N’ayons pas peur de risquer des modalités de silence, de prière et de lecture, pour autant qu’ils nous parlent. Nos ressources culturelles et spirituelles sont immenses. Les supports liturgiques, provenant d’un passé souvent lointain de l’Église, méritent, pour garder leur actualité, d’être repensés et reformulés dans un langage qui nous soit plus familier.
Pierre Dominicé est professeur honoraire à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l'Université de Genève. Son enseignement a porté sur l'apprentissage et l'évaluation dans le cadre des programmes de formation continue. Il était le délégué du rectorat et directeur académique de la formation continue pendant les dernières années de son mandat de professeur. Ses recherches étaient centrées sur les récits de vie des adultes en formation.