banner societe 2016
mardi, 21 avril 2020 16:38

Convictions et crise du Covid-19

Street art autour du Covid-19, Genève. Pierre Martinot-LagardeIl est étrange de s'interroger sur un changement de conviction au milieu d'une crise profonde. Il est rare en effet de changer quand on est au milieu du fleuve. J'essaye de ne pas le faire. Ignace, notre fondateur jésuite, nous rappelle combien il est important de poursuivre notre chemin en temps de désolation. Or, à bien des égards, c'est là une période de désolation. Beaucoup d'entre nous ont été personnellement touchés par cette menace sanitaire sans précédent. Nous avons perdu des êtres chers, qui ont rejoint le Père bien trop tôt et à qui nous n'avons pas pu dire au revoir. Nos vies sont bouleversées. Certains ont perdu leur emploi, partiellement voire complètement. Des écoles sont fermées. Les fêtes et les célébrations ne sont possibles que dans un format réduit. Nous sommes désorientés. Mais si cette désolation devait me ramener à une seule conviction, c'est au fait que le travail est au centre de notre vie. Peut-être occupe-t-il une place trop centrale, oui, mais cela reste un fait de société.

Nous parlons souvent de pertes financières, de peur de la faillite, de crise économique, d'entreprises au bord de l'effondrement, de spéculation sur les marchés financiers et de problèmes de solvabilité, mais c'est la première fois qu'une crise mondiale commence par une perturbation massive et sans précédent du marché du travail: plus de 3 milliards de personnes vivent aujourd'hui un changement majeur dans leur expérience professionnelle (voir ce document de l'OIT).

Tout d'abord, il y a ceux qui sont en première ligne: les travailleurs de la santé, les travailleurs nécessaires (une définition nouvelle et fragile qui doit toujours être critiquée). Beaucoup d'entre eux se rendent aujourd'hui au travail avec une peur nouvelle, celle de contracter eux-mêmes la maladie et de contribuer à sa propagation chez leurs proches, alors que jusqu'ici, dans de nombreux endroits de la planète, notamment pour ceux de ma génération, nous nous rendions au travail avec un sentiment de sécurité, de paix.

Deuxièmement, il y a ceux qui doivent rester à la maison, seuls ou avec leurs enfants et/ou leur partenaire, tout en s'occupant de leurs parents et, pour certains, en "télétravaillant". Dans de nombreux cas, il s'agit de vivre avec un revenu réduit, voire pas de revenu du tout. Dans certains pays, le confinement empêche ou empêchera même bientôt les travailleurs pauvres d'avoir accès à la nourriture et aux produits de base. Les moyens de subsistance sont mis en danger.

Une crise existentielle

À bien des égards, cette crise est et restera une «crise existentielle». Notre travail à la maison, au bureau, dans nos relations s'en trouve profondément modifié. Sa signification a changé. Nous avons convenu, dans nos pays respectifs, que nos priorités doivent changer. Le sens de la solidarité et de la protection qu'apporte le travail a été modifié. Nous avons remis en question nos capacités d'engagement, laissant à une plus grande autorité le soin de décider et de réglementer.

Par conséquent, l'après-crise, si l'on peut dire, sera également «existentielle». Le retour au travail et la sortie de l'isolement ne seront pas et ne peuvent pas être des «affaires courantes». La manière dont nous travaillons et dont nous nous engageons dans nos activités quotidiennes, à la maison, sur la route, sur le lieu de travail, sera déterminante. Non pas que nous devrions en faire plus, comme certains le prétendent déjà, mais nous devrions davantage partager le souci des autres et de notre monde. Je préfère même dire: «Nous le ferons!» Pour nous-mêmes, pour les autres, pour notre monde.

L'expérience que nous vivons apporte avec elle un sentiment de fragilité, de vulnérabilité. Fidèles à cette expérience, nous prendrons soin de notre dignité commune et individuelle. Nous considérerons que certains d'entre nous sont indispensables, et pas seulement les soignants et les praticiens de la santé, et qu'ils doivent le rester, être reconnus, être protégés. Ce souci deviendra une clé pour nos semblables. Des réflexions viendront sur l'attention que nous portons aux personnes âgées et sur leur façon de vivre à nos côtés plutôt qu'avec nous. Les soins concerneront également notre monde et la nature. Nous nous interrogeons déjà d'ailleurs sur notre mode de vie, nos lieux, nos maisons, nos transports et nos déplacements.

Ce que je trouve précieux, c'est que ce soin de nous-mêmes et de nos sociétés est lié à l'action et, à bien des égards, au travail, aujourd'hui perturbé. Il n'y aura pas de retour en arrière, à condition que nous le décidions collectivement. Changer le travail et s’assurer du respect de la dignité de chacun peut être la bonne façon de changer et de relever collectivement nos principaux défis, les inégalités entre nous et notre utilisation intensive de la nature comme ressource.

Le jésuite Pierre Martinot-Lagarde sj est conseil pour les questions socio-religieuses du Bureau international du travail. Son avis est exprimé ici à titre personnel et n'engage pas l'OIT.

Lu 1180 fois