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lundi, 09 mars 2020 16:50

Une police communautaire. Entretien avec Didier Froidevaux

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Le sentiment d’insécurité relève pour grande part de données subjectives. À Genève, à l’instar d’autres cantons, la police présente chaque année les statistiques objectives de la criminalité et opère tous les trois ans un diagnostic local de sécurité par sondage de la population. Pour Didier Froidevaux, directeur de la Stratégie de la police genevoise, le croisement des résultats plaide en faveur du développement d’une police de proximité.

Tous les délits et incivilités ne sont pas rapportés à la police locale. S’enquérir directement auprès des habitants de leur victimisation ou de leur sentiment d’insécurité permet d’obtenir un autre indicateur utile. La première enquête du diagnostic local de sécurité par commune et par quartier dans le canton de Genève a eu lieu en 2004.[1]

On pourrait s’attendre à une corrélation entre le nombre de délits commis dans un quartier et le ressenti de la population, mais ce n’est pas si simple. «Cela croise plutôt la demande de police, qui ne concerne pas toujours la délinquance mais souvent la tranquillité publique», précise Didier Froidevaux, de la Direction stratégique de la police cantonale genevoise. La police n’est-elle pas l’une des rares institutions qui répond aux demandes des citoyens 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7?

En toute logique, les statistiques récoltées[2] montrent que plus un quartier est densément peuplé, plus la demande d’interventions est élevée. C’est ainsi que la Ville de Genève arrive très largement en tête, suivie par Vernier, Lancy, Meyrin et Carouge, des communes à la densité supérieure à la moyenne cantonale. Un autre rapport récent du Centre d’analyse territoriale des inégalités à Genève (CATI-GE), avec lequel la police collabore, démontre de son côté que les poches de précarité dans le canton sont aussi les secteurs les plus densément peuplés.[3] De là à déduire que pression démographique, disparités socio-économiques et insécurité vont de pair…

carte precarite

«Il est vrai que les zones dites précaires ou défavorisées se recoupent plutôt bien avec les zones d’interventions plus nombreuses de la police», admet le sociologue jurassien Didier Froidevaux. Et d’ajouter: «Un des mérites de toutes ces enquêtes est de montrer qu’une réponse uniquement policière rate sa cible. On aura beau multiplier les patrouilles de police, mettre des caméras, cela ne résoudra pas le problème.»

L’importance du tissu social

Pour le directeur de la Stratégie de la police genevoise, les questions sociales et de gestion du territoire sont essentielles quand on parle de sentiment de sécurité. Causée par les délits réels et les incivilités, l’appréhension peut être nourrie par de nombreux autres facteurs: vulnérabilité physique (âge, sexe, handicap) ou psychique (manque de confiance en soi, en ses capacités de fuite ou de mise en place de stratégies de prévention, d’adaptation), facteurs conjoncturels (perte d’emploi, divorce), environnementaux (marché du logement tendu limitant le choix du lieu d’habitation, délabrement du quartier), etc.

«Le sentiment d’insécurité est lié en grande partie à la façon dont on perçoit son quartier. Si l'on considère qu’il y a une grande solidarité entre les habitants, on se sent plutôt bien, indépendamment de ce qui arrive. Tandis que si l'on se sent seul, si l'on vit dans une ambiance cultivant le chacun pour soi, on aura plus facilement peur, et donc on recourra plus facilement à la police. On aura aussi plus d’attentes à son égard et une plus piètre opinion de son travail en termes de réussite.»

Il y a plus d’une dizaine d’années, le canton a décidé d’appliquer avec plus de cohérence [et donc plus de zèle] la loi sur les HLM pour pousser au déménagement les gens qui avaient des salaires trop élevés et qui occupaient des appartements de manière indue, rappelle Didier Froidevaux pour illustrer son propos. Cela a transformé la vie de certains quartiers, comme au Lignon et aux Avanchets. «Une population homogène, suisse et d’immigration historique bien intégrée, a vu arriver une population plus précaire et plus diversifiée. Il a fallu du temps pour recréer du lien, du tissu social entre les anciens et les nouveaux habitants.»

Le sociologue souligne aussi l’impact positif de services de voirie efficaces. «Le fait de ne pas avoir d’objets abandonnés sur la voie publique contribue à donner un sentiment de confort. C’est la célèbre théorie américaine du carreau cassé: si on laisse dans une rue un carreau cassé, il y en aura bientôt un deuxième, puis un troisième. Cela mènera à penser que le quartier est livré à lui-même et finira par générer une criminalité plus grave. Quant l’État recouvre un tag, ce n’est pas simplement pour faire joli, c’est une manière de se réapproprier les lieux.»

Didier Froidevaux relate comment il avait été impressionné par la réhabilitation publique dans les années 90 de Pennywell, un quartier sinistré à Newcastle, en Angleterre. «Une partie des lieux était laissée à l’abandon, avec des édifices très dégradés, investis par des itinérants pour se loger ou faire du trafic. Le reste avait été racheté par la municipalité, qui avait muré toutes les maisons pour empêcher que les gens viennent s’y établir avant qu’elles ne soient rénovées. La mairie a monté un programme de réoccupation des lieux, en partie avec du logement social. Je suis retourné visiter le quartier en 1999: toutes les maisons étaient habitées et les gens accueillaient la police avec cordialité; le taux de criminalité avait chuté.»

Se rapprocher des gens

Les résultats des enquêtes genevoises ont mené le Département de la sécurité à proposer une réorganisation de la police. La réforme de la Loi sur la police fut acceptée en mars 2015 en votation populaire. Si la gendarmerie a été enterrée, trois nouvelles entités se sont ajoutées à la police judiciaire et à la sécurité internationale: la police secours, la police de proximité et la police routière.

L’idée était notamment de développer la police de proximité afin de rassurer la population par une présence visible et des agents qui connaissent bien le quartier et ses problématiques particulières. Or ce corps de police n’est composé aujourd’hui que de 182 personnes (sur les 1433 de l’ensemble de la police), soit 44% de l’objectif idéal, selon le directeur de la Stratégie de la police genevoise.

«Il y a un autre facteur encore qui plaide en faveur du développement de la police de proximité, argumente-t-il: l’approche en réseau de la résolution d’un problème récurrent (bruit, personne au comportement inadapté…). L’envoi d’une patrouille à chaque appel permet certes d’éteindre l’incendie, mais pas les raisons de son déclenchement. Il s’agit d’identifier ces causes, puis de trouver les interlocuteurs compétents pour y répondre. C’est ce que la police faisait de manière intuitive dans les années 50-60 et qu’elle essaye de faire à nouveau depuis cinq ans avec l’instauration de la police communautaire, qui repose sur cette idée : le principal facteur de baisse de la criminalité, c’est la prévention. Il y a d’ailleurs un changement fondamental dans la façon dont policiers et travailleurs sociaux se perçoivent mutuellement. Il y a une vingtaine d’années, ces relations étaient de l’ordre de la concurrence, voire de la méfiance. Les professionnels d’aujourd’hui, par contre, sont d’accord d’entrer en dialogue et de mieux coordonner leurs interventions.»

Les infractions objectives

Du point de vue de la police, les enquêtes de diagnostic local de sécurité remplissent bien leur rôle : indiquer à la police et aux politiques des nouvelles pistes de travail et de répartition des forces pour renforcer la sécurité dans le canton. Leurs fruits se font sentir. Alors que la population genevoise ne cesse d’augmenter, le volume des interventions sur appel au 117 a reculé en 2018 pour la deuxième année consécutive et le nombre d’infractions diminue constamment depuis 2011, année qui a connu de grandes vagues de cambriolages.

Des mesures, notamment des campagnes de prévention et d’information, ont été prises par la police, et depuis lors la courbe des infractions concernant le patrimoine est descendante (-39% entre 2011 et 2018, et -4% entre 2018 et 2019), se rapprochant de celle que l’on mesurait dans les années 90. Ce qui a une grande influence sur le nombre total des infractions recensées, puisque les atteintes au patrimoine concernaient encore 75% des délits en 2019. Les atteintes à l’intégrité corporelle ont aussi diminué de 2% entre 2011 et 2018, avec un nombre d’homicides fluctuant entre 3 (en 2014 et 2018) et 7 (en 2012 et 2019) par an. Néanmoins, on note une augmentation des actes de violence domestique (+31% entre 2017 et 2018), avec une légère diminution en 2019 (-2%) qui a connu pourtant quatre homicides domestiques consommés et neuf tentatives!

L’influence des on-dit

Il a fallu cependant attendre quelques années avant que ces chiffres se répercutent sur le sentiment de sécurité: le pourcentage des sondés insécurisés est ainsi passé de 49,9% en 2013 à 34,2% en 2016. C’est que le bouche-à-oreille a une grande influence sur la perception de la réalité. «La probabilité d’être cambriolé était très élevée en 2011. Chacun connaissait quelqu’un qui avait été marqué par cette expérience vécue comme une intrusion violente dans son intimité. Depuis lors, le nombre de cambriolages diminue, mais comme le bouche-à-oreille a toujours un temps de retard, la crainte décline depuis moins longtemps.»

Les campagnes anxiogènes de l’UDC, focalisées sur les crimes des étrangers, y sont certainement aussi pour quelque chose. De même que la forte médiatisation de certains faits divers. L’agression gratuite et très violente à l’encontre de jeunes femmes à la place des Trois-Perdrix, en août 2018, peut laisser penser que la violence dans les rues augmente de manière plus importante que réellement. La perception peut être d’autant plus biaisée que ces cas de brutalité se télescopent avec des comptes-rendus de procès pour des faits remontant à plusieurs années, comme l’agression de Saint-Jean commise en 2017, mais jugée en 2019.

Perception du risque biaisée

La couverture médiatique des faits divers conforte la population dans son fonctionnement émotionnel: les gens craignent plus les vols, les incivilités, la violence de rue, bref ce qui est proche et visible, que la criminalité financière ou la cybercriminalité, plus abstraites pour eux. Pourtant des attaques contre des infrastructures électriques ou des serveurs informatiques auraient une lourde incidence sur leur vie (elles sont d’ailleurs prises au sérieux au niveau fédéral, notamment par la cheffe du Département de la défense Viola Amherd qui prévoit de nouveaux investissements dans la cyberdéfense). Alors, à trop vouloir répondre à la perception subjective de la sécurité de la population, qui date schématiquement des années 60-80 et évolue lentement, la police genevoise ne risque-t-elle pas de rater quelques coches?

«Ce que la population veut que nous réglions, explique Didier Froidevaux, c’est effectivement ce qui est visible pour elle, ce qui se passe dans ses rues, la criminalité de voie publique, les bagarres, la drogue. Notre sondage, qui vise à cerner la victimisation, est donc logiquement axé là-dessus. On a bien quelques questions sur la criminalité par Internet, mais notre enquête porte principalement sur des réponses territorialisées en lien avec la sécurité de proximité. Car, au final, la police ne peut pas déterminer seule ses priorités. Elle doit tenir compte des attentes de la population. C’est ainsi que nous avons introduit dans le sondage de 2020 la problématique du harcèlement sexuel, notamment de rue. (Cette ‹infraction› est pour l'instant absente du code pénal et les victimes renoncent souvent à porter plainte.) C’est cela le virage communautaire.»

[1] L’enquête prévue en 2019 ayant été reportée à 2020, ses résultats n’étaient pas encore connus au moment de cet entretien. Les chiffres présentés ici se basent sur le Diagnostic local de sécurité de 2016, Genève 2017, 134 p.
[2] Statistique policière de la criminalité, Rapport annuel Genève 2019, Genève 2019, 73 p.
[3] Université de Genève et Haute école de gestion de la HES-SO Genève, Analyse des inégalités dans le canton de Genève dans le cadre de la Politique de cohésion sociale en milieu urbain, rapport 2020 du CATI-GE, Genève 2020, 114 p.

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