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mercredi, 15 septembre 2021 11:14

Interconnectés avec nos frères et sœurs réfugiés

Enfants réfugiés à Kampala © Kevin White / JRSDu poulet et du riz accompagnés d’un soda à l’orange: tel était le menu du repas de fête partagé à Kampala, lors de la célébration de remise des diplômes de fin d’année, organisée par le Service jésuite des réfugiés (JRS) d’Ouganda. Une journée de réjouissance qui a rencontré un grand succès et lors de laquelle j’ai vu les plus jeunes, simplement et spontanément, donner tout leur sens aux mots frères et sœurs.

Kevin White sj a enseigné la théologie à Boston et travaille depuis quatorze ans pour le Service jésuite des réfugiés. Il représente et dirige le Bureau du JRS auprès des Nations Unies depuis 2019.

Tenue dans le cadre du Programme urbain pour les réfugiés du JRS, cette cérémonie a rassemblé nos étudiants diplômés et leurs familles -des réfugiés provenant principalement de la République démocratique du Congo voisine, du Burundi, du Rwanda et du Soudan du Sud. Musique forte et entraînante, familles et amis rassemblés, ravis d’avoir une occasion de faire la fête: un sentiment d’accomplissement comblait les réfugiés diplômés alors qu’ils recevaient le certificat honorant leur réussite. De nombreuses photos ont été prises pour graver l’événement dans les mémoires. Il semble cependant que ce soit le repas qui a représenté le point d’orgue des festivités. Parmi les nombreux délices proposés, une préférence s’est clairement marquée pour le poulet au riz, accompagné de soda à l’orange.

Les premiers à être servis ont été les plus petits de l’école maternelle, qui ont mangé à leur pupitre. Ils se sont joyeusement entassés les uns sur les autres, plongeant leurs mains tout juste lavées dans le riz chaud, la sauce et le poulet. Une assiette bien remplie à partager avec des amis et le sentiment d’être spécial, quelle meilleure façon de faire la fête? Le summum du repas a été le soda, servi en guise de dessert. Connaissant leur goût pour le Fanta Orange, nous en avions acheté plus que toutes autres boissons.

Ces enfants, il est vrai, savourent toujours avec plaisir les repas distribués tout au long de l’année et réclament souvent un sac plastique pour emporter les restes chez eux pour leur famille. Mais là, ils ont agi de manière extraordinaire. Comme l’espace et le budget étaient limités, le JRS de Kampala n’avait pas pu accueillir tous les membres de la famille désireux de participer à la fête. Dehors, alignés le long de la clôture séparant le complexe du JRS -qui abrite notre centre de formation- de la piste de terre et du quartier pauvre environnant de Kampala, les frères et sœurs qui n’avaient pas pu rentrer guignaient à l’intérieur. Alors ceux qui étaient à la fête ont partagé avec eux leur soda à travers le grillage. Ils ont tenu la bouteille d’un côté de la barrière, tout en versant le doux breuvage dans la bouche ouverte de leur frère ou sœur pressé contre la clôture.

Cette anecdote (oserai-je dire parabole?) a pour but d’aider les lecteurs à imaginer la vie des réfugiés, à toucher du doigt ce qui pour tant de gens aujourd’hui est la réalité du monde, un monde qui peut nous paraître très éloigné voire totalement déconnecté de nous.

Une intuition précieuse

Ces dix-huit derniers mois marqués par les assauts de la Covid-19 ont été difficiles pour tous (maladies, confinement, distanciation sociale…). Mais peu ont été aussi impactées «que les personnes qui sont également emportées par la vague de déplacement mondial. Elles affrontent le double défi de l’exil et de la pandémie, avec les restrictions qui y sont associées et leurs dramatiques conséquences sanitaires et socio-économiques»,[1] comme cela a été souligné lors d’une récente réunion du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) à Genève.

Aujourd’hui, dans le monde
• 26,4 millions de réfugiés, dont plus de la moitié sont des enfants;
• 48 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, en particulier en Syrie, Colombie, République démocratique du Congo, Yémen et Afghanistan;
• plus de 4 millions de demandeurs d’asile;
• 68% de tous les réfugiés/déplacés dans le monde sont issus de cinq pays : la Syrie, le Venezuela, l’Afghanistan, le Soudan du Sud et le Myanmar;
• les principaux pays d’accueil des réfugiés, c'est-à-dire les pays qui offrent une protection temporaire, par opposition à la réinstallation permanente, sont: la Turquie (3,7 millions), la Colombie (1,7 million), le Pakistan (1,4 million), l’Ouganda (1,4 million), l’Allemagne (1,2 million).

Ces enfants qui ont partagé leur si précieux soda font partie des 82,4 millions de personnes déplacées de force aujourd’hui,[2] le plus haut nombre jamais recensé: 1% de la population mondiale est donc déracinée. Derrière ces chiffres sidérants (voir encadré), il y a des individus avec leur histoire particulière et généralement traumatisante, qui ne veulent rien d’autre que ce que nous voulons et méritons tous: une vie en adéquation avec notre dignité d’enfants de Dieu. Et notre manière de répondre à cette situation reflète notre propre humanité.

Que font donc ces enfants d’âge si tendre, en partageant leur Fanta avec leurs frères et sœurs à travers la clôture, que nous ne faisons pas? Quelle connaissance intuitive est la leur pour démontrer tant de tendresse, de générosité, de profonde unité avec les autres? Ils sont reconnaissants. Ils savent, de par les circonstances de leur vie –qui pourraient tout aussi bien être les nôtres et qu’aucun d’entre nous ne voudrait avoir à surmonter–, qu’ils dépendent les uns des autres. Autrement dit, ils savent, d’un savoir ressenti comme l’écrit saint Ignace à propos de la grâce dans les Exercices spirituels, qu’ils sont interconnectés. «Aujourd’hui, j’ai un soda. Demain, ce sera peut-être le tour de ma petite sœur. Viens là et partageons. Il y en a assez pour que nous en profitions tous.» En tant qu’enfants réfugiés, ils n’ont pas le «luxe» de se bercer d’illusions à l’instar de nombre d’entre nous dans notre monde développé, trop gâtés et nous pensant autosuffisants.

À la source, la relation

Nombreux aujourd’hui sont ceux qui parlent d’«interconnexion». Je me demande si ce terme ne part pas d’un faux postulat, à savoir que nous sommes par essence et au plus profond de nous-mêmes des individus «atomisés», qui peuvent ou non s’engager envers autrui. Le concept d’interconnexion ne suggère-t-il pas en effet un point de départ indépendant, à partir duquel nous pouvons choisir de nous connecter ou non? Et si nous nous connectons, de le faire dans la mesure de notre besoin de confort et des circonstances?

Il n’y a rien de plus faux. Il serait plus judicieux de rappeler en préambule que nous sommes imago Dei, créés à l’image de Dieu, qui est une «communauté trinitaire», un être-en-trois, et que le fondement de notre être est donc l’interconnexion. Nous sommes des êtres relationnels. Ne pas être interconnectés revient à ne pas être qui nous sommes, à ne pas être pleinement vivants, à ne pas offrir à Dieu la plus grande gloire. Ne pas être interconnectés ou ne pas avoir comme fondement le fait d’être imago Dei revient à vivre une vie tragiquement difforme. N’est-ce pas là le sens de la célébration eucharistique, lors de laquelle nous devenons -comme Jésus le fit pour nous- du pain et du vin, rompu et versé les uns pour les autres? Et pour citer une femme qui n’est pas connue pour sa perspicacité philosophique ni théologique, mais qui pourtant résume bien ce propos: «To know you is to love you / and to love you is to be part of you»[3] (Madonna, 1999).

Pour conclure, je me tournerai vers une source plus conventionnelle. Dans un récent discours, le pape François a saisi «l’occasion» offerte par la Covid-19 pour réaffirmer notre interconnexion, nos liens, notre essence même: «Ce fléau a été une épreuve qui a frappé tout et tout le monde. Ce qui serait plus grave que cette crise, ce serait de la gâcher, sans en tirer la leçon qu’elle nous donne. C’est une leçon d’humilité, qui nous enseigne l’impossibilité de vivre en bonne santé dans un monde malade et de continuer comme avant sans nous rendre compte de ce qui n’allait pas. Maintenant encore, le grand désir de revenir à la normalité peut masquer la prétention insensée de s’appuyer à nouveau sur de fausses sécurités, sur des habitudes et des projets qui visent exclusivement au profit et à la poursuite d’intérêts propres, sans prendre soin des injustices planétaires, du cri des pauvres et de la santé précaire de notre planète.»[4]

Comment pourrions-nous davantage ressembler à ces enfants qui partagent leurs sodas? Au cœur de cette question et des réponses personnelles que nous lui apportons, reposent les fondements d’une vie gratifiante et d’un monde meilleur.  


La réponse de la Compagnie de Jésus: le JRS

En décembre 1979, le Supérieur général des jésuites, le Père Pedro Arrupe sj, convoqua la Compagnie de Jésus afin d’apporter une réponse généreuse à la situation des réfugiés de son époque, en l’occurrence les milliers de Vietnamiens et Cambodgiens fuyant leurs foyers en bateau et vivant dans des camps provisoires à travers l’Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, avec des réfugiés trois fois plus nombreux, le JRS continue d’accompagner, de servir et de défendre les déplacés grâce à quatre priorités stratégiques.

  • La réconciliation: le JRS explore avec les communautés locales de déplacés et les habitants des pays hôtes la manière de travailler et de vivre ensemble dans le respect. Dans des contextes déchirés par les violences religieuses et ethniques, les membres des différentes communautés s’assoient ensemble pour discuter de leurs besoins, de leurs difficultés et de leurs aspirations, en partageant leurs visions culturelles et en écoutant le point de vue des autres; ils trouvent ici un mouvement humanitaire tendu vers des «relations justes».
  • Le soutien psychosocial et mental: la violence et le chaos, en sus des années de déplacement forcé, ont un fort impact psychologique et physique. En réponse, le JRS offre un ensemble de services basés sur la communauté et l’accompagnement pastoral afin d’améliorer le bien-être psychologique des déplacés.
  • L’éducation et les moyens de subsistance: convaincu que l’éducation est un travail de justice, et s’inspirant de notre tradition jésuite, le JRS fournit une éducation en situation d’urgence à travers l’instruction directe, la formation de professeurs et la construction des infrastructures nécessaires. L’éducation nourrit l’espoir des enfants et des adultes, donne un sentiment de normalité au sein de vies bouleversées, aide les réfugiés à développer des capacités en tant que professeurs, aides-soignants et entrepreneurs, les menant vers une plus grande indépendance et la dignité que procure l’autonomie. Le JRS s’engage particulièrement à fournir les mêmes possibilités aux femmes et aux filles.
  • Le plaidoyer: le JRS participe à ces réunions nationales et internationales où sont prises des décisions ayant un impact sur la vie de millions de réfugiés. Travaillant en étroite collaboration avec le HCR et d’autres organisations humanitaires, il s’assure que ses expériences sur le terrain soient représentées lors des réunions où l’on discute de ces politiques et où se concrétisent les décisions.
    Kevin White sj

 

 

[1] Kelly T. Clements, haut-commissaire adjointe des Nations Unies pour les réfugiés, Remarks for UNHCR’s 81st Standing Committee meeting, 5 juillet 2021.
[2] Voir sur www.unhcr.org les chiffres publiés par l’UNHCR in Global Trends: Forced Displacement in 2021, 2.
[3] «Te connaître c’est t’aimer / Et t’aimer c’est faire partie de toi.»
[4] Discours du pape François à la Délégation du patriarcat œcuménique de Constantinople, 28 juin 2021. À lire dans son intégralité sur www.vatican.va.

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