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lundi, 16 mai 2022 07:57

Dans la peau d’une femme, entretien avec Mathilde, transgenre

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Depuis le 1er janvier 2022, les personnes transgenres et intersexes domiciliées en Suisse peuvent plus facilement changer de sexe à l’État civil. Elles n’ont notamment plus besoin de se soumettre à des examens médicaux préalables.[1] La simplification des procédures administratives vise à alléger un parcours identitaire souvent jalonné de tourments. Mathilde,[2] 55 ans, a entrepris tardivement sa «mutation», officialisée en 2016 par une nouvelle carte d’identité libératrice. Un parcours qu’elle a accepté de relater.

Père de deux enfants, divorcée, ensei­gnante au Collège de Genève, ce n’est qu’après 35 ans de lutte solitaire contre ce qu’elle considérait comme des pulsions à museler, que Mathilde met enfin des mots clairs sur son désir d’intégrer un corps de femme et entreprend sa transformation. Aujour­d’hui, elle se sent à sa juste place.

Mathilde: «Je me souviens bien de la première fois où j’ai dévoilé à quelqu’un que je voulais être une femme. J’avais 10 ans et j’étais en vacances avec mon frère, de deux ans mon aîné. Il s’est moqué de moi, comme on se moque à cet âge-là. Cela m’a fait mal au cœur et je n’ai plus évoqué la chose à quiconque pendant 35 ans. À l’adolescence, j’ai largement visité les armoires de ma mère, toujours en secret. Je surveillais les horaires de mes parents et de mon frère et j’essayais de faire ça entre deux. Je me rappelle d’une fois où mon frère a été libéré de ses cours plus tôt ; j’ai dû me déshabiller rapidement, camoufler mon passage… J’ai accusé notre chienne d’avoir mis du désordre dans l’armoire.

»Quand on est élevé comme un garçon, c’est compliqué d’expliquer qu’on n’en a pas envie. J’avais honte, je me disais à chaque fois que c’était la dernière, mais cela ne l’était jamais. La pulsion est tellement forte! En classe, personne ne s’en doutait. J’agissais comme un garçon, je suivais les codes. J’ai joué au foot pendant longtemps et je n’étais pas une mauvaise joueuse (un mauvais joueur, je devrais dire, mais je mets tout au féminin car c’est trop compliqué de gérer un masculin et un féminin pour soi; de se dire avant telle date, c’était moi, garçon, et après, moi fille). Tout le monde trouvait que j’étais douce de caractère, mais personne ne m’a jamais dite efféminée. D’ailleurs, les femmes transgenres sont rarement des garçons efféminés au départ.»

Lucienne Bittar: Vous vous êtes mariée à 30 ans et avez eu des enfants. Vous aviez donc néanmoins une attirance pour les femmes?

«Ce n’est pas si clair. Aujourd’hui je vis d’ailleurs avec un homme. Rétros­pectivement, j’ai l’impression que c’était surtout pour faire comme tous les garçons et fonder une famille. Je n’étais attirée ni par les hommes ni par les femmes. Par con­tre, j’étais fascinée par celles-ci, très attentive à comment elles se comportaient, et j’ai pris cela pour de l’attirance. C’est juste une façon de regarder et d’aimer autrement.»

Vous avez longtemps continué à étouf­fer votre envie d’être une femme. N’envisagiez-vous jamais la possibilité de changer de genre?

«Non, ça ne me traversait pas l’esprit. À l’époque, on ne parlait pas de transgenre. Quand on évoquait les trans, on pensait transsexuels. Ce qui renvoyait à quelque chose de très connoté, au Brésil notamment, à la prostitution, sans référence à l’identité de genre. C’était loin de moi, de mes envies. Beaucoup comme moi n’osaient pas envisager le changement et restaient malheureux toute leur vie. Peut-être que si j’avais eu accès aux mêmes informations, appuis et facilités qu’ont les jeunes d’aujourd’hui, je l’aurais fait plus tôt.

»Je n’ai jamais pensé non plus à chercher du soutien, car ces idées étaient refoulées. Je ne m’y arrêtais pas de manière posée, je ne cherchais pas à comprendre ce qu’il y avait derrière. Je me disais que c’était un fantasme, que ce serait passager, que je pourrais le refouler une dernière fois pour toutes.»

Vous avez donc continué à visiter régulièrement les armoires des fem­mes avec qui vous viviez…

«Oui, toujours en secret et dans la honte. Après chaque rupture, j’allais un plus loin dans mes fantasmes, au point qu’à un moment je me suis demandé comment j’allais réussir à m’en séparer. J’ai alors fait de la musculation, pour essayer de plus habiter mon corps d’homme. Pour m’empêcher d’aller plus loin dans la recherche inconsciente de qui j’étais. De maquiller les faits, mes émotions. Mais je n’y suis pas arrivée. Un jour, il y a 9 ans, j’avais alors 48 ans, j’ai confié mon secret à la femme avec qui je vivais alors, et elle m’a dit : ‹J’ai peur que tu veuilles devenir une femme.› Ça a été le déclic. C’est elle qui a ouvert cette possibilité. C’était comme si elle détenait le code que je n’avais jamais eu. J’ai été voir une psychologue et tout s’est très vite enchaîné. Du premier entretien à l’obtention de ma nouvelle carte d’identité, un moment symbolique très fort, le parcours s’est fait en 2 ans, avec traitement hormonal (un bonheur total) et opération.»

À quel moment avez-vous décidé d’avertir vos proches et comment cela s’est-il passé?

«Assez rapidement une fois la décision prise. J’ai commencé par un ami, qui était d’accord de sortir avec moi un soir et qui a bien ramassé… Au début, on exagère le portrait, on a besoin de se prouver qu’on peut être féminine et on entre dans les clichés. On se maquille et s’habille de manière sexy. Puis j’ai parlé à mes parents, à mes enfants, à mes amis. Cela a été un choc pour tous, preuve qu’ils ne s’étaient jamais douté de mon questionnement. Sur­tout pour mes enfants. Ma fille avait 16 ans à l’époque. J’étais très proche d’elle, mais je ne l’ai pas revue depuis. Cela fait 7 ans. On a quelques petits contacts écrits, mais c’est tout. Nous n’avons jamais pu nous expliquer. C’est assez violent. Cela s’est bien passé par contre avec mon fils qui avait 12 ans à ce moment. Je reste avec lui dans mon rôle du père. Avec mes vieux amis, les relations ont été un peu bancales au début, mais ils ont intégré la chose et ont pour moi des petites attentions qu’ils n’avaient pas avant. Quant à mes parents, ils arrivent aujourd’hui à dire qu’ils ont une fille. C’est pas mal!

»Dans mon travail aussi ça s’est déroulé au mieux, les collègues ont été très accompagnants. La direction gé­nérale m’a proposé de changer d’école pour faciliter les choses, ce que j’ai décliné. Le Collège a modifié la liste des professeurs en 2015 alors que ma nouvelle identité n’était pas encore officielle. Certains élèves m’ont donc connu en tant que Monsieur en juin et m’ont retrouvée comme Madame à la rentrée 2015, et ça s’est passé calmement. Au final, jongler sur ces différents registres s’est fait naturellement.»

Qu’est-ce que vous mettez sur le mot «femme»? Sur l’identité féminine? Cela ne passe pas j’imagine que par l’apparence extérieure?

«Non bien sûr! Aujourd’hui je me sens autant féminine en baskets et en jeans, qu’en jupe et collants. Mais je n’ai pas de réponse à cela. C’est dans les gestes, dans la perception, dans tout ce qui nous constitue. Je n’ai pas eu envie de faire ce changement parce qu’il y avait quelque chose que j’admirais chez les femmes ou que j’enviais. C’est plus profond: je me savais femme. Si je dois néanmoins dire une chose par rapport à la féminité, je dirais, même si cela fait un peu cliché, que les femmes sont plus libres de pouvoir exprimer leur sensibilité, leur empathie. Entre femmes, on parle beaucoup plus directement de cho­ses qui nous touchent. Les hommes sont plus dans le factuel et mettent plus de barrières entre eux et les autres.»

Comment ce changement de sexe a-t-il transformé votre regard sur vous-même et sur le monde? Peut-on parler de mutation?

«Oui, de mutation en profondeur même. Je suis binaire.[3] Pour moi, dans la société, il y a des hommes et des femmes, et je ne me suis pas posé la question de savoir si je voulais être entre deux. Les genderfluid disent qu’on peut glisser entre les deux, s’arrêter un temps dans un entre-deux. Ce n’est pas ma réalité. Pourtant, paradoxalement, je suis restée la même personne au féminin. Ceux qui me connaissaient d’avant se rendent compte qu’il n’y a pas grand-chose qui a changé. C’est très agréable de se dire qu’on a réussi à rester la même. Au début, j’avais ten­dance à vouloir transformer beaucoup de choses en moi, à rejeter qui j’étais avant sous un mauvais prétexte. Or on peut tout à fait être une bonne personne mais dans le mauvais genre! Pourquoi le changement de genre devrait-il changer ma personnalité, ma manière d’être, mon caractère? J’ai connu beaucoup de trans qui ont rejeté leur passé, brulé leurs photos. Peut-être ont-ils plus souffert. Ce n’est pas mon cas. Le fait d’avoir eu des enfants est un anti rejet du passé.

»Reste qu’il faut apprivoiser sa nouvelle place dans la société, la vision que nous avons de nous-mêmes, des autres et celle que les autres ont de nous. Quand on marche dans la rue et qu’on est femme, par exemple, les autres nous regardent différemment et je me surprend parfois le soir à changer de trottoir par mesure de sécurité. Au début, ça occupe beaucoup. Je notais tout mentalement: ‹Tiens, aujourd’hui telle personne m’a appelée Madame, ou celui-là se trompe encore, j’ai avancé, mes parents m’ont accueillie comme ça, mon fils a l’air de bien s’en sortir…› Puis cela devient plus simple, naturel. Le regard des autres ne me fait plus du tout peur. Je suis juste… juste. Le poids de la culpabilité et de la honte a disparu, ce qui a libéré beaucoup d’énergie en moi, de sensibilité. Je me sens à l’aise, en accord, tout simplement. Le dire comme ça laisse à penser qu’avant j’étais en désaccord, mais ce n’est pas si simple, cela reste confus. J’ai arrêté de chercher une réponse claire.»

Diriez-vous qu’une part de vous-même vous échappera toujours?

«Oui, et je trouve cela bien. Pourquoi vouloir tout le temps mettre des mots, être au clair, croire qu’on comprend? La seule chose dont je suis certaine, c’est que je me sens très bien aujourd’hui, même si la perte de relations avec ma fille me pèse lourdement. Mais je n’aurais pas pu poursuivre longtemps ma vie dans la peau d’un homme.» 

[1] L’entrée en vigueur de la modification du Code civil suisse a engendré une importante augmentation des demandes: il y a eu plus d’inscriptions en un mois en Romandie que lors d’une année entière sous l’ancienne procédure. Ces chiffres, liés à l’appel d’air enclenché par la modification du Code civil, ne se maintiendront très probablement pas à ce niveau. À noter que le consentement des parents ou des représentants légaux reste requis pour les mineurs.
[2] Prénom fictif.
[3] Le système binaire (masculin/féminin) subsiste dans le Code civil suisse. Il n'est pas possible de choisir un troisième genre (neutre ou X, par exemple) ou de ne choisir aucun genre.


Questions de genres

L’identité de genre n’a rien à voir avec le sexe génital d’une personne, pas plus qu’elle ne définit précisément sa vie sexuelle. Elle est le reflet de sa perception d’elle-même, l’expérience intime et personnelle de son genre. Quelques définitions pour s’y retrouver.

LGBTQIA+
L pour lesbienne, une femme attirée par les femmes; G pour gay, un homme attiré par les hommes; B pour bisexuel·le, une personne attirée par les deux sexes; T pour trans*, une personne dont l’expression ou l’identité de genre s’écarte des attentes traditionnelles reposant sur le sexe assigné à la naissance; Q pour queer, une personne gender queer se décrit comme n’étant ni masculine ni féminine, les deux ou un mélange des deux; I pour intersexe, une personne née avec des caractères sexuels masculins et féminin; A pour asexué·e, une personne qui ressent peu ou pas d’attirance sexuelle; + pour tous les autres, un sigle qui met l’accent sur la diversité en symbolisant l’ensemble des (sous-)groupes qui ne sont pas nommés et qui existent hors du champ hétéronormatif et cisnormatif.

Quelques termes regroupant plusieurs genres
Cisgenre: personne qui s’identifie au genre qui lui a été assigné à la naissance;
Pan: personne qui peut éprouver des sentiments romantiques, affectifs ou sexuels pour tout le monde, indépendamment du sexe ou du genre;
Non binaire: personne qui ne se reconnaît ni dans le masculin ni dans le féminin;
Genderfluid: personne dont l’identité et l’expression de genre fluctuent en fonction du moment de la vie ou des circonstances.

Céline Fossati

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