« Il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d'une raison d'Etat absolue ou d'une philosophie totalitaire. » Ces propos d'Albert Camus, datés de 1948, en plein débat sur la peine de mort, sont toujours d'actualité, comme l'a rappelé l'exécution de Troy Davis, le 22 septembre dernier, en Georgie. Nous pouvons même ajouter « les religions » aux organes de légitimation de la violence énoncés par Camus, qu'il s'agisse de leurs pratiques légales (lapidations, etc.) ou de leurs conflits fratricides.
La peur des chrétiens, notamment, grandit chaque jour dans un Proche-Orient en ébullition. Les sept moines de Tibhirine, massacrés en Algérie le 21 mai 1996, furent l'an passé les héros d'un film remarquable, mais les pouvoirs politiques continuent à « pieusement » se taire sur les auteurs d'un acte destiné à terrifier la présence chrétienne en terre d'islam. Mais dois-je rappeler aux mémoires oublieuses les assassinats de prêtres et de militants pacifistes par les très catholiques mafias latino-américaines ? Comment ne pas évoquer, une nouvelle fois, l'assassinat de Mgr Oscar Romero au Salvador, le 24 mars 1980, en pleine messe, ou la mort de six jésuites et de deux de leurs collaboratrices, dont une adolescente de 15 ans, fusillés durant la nuit du 16 novembre 1989 dans ce même pays ? Des crimes aujourd'hui encore impunis, alors que leurs responsables sont parfaitement connus. Pour comble de tristesse, permettez-moi d'ajouter la dénonciation faite par des « espions » aux autorités romaines, parce que j'avais osé prononcé les noms de ces martyrs dans la Prière eucharistique, lors d'une Messe solennelle en l'église des jésuites à Lucerne, le 29 avril 2007, donc sous le règne de Benoît XVI. Même l'Eglise, hélas ! plie sous le poids de la vérité.
« Dans un monde où l'on s'emploie à justifier la terreur », comme l'affirmait encore Camus, il faut refuser toute tentative de fanatisme et se mettre à l'écoute des vraies « indignations » qui doivent nous mobiliser. Le Père Ignacio Ellacuria, la figure la plus recherchée par les assassins des jésuites de San Salvador, nous invitait à chercher un nouveau langage pour interpréter le monde actuel et à faire nôtre « le destin tragique des personnes assassinées ou disparues ». Ce religieux passionné par la cause de la justice sociale nous pressait de garder les yeux fixés « sur le Dieu de la vie, le Dieu des pauvres, et non sur des idoles qui sécrètent la mort et le néant ».
Nous n'avons pas oublié notre devoir, mais nous sommes par moments saturés de violence. D'où, entre autres, notre relative mais réelle indifférence au destin des chrétiens en difficulté. Nous restons sceptiques, par exemple, lorsque l'Union égyptienne des droits de l'homme signale le départ, depuis le mois de mars dernier, de 100000 chrétiens coptes, chassés de leur pays par la peur. Or il est indéniable que « la chute de Hosni Moubarak n'a pas conduit à la paix confessionnelle [en Egypte]. Les violences récurrentes, dont le rythme s'accélère, semblent même suggérer l'inverse », souligne Michel Audétat dans Le Matin Dimanche.[1] Et de poser clairement la question : « Un hiver chrétien va-t-il succéder au printemps arabe ? »
Il est trop tôt pour répondre, mais à nous d'agir pour qu'il ne soit pas déjà trop tard. Une assemblée telle que la rencontre d'Assise du 27 octobre dernier (dans la foulée du premier rendez-vous lancé en 1986 par Jean Paul II aux autorités religieuses mondiales dans la ville de saint François) n'est pas un spectacle, mais un urgent examen de conscience impliquant notre solidarité, à nous chrétiens, avec nos frères et soeurs en danger. Pacifier les relations entre les religions, et surtout entre chrétiens et musulmans, n'est pas seulement un enjeu religieux. Il y va de la survie d'un christianisme apaisé, dans un monde tolérant, libéré de la crainte de la violence. Est-ce là un voeu insensé ? Dans les temps barbares, les martyrs semblaient avoir perdu leur vie en vain, mais nous savons qu'ils ont eu malgré tout raison « au milieu du silence et des charniers » (Camus). Et nous sommes invités, depuis Jésus, avec lui et selon le courageux message du Père Ellacuria, « à porter le fardeau du réel comme une croix ».