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samedi, 10 mars 2018 10:48

Pourquoi l’Anthropocène fait peur

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Anthropocène. Le mot est prononcé pour la première fois en l’an 2000 par le Prix Nobel de chimie Paul J. Crutzen. Il a ses détracteurs et ses défenseurs, comme toute nouvelle hypothèse en sciences de la Terre, et est déjà référencé plus d’un demi-million de fois sur Google, nous dit Jacques Grinevald, politologue et historien des sciences. Rien d’étonnant à cela: son adoption formelle confirmerait l’urgence d’un changement radical des modes de vie occidentaux.

Cet article est issu d’un entretien avec le professeur d’écologie globale Jacques Grinevald, de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID). Un développement de la question est accessible en libre accès sur notre site www.choisir.ch.

L’étude des couches de roches et des fossiles permet de retracer l’histoire géologique et biologique de notre planète. La composition des archives glaciaires et des sédiments les plus récents montre que l’influence des activités de l’homme sur le système Terre est telle, que nous aurions changé d’époque géologique. Nous aurions quitté le relativement doux et stable Holocène, daté d’il y a 16 500 ans av. J.-C., et serions entrés dans l’Anthropocène, une époque nettement plus mouvante et dangereuse pour la survie de l’humanité, marquée de quelques tendances incontestables, comme l’augmentation de la température de la planète et du niveau des mers et la crise de la biodiversité.

Les strates géologiques qui indiquent cette empreinte humaine sont encore peu épaisses, mais elles sont déjà identifiables et mesurables à l’échelle du globe au niveau de leurs propriétés et de leurs compositions. Les stratigraphes étudient leurs variations en teneur en carbone, phosphore, azote, plutonium, etc. Des fragments de béton, de plastique et de cendres issues des productions humaines et de notre consommation de combustibles fossiles les composent.

Un débat sur le temps

Depuis 2009, l’Anthropocene Working Group (AWG) travaille, dans le cadre de la Commission internationale de stratigraphie, à prouver cette transformation. Cette équipe internationale, dirigée par Jan Zalasiewicz, professeur de géologie à l’Université de Leicester, est composée de chercheurs en sciences de la nature et en sciences humaines. Parmi eux, le professeur genevois Jacques Grinevald, de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), que nous avons rencontré. Il s’était fait remarquer en 2007 en publiant un ouvrage intitulé La Biosphère de l’Anthropocène, alors même que le débat n’avait pas encore vraiment commencé.[1]

Pour lui, le concept d’Anthropocène permet surtout un nouveau débat sur le temps et sur la place de l’histoire humaine dans l’histoire naturelle de la Terre. « Généralement, l’humain se pense en termes de générations, sur une durée géologique extrêmement courte. Avec l’Anthropocène, il y a une réelle interférence entre l’échelle de l’histoire (sociale) et le temps profond de la Terre et de son évolution biosphérique. » Et de rappeler la controverse de 1922 entre Einstein et Bergson. « Le célèbre physicien refusait de prendre au sérieux le temps humain, psychologique, de la durée, du devenir, de l’évolution créatrice. Avec Bergson, nous retrouvons le temps réel de notre condition humaine, qui s’inscrit dans notre mémoire et notre conscience, comme dans les strates qui nous permettent d’établir la fameuse échelle des temps géologiques. Nos mesures scientifiques n’ont aucun sens sans l’intervention de l’esprit humain et de la société. À Genève, Jean Piaget enseignait cela : pas de physique sans psychologie, pas de sciences naturelles sans histoire humaine. Et pas d’humains sans histoire naturelle. »

Les humains, une force géologique

Cette réalité physique, la transformation des roches, prouve ainsi que la vision d’une humanité séparée de la nature n'est plus soutenable. C’est d’ailleurs ce qui explique la collaboration de chercheurs en sciences de la Terre et en sciences humaines au sein de l’AWG. En ce sens, le célèbre paléontologue jésuite Teilhard de Chardin, qui parlait de l’anthroposphère, de la technosphère et de la formation de la Noosphère, était bien un prophète incompris de son temps.

« Tout ce que les humains font, c’est aussi la nature qui le fait, parce que nous faisons partie des êtres vivants. Nous ne faisons qu’ajouter notre marque de fabrique aux processus naturels, insiste Jacques Grinevald. L’espèce humaine, dans sa masse en expansion, est une force géologique qui interfère avec les cycles naturels qui, sans l’homme, avait atteint un certain équilibre durant l’Holocène. C’est cette stabilité qui a permis notre mode de vie relativement agréable et l’essor des grandes civilisations. Mais aujourd’hui, nous sommes très nombreux, très riches, très puissants. Nous dépensons trop d’énergie, en particulier en Occident, et transformons dangereusement notre biosphère, au point de compromettre notre survie en tant qu’espèce. »

Une question de survie

Au vu de l’évolution démographique et technologique, le mouvement n’est pas près de s’inverser, ni même de ralentir. Alors, va-t-on vers une grande catastrophe ? « Les scientifiques ne peuvent pas prédire l’avenir. Ils peuvent juste faire des modèles de probabilités et aider à réfléchir aux moyens de garder la planète habitable pour nous. Car si la Terre peut se passer de nous, nous, nous ne pouvons pas nous passer de sa biosphère ! L’Anthropocène recentre nombre de débats sur la crise dite de l’environnement, et aussi du développement économique moderne, en connectant l’humanité autour de cette planète qui lui a donné la vie, mais dans laquelle elle est enfermée. »

Certains imaginent pourtant que l’homme pourra toujours s’en sortir en colonisant d’autres planètes. « Un délire technocratique ! » pour le professeur, et une mauvaise réplique de l’arche de Noé. « Seuls quelques élus serait sauvés, puisqu’il est impossible de fabriquer des fusées pour 7 milliards d’êtres humains. De toute façon, les planètes de notre système solaire sont inhabitables et les exoplanètes[2] tellement lointaines que cette hypothèse est de la pure science-fiction, destinée à calmer les angoisses de certains. »

Pour le scientifique, une certitude : si l’humanité veut survivre, elle doit envisager son futur en terme de décroissance énergétique, de transformation de son mode de vie donc, plutôt qu’en tablant sur les innovations technologiques ou sur une hypothétique décroissance démographique. « Nous devons imaginer des con-versions radicales qui touchent notre vie économique et nos institutions politiques. »

[1] Jacques Grinevald, La biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007), Genève, Georg 2007, 294 p.

[2] Voir à ce sujet l'interview de Michel Mayor, in choisir no 686, et notre vidéo s'y reportant.

 

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