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samedi, 10 mars 2018 17:14

Des poissons dans nos salons

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p55Perrot1Le mot y est, le spectacle aussi. Mais comme le Canada Dry qui a le goût de l’alcool sans être de l’alcool, l’apocalypse dans le neuvième art a un goût d’apocalypse sans en être. Exit l’espérance cachée dans le terme.

Étienne Perrot sj, Lyon, économiste, professeur émérite à l’Université catholique de Paris

L’apocalypse se compose de trois éléments : une catastrophe qui signe la fin d’un monde ; la présence au cœur de ce tumulte d’une espérance cachée ; l’annonce de la manifestation prochaine de cette espérance dans une figure triomphante. La plus ancienne « bande-dessinée » (BD) inspirée par le dernier livre des Écritures, les Tapisseries de l’apocalypse d’Angers (XIVe siècle), traduit ces trois dimensions qui débouchent sur le triomphe du Christ Sauveur. Mais il n’en va plus de même dans les BD contemporaines. De ces trois éléments, elles n’en conservent que le premier -la catastrophe cosmique, reflet d’un monde sans espoir- et le dernier -le plus souvent sous la forme de survivants plutôt que de sauveurs.

Au commencement était un méchant

Dans les années cinquante, L’énigme de l’Atlantide d’Edgar Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer, raconte une catastrophe qui conduit les Atlantes à fuir la Terre. Suivront, du même auteur et filant le thème apocalyptique, Le secret de l’espadon, La marque jaune, S.O.S. météore. Dans tous ces albums, un méchant repérable à sa mine patibulaire est à l’origine de la calamité.

À la fin des années 60, le maître de la BD apocalyptique est sans conteste Philippe Druillet. Dans un décor de space opera où se heurtent les étoiles et les galaxies, les mondes se décomposent, les univers explosent. Le dessin traduit ces déchirements cosmiques. Les petites cases craquent. Les méchants font éclater les lignes. Je pense aux 6 voyages de Lone Sloane ou, mieux encore, à Yragaël. Dans une interview parue en 2016, le vieil auteur accordait moins de cent ans à vivre à l’espèce humaine !

Aujourd’hui, l’origine du drame n’est plus le fait d’un individu malfaisant, tel le professeur Septimus inventé par Jacobs, mais de groupes d’intérêts, de politiciens véreux, de capitalistes sans âme, de militaires sadiques et sans culture. Ces responsables sont désignés de loin, instillant chez le lecteur une idée de complot.

Un monde sans espoir

À partir des années 80 -reflet de la crise pétrolière, de la menace écologique ou de la crainte des effets pervers produits par les technologies naissantes-, les petits dessins brossent le tableau d’un monde asphyxié par manque de pétrole, devenu inhabitable du fait de la pollution ou fou d’une technologie devenue autonome…

Dans The Private Eye, la BD américaine de Brian K. Vaughan traduite en français en 2017, le Cloud (littéralement le nuage, qui désigne le stockage des données informatiques mondialisées) explose, dispersant les secrets des uns et des autres au hasard et créant un désordre titanesque. L’origine de la catastrophe est encore moins repérable dans une série éditée au cours des années 2000, Apocalypse Mania, rendue difficilement crédible par le scénario embrouillé de Laurent-Fredéric Bollée.

Les albums de ces toutes dernières années sont les plus morbides. La série Walking Dead, de Robert Kirkman, montre des morts purulents qui survivent en mangeant les vivants. Belle métaphore d’une société sans cœur, cannibalisée par l’irresponsabilité des générations précédentes…

Illusions

La manipulation de l’information (élément majeur de ces derniers temps) fait naître des mondes en trompe-l’œil. Le héros ne peut se raccrocher à aucun point fixe, et souvent le lecteur non plus. La série des Cités obscures, des Belges Benoît Peeters et François Schuiten, mérite une mention particulière. Dans Les murailles de Samaris (1983), le héros se perd dans un monde de faux fuyants en formes de décors de théâtre. Des mêmes auteurs, Revoir Paris (2014 et 2016) montrent la capitale française devenue capitale planétaire figée dans une bulle qui la protège tant bien que mal d’une planète en décomposition.

Voici quelques années, La voix des anges, de Rodolphe et Alain Bignon, mettait en scène un monde déshumanisé par quelques manipulateurs tout-puissants, qui avaient placé auprès de chaque individu de la planète un ange gardien virtuel, capable d’asservir leur volonté, tout cela, bien sûr, au nom du plus grand bien de tous. Même ressort dans Blood-Shot USA, de Jeff Lemire, paru l’automne passé : un virus est répandu par les appareils militaro-industriels pour annihiler les volontés. Comme quoi, fin du monde et fin de la liberté individuelle coïncident.

Résistant plutôt que sauveur

Mais là n’est peut-être pas le dernier mot. Dans Le reste du monde, dont le volume initial est paru en 2015, la catastrophe est d’ordre tellurique : les éléments se déchaînent en tornades, tremblements de terre, effondrements qui déboussolent les êtres humains, sans pouvoir anéantir l’héroïne, institutrice pugnace quittée par son mari, ni ses deux enfants. Deux ans plus tard, c’est Résilience : la terre se meurt d’une politique aux mains des firmes agro-industrielles, mais un groupe de résistants distribue sous le manteau des semences naturelles. Le plus souvent, même si le héros se reconnaît impuissant devant le cataclysme, il survit. Ainsi d’Adam Sanders, le héros d’Extrémum affronté à un faisceau de rayons apocalyptiques, ou encore de Jeremiah qui, dans une série déjà ancienne, surnage avec son ami Kurdy Malloy dans un environnement devenu une gigantesque poubelle. La Trilogie Nikopol, d’Enki Bilal, décrit un monde décomposé par la guerre et l’idéologie religieuse. Paru en 2014, La couleur de l’air, du même auteur, fait plonger le lecteur dans une fantasmagorie pourrie par la pollution, où des maisons flottent dans l’air, où des poissons monstrueux s’invitent dans les salons. Par on ne sait quel sortilège, émergent quand même des héros pétris d’un humour noir ancré dans une morale libertaire.

Dans la même coulée, est présenté un salut individuel plutôt qu’un sauveur de la multitude -c’est une marque de notre société postmoderne où la liberté se vit seul, au milieu du chaos. Ce titre de 2017 résume tout, Last American : rescapé du dernier conflit nucléaire, seul au milieu des décombres, le héros des scénaristes John Wagner et Alan Grant triomphe les armes à la main.

L’univers désespéré de ces BD laisse résonner la froide lucidité des adultes d’aujourd’hui. En contrepoint, celles pour les adolescents se raccrochent encore à des héros positifs. Le plus célèbre reste sans conteste Valérian, agent spatio-temporel, dont le premier tome, La cité des mille planètes, a été mis en film par Luc Besson. Aidé par son espiègle et maligne compagne Laureline, Valérian possède d’extravagants pouvoirs, qui ne se heurtent à la résistance des méchants que pour souligner que le bien triomphe toujours. Batman l’homme chauve-souris, Thor, Spiderman, Wonderwoman présentent des figures semblables. Toyo Harada et son pupille Darpan, dans une BD de 2017, Imperium, sont plus ambigus : ils veulent apporter la paix dans le monde, mais par tous les moyens, y compris le meurtre et la manipulation mentale. La confusion entre apocalypse et catastrophe définitive a encore frappé !

L’apocalypse retournée

Dans une tout autre perspective, se déploie en France depuis les années 90 une série très particulière, qui connaît un réel succès, Le Troisième Testament. Elle peut s’interpréter comme le retournement de l’apocalypse chrétienne. L’histoire se nourrit de l’hypothèse qui a fait le succès du Da Vinci Code (de Dan Brown) : l’Église catholique romaine cache un secret, source de son pouvoir. Pour le conserver, elle est prête à sacrifier le monde et mobilise sbires, complots, manipulations, ésotérisme, assassinats, voire empoisonnements de masse. Le nom de l’arme fatale, Lacrima Christi (sic), un virus puissant, est révélé dans les dernières livraisons. Au départ, Jésus ne serait pas mort sur la croix ; ce serait un sosie, laissant ainsi vivant le vrai Jésus qui aurait créé … la première loge maçonnique. Avant même que l’auteur n’explicite son inspiration anticléricale, le lecteur aura compris.

Laissons finalement résonner ce point d’orgue. Que manque-t-il aux trois principales valeurs maçonniques pour remplacer, dans un monde désenchanté, l’espérance chrétienne dévoilée dans l’Apocalypse de Jean ? Pas grand-chose : pousser le respect des autres et de soi-même jusqu’à l’amour du prochain, la liberté de conscience jusqu’au témoignage public de ses croyances, et la tolérance mutuelle jusqu’au pardon.

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