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lundi, 26 septembre 2016 09:00

Archives des sables. De Palmyre à Neuchâtel

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pilote et observateurLe pilote et l'observateur (Antoine Poidebard) © BOL’exposition du Laténium Archives des sables, de Palmyre à Carthage, permet de revivre une véritable épopée: celle d’Antoine Poidebard, explorateur jésuite français des années 20. Géographe, inventeur, aviateur et photographe passionné d’archéologie, il effectua des heures de vol au-dessus des steppes désertiques de Syrie et devint un précurseur de l’archéologie aérienne.

Le musée de Neuchâtel permet de découvrir cette aventure humaine et scientifique grâce au fonds de photographies de la Bibliothèque orientale de Beyrouth. À l’intérêt scientifique de ces documents d’archives, s’ajoute un aspect émotionnel: les destructions des sites archéologiques en Syrie, notamment de Palmyre, par Daech, rendent ce travail de mémoire encore plus précieux.

La nouvelle exposition du musée d’archéologie de Neuchâtel ressuscite l’époque pionnière des prospections archéologiques au Levant, des années 1920 et 1930, lorsque la Syrie et le Liban étaient gouvernés par la France, sous mandat de la Société des Nations. En collaboration avec la Bibliothèque orientale (BO) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (plus de détails en fin d'article), et avec le soutien de l’Institut suisse pour la conservation de la photographe, elle propose un témoignage irremplaçable sur le passé antique du Proche-Orient.

L’exposition de photographies suit les traces du Père jésuite Antoine Poidebard, explorateur et pionnier de l’archéologie aérienne, de l’Asie mineure au ciel du Levant. Elle réunit une soixantaine de tirages originaux d’une qualité exceptionnelle: des portraits témoignant de la diversité culturelle qu’offrait l’Empire ottoman, des voies romaines recouvertes par les sables, des fortins antiques dans la steppe syrienne, des tracés énigmatiques dans le désert, des ports anciens engloutis sous les eaux méditerranéennes et des sites archéologiques d’une grande richesse ... désormais ravagés par les pillages et les destructions de guerre.

Réflexion sur l’archéologie

Archives des sables, de Palmyre à Carthage prend cependant «une certaine distance par rapport à l’exploitation politique du débat patrimonial. Elle met en lumière l’instrumentalisation idéologique de l’archéologie proche-orientale à l’époque coloniale et invite le visiteur à prendre la mesure des responsabilités scientifiques de l’Occident dans le sort tragique réservé aujourd’hui à ce patrimoine culturel inestimable», peut-on lire dans le communiqué de presse du Laténium.

Interrogé à ce propos, Marc-Antoine Kaeser, directeur du musée et commissaire de l’exposition explique : «Il faut replacer le travail d’Antoine Poidebard dans son contexte colonial.» Les autorités françaises des années 20 étaient à la recherche de tout renseignement pouvant les aider à maîtriser les territoires placés sous leur mandat et sollicitaient aussi à cette fin des archéologues. Les politiques et les scientifiques occidentaux en poste au Moyen-Orient étaient persuadés qu’ils avaient beaucoup à apprendre de l’Empire romain et de la façon dont celui-ci avait réussi à établir la paix sur les territoires qu’il gérait. Les Affaires étrangères cherchaient donc à identifier les points stratégiques occupés par les Romains, comme leurs anciennes voies de communication et leurs camps militaires. Les archéologues étaient engagés pour les aider dans cette tâche, et leurs recherches instrumentalisées à des fins politiques. C’est ainsi que l’archéologie, explique Marc-Antoine Kaeser, a été, et est encore, marquée du sceau du colonialisme de l’avis de biens de populations du Moyen-Orient. Les Occidentaux se sont appropriés ces sites culturels. Ce sont eux d’ailleurs qui se trouvent le plus souvent à l’origine du classement par l’Unesco des sites dits «patrimoine mondial de l’humanité». Pour l’archéologue suisse, une partie des attaques actuelles contre les sites archéologiques en Syrie, tel Palmyre, ou en Irak s’expliquerait par cette appropriation occidentale, qui transforme de facto ces lieux en symboles à détruire.

L’archéologie doit encore réfléchir à ces questions. Cela ne fait que depuis les années 80 qu’elle aborde différemment ses recherches. L’un des pionniers de cette nouvelle voie est l’archéologue genevois Charles Bonnet. En 1977, à la demande du directeur du Service des antiquités du Soudan, il a créé la mission archéologique de l'Université de Genève à Kerma, permettant de faire connaître les pharaons noirs. «J’ai travaillé au Soudan à Kerma avec Charles Bonnet, témoigne Marc-Antoine Kaeser. Dès le départ, il a tout fait pour soutenir les populations locales dans leur démarche de réappropriation de leur passé, de leur patrimoine archéologique. Aujourd’hui le site des pharaons noirs est protégé par les habitants de Kerma. Cette nouvelle façon de concevoir l’archéologie se développe bien sûr ailleurs, comme à Pétra, en Jordanie. Les populations bédouines développent un nouvel attachement à l’égard de ce site et à ne le considèrent plus uniquement comme une source de revenus touristiques.»

PoidelardAntoine Poidelard © BOProgrès techniques

L’exposition du Laténium permet encore d’aborder l’aspect technique de l’archéologie. Des documents scientifiques inédits illustrant le développement au début du XXe siècle de la détection aérienne en archéologie sont exposés. Le recul des airs, en effet, permet d’identifier des vestiges parfois imperceptibles au sol. Après des premiers essais à la fin du XIXe siècle, l’archéologie aérienne a vraiment pris son essor au lendemain de la Première Guerre mondiale, grâce aux progrès conjugués de l’aéronautique et de la photographie. Le véritable fondateur de la méthode d’archéologie aérienne est le Père Poidebard, «un personnage haut en couleurs, qui pourrait avoir inspiré certaines vignettes des Aventures de Tintin» (citation du dossier de presse).

Né à Lyon en 1878, Antoine Poidebard s’est distingué comme missionnaire jésuite par son engagement pour le soutien aux victimes du génocide arménien. Il fut également un explorateur de renom, auteur de récits de voyage très populaires, géographe, ethnographe et archéologue amateur. Établi à Beyrouth dès 1925, chargé de missions officielles pour le compte des autorités françaises, il pris la mesure de l’extraordinaire potentiel de la reconnaissance aérienne pour la documentation archéologique des territoires du Liban et de la Syrie.

Avec l’appui logistique de l’Armée de l’air française, il effectua des milliers d’heures de vol, principalement au dessus des steppes désertiques de Syrie, mais également sur les côtes de la Méditerranée, jusqu’en Algérie et en Tunisie, où il travailla aux côtés du jeune commandant Cousteau. Amateur génial, A. Poidebard conçut des prototypes d’appareils photographiques qui connaîtront des prolongements industriels. Il conduisit tous ses travaux selon des procédures rigoureuses et systématiques, qui permirent à l’archéologie aérienne de devenir une véritable méthode scientifique.

En Suisse, les travaux les plus concluants furent conduits par le Neuchâtelois Paul Vouga dès 1927, au-dessus des sites lacustres de Cortaillod.

Poidebard livre
Lévon Nordiguian et Marc-Antoine Kaeser
De l’Asie Mineure au ciel du Levant
Antoine Poidebard, explorateur et pionnier de l’archéologie aérienne
Hauterive, Laténium 2016, 168 p., richement illustré.


Des institutions renommées

Le Laténium: plus grand musée archéologique de Suisse, inauguré en 2001, le Laténium présente 50'000 ans d’histoire régionale, mise en scène dans une perspective universelle, «entre Méditerranée et Mer du Nord». Il est doté d’une muséographie moderne et a reçu le Prix 2003 du Musée du Conseil de l’Europe.

La Bibliothèque orientale (BO) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth: la BO a été fondée par les jésuites en 1875, en même temps que l’Université, à partir des fonds du Collège séminaire de Ghazir. Son premier noyau a été rassemblé par Alexandre Bourquenoud sj, qui s’était lancé dans le projet d’explorer et d’inventorier les richesses archéologiques de la région. Louis Cheikho sj, son directeur entre 1880 et 1927, lui donna son nom actuel en 1894 et l’enrichira par les disciplines de l’orientalisme. La bibliothèque ne cessera dès lors d’être alimentée par de nouveaux documents, notamment par le biais d’orientalistes européens. Propriété de la Compagnie de Jésus et gérée par l’Université Saint-Joseph depuis 2000, la BO est devenue une bibliothèque de recherche ouverte au public, spécialisée dans les domaines suivants: archéologie, religions, islamologie, théologie, histoire, philosophie, linguistique, littérature et art. Un tiers du fonds est en arabe et le français est l’autre langue dominante.
La BO détient ainsi:
200 000 titres de livres, parmi lesquels des éditions fort anciennes de chroniqueurs et voyageurs orientaux et occidentaux, de poètes et penseurs arabes
- 2000 titres de collections complètes et rares de revues européennes et arabes ainsi qu’une collection presque complète de journaux et revues remontant au début de la presse arabe à Beyrouth et au Caire dans la deuxième moitié du XIXe siècle
- 3500 manuscrits arabes, chrétiens et musulmans, ainsi que des manuscrits en syriaque, garchouni, latin, grec, turc, persan, arménien, copte et hébreu
- 2000 cartes géographiques anciennes
- 50 000 documents photographiques, représentant plusieurs fonds, dont justement le fonds Poidebard qui fait l’objet de l’exposition Archives des sables, de Palmyre à Carthage, au Laténium de Neuchâtel.

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