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lundi, 08 août 2016 15:06

Le dadaïsme dans tous ses états

Le centenaire de la naissance du dadaïsme fêté à Zurich n’est pas qu’une simple célébration locale. Aucun autre courant n’a procédé à une remise en question aussi vaste et radicale des fondements de l’art, à laquelle nombre d’artistes contemporains continuent de puiser.

Contre la guerre
Durant des décennies, l’élan destructeur du mouvement dada a occulté sa vitalité créative. Du dadaïsme, on a longtemps perçu que sa critique radicale et sans appel d’une société qui avait conduit à une guerre absurde et sanglante. En ce début du XXe siècle, les dadaïstes ne détenaient pas le monopole de la contestation. Les futuristes, dont ils s’inspirent, avait déjà le goût de la provocation. A leur suite, les dadaïstes sont contre tout, mais à l’inverse du poète futuriste Filippo Tommaso Marinetti, qui percevait la guerre comme « seule hygiène du monde », ils ne voient en elle qu’un carnage. « Une guerre horrible et stupide nous avait frustrés de cinq ans d’existence, écrivait Max Ernst. Nous avions assisté à l’effondrement dans le ridicule et la honte de tout ce qui avait été donné pour juste, pour beau et pour vrai. »
Le Rossignol chinois présenté au Kunsthaus de Zurich est emblématique du regard clairvoyant que Max Ernst portait sur la propagande belliqueuse et patriotique que nul à l’époque n’aurait imaginé contredire. Au-delà du titre tiré d’un conte d’Andersen et propre à désamorcer toute idée de violence, le collage donne naissance, à partir de la photographie d’une bombe aérienne associée à un éventail et à la délicatesse de gestes maniérés, à une créature hybride mi-humaine, mi-animale. Enrôlé contre son gré, l’artiste remettait en question une presse qui abondait en images d’armes de guerre sophistiquées afin d’exalter les performances militaires allemandes. L’objectivité apparente de la photographie lui permettait de briser plus sûrement les illusions démagogiques.
Notre époque qui en a vu d’autres assimile Max Ernst à un joyeux drille. Mais en 1920, au lendemain de son exposition à laquelle on accédait par les toilettes des messieurs, l’artiste fera l’objet d’une inculpation pour outrage aux bonnes mœurs, tandis que la presse titrera : Doit-on fusiller les dadaïstes ?
Dans cette Europe en guerre, Zurich, située en zone neutre, sera le lieu providentiel où se retrouveront ceux-là même qui fuient la guerre : l’Alsacien Hans Arp et sa future épouse également artiste Sophie Taueber, le poète allemand Richard Huelsenbeck et les Roumains Marcel Janco et Tristan Tzara. Le 5 février 1916 y naissait le dadaïsme dans le bien nommé cabaret Voltaire, auquel son fondateur Hugo Ball avait donné, de manière prophétique, le nom d’un philosophe libre penseur. Quant à Tzara, il aurait prétendument baptisé la nouvelle avant-garde en ouvrant au hasard le dictionnaire.
Dada, mot enfantin dépourvu de sens, annonçait la dérision, l’humour noir et ravageur qui ne cessera d’inspirer les fondateurs de la première heure et tous ceux qui se joindront plus tard à eux, Max Ernst, Kurt Schwitters ou Francis Picabia.
Après la guerre, le vent de révolte se diffusera et trouvera des adeptes à Berlin, avec Raoul Hausmann et George Grosz, à Hanovre, avec Kurt Schwitters, à Cologne où officiait Max Ernst et à Paris sous l’égide de Man Ray et Marcel Duchamp dont le Landesmuseum de Zurich expose notamment le fameux urinoir, pudiquement intitulé par l’artiste Fontaine.

Un art de la parole
Au lendemain de plusieurs courants artistiques dont les préoccupations étaient strictement plastiques, le dadaïsme renouait avec l’actualité. Première avant-garde engagée du XXe siècle avec le futurisme, il fut d’abord une pensée et une prise de position critique. D’où l’importance de l’écrit et de la parole, supports privilégiés de leur rébellion.
En tentant de reconstituer Dadaglobe, cette simple anthologie qu’ambitionnait de publier Tristan Tzara, le Kunsthaus de Zurich rend compte d’une ample littérature. Ce ne sont pas moins de deux cents œuvres, documents, textes et archives de près de quarante artistes que l’institution zurichoise réunit. Y sont présentés de nombreux collages, ou plus précisément des photomontages.
Il semblerait que Raoul Hausmann ait été l’initiateur de cette nouvelle pratique. Il relatait en effet dans Courrier Dada (1958) qu’il en avait eu l’idée en 1918, lors d’un séjour au bord de la mer Baltique : « Dans presque toutes les maisons se trouvait, accrochée au mur, une lithographie en couleurs représentant sur un fond de caserne l’image d’un grenadier. Pour rendre ce mémento militaire plus personnel, on avait collé à la place de la tête un portrait photographique du soldat. Ce fut comme un éclair, on pourrait - je le vis instantanément - faire des “tableaux” entièrement composés de photos. »
Né d’éléments photographiques hétérogènes, le photomontage deviendra le mode d’expression privilégié de beaucoup de dadaïstes. Dédié à Arp et à Max Ernst, Tableau rastadada, autoportrait iconoclaste de Francis Picabia exposé au Kunsthaus, est un hommage aux dadaïstes allemands. Représenté avec une pipe dans le nez, Picabia le Loustic, ainsi qu’il se nommait lui-même, s’y défigurait avec humour et autodérision par les ruptures d’échelle abruptes d’un découpage volontairement maladroit.
La négation de tout, y compris de l’art et de ses techniques, et l’attitude de surcroît anti-esthétique n’encourageaient pas leur intérêt pour un langage visuel. Un problème d’expression s’est donc posé dans un premier temps. Comment, en effet, s’exprimer plastiquement sans avoir recours à des moyens conventionnels ? Le photomontage apportera une réponse. Le Berlinois John Heartfield, qui anglicisa son nom par provocation, ira au-delà du domaine réservé de l’art en publiant ses photomontages anti-nazis dans le magazine AIZ, et en concevant des affiches pour le parti communiste allemand.
Sans réinventer une langue - comme le fait Hugo Ball -, Kurt Schwitters et Raoul Hausmann vont créer des « poèmes typographiques et sonores » en utilisant la lettre comme pur élément visuel et sonore, amenant le spectateur à « écouter avec les yeux et à voir avec les oreilles. Dans un poème, ce n’est pas le sens et la rhétorique des mots, mais les voyelles et les consonnes, et même les caractères de l’alphabet qui doivent être porteurs d’un rythme. »
Outre la lecture publique dans laquelle Hausmann excelle, les revues s’avèrent un moyen idéal de diffusion. On ne mesurera jamais assez leur rôle. A l’image de Der Dada, publiée de 1919 à 1924 par Raoul Hausmann, dans laquelle on peut lire ses poèmes et ceux de ses amis Johannes Baader, Richard Huelsenbeck, John Heartfield et George Grosz. On songe aussi à Merz, magazine créé par Schwitters, qui publie dès 1923 les textes de Francis Picabia.

L’héritage du dadaïsme
Ces productions diverses exerceront une véritable fascination auprès des surréalistes. Au printemps 1921, les collages de Max Ernst figurent dans l’exposition parisienne Au-delà de la peinture qu’avaient organisée Paul Eluard, André Breton et Aragon. Nombre de dadaïstes vont ensuite adhérer au surréalisme.
Le dadaïsme inaugure un changement d’attitude vis-à-vis de l’art moderne par une prise de position radicale et engagée. Le peintre, le sculpteur se rapproche du statut d’artiste qui s’approprie des champs qui lui sont étrangers. Le dadaïsme s’intéresse à tous les domaines de la création : la photographie, la poésie, le théâtre au travers de performances publiques, ainsi qu’au très récent cinématographe - Francis Picabia réalisa en effet des films. Avec le dadaïsme, naît la poésie phonétique, comme en témoigne au Landesmuseum la photographie prise en 1917 au cabaret Voltaire, où un Hugo Ball revêtu de cylindres déclame un poème conçu à partir d’onomatopées.
L’esthétique de l’objet tout fait avec Marcel Duchamp, l’activisme politique, la matérialisation de l’acte et de la pensée en œuvre d’art anticipent l’art conceptuel, le pop art, le nouveau réalisme, Fluxus et pléthores d’esthétiques qui fleuriront au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il suffit de lire les passages enragés de Mein Kampf (1924) pour comprendre la valeur profondément novatrice du dadaïsme, sans lequel l’art contemporain ne saurait se comprendre et n’aurait peut-être pas pu exister.
G. N.

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