Les femmes ont longtemps évolué dans l’ombre de leurs homologues masculins. Georgia O’Keeffe semble avoir échappé à cette fatalité, tout du moins aux États-Unis. Dès les années 1920, elle est une figure médiatique. Elle est désignée en 1939 comme l’une des douze personnalités les plus exceptionnelles des cinquante dernières années. Quant à ses œuvres, elles entrent très tôt dans les collections publiques.
En 1943, elle est la première artiste à faire l’objet d’une rétrospective dans le prestigieux Art Institute de Chicago et, trois ans plus tard, au Museum of Modern Art de New York. Pour autant, elle est absente des institutions européennes, ce qui pourrait s’expliquer par son fort enracinement dans la tradition américaine. Georgia O’Keeffe est pourtant née au sein d’une famille d’origine irlandaise par son père et hongroise pas sa mère. Qu’elle appartienne au sexe féminin n’est sans doute pas étranger à cet éloignement de la scène artistique européenne. Elle n’est pas la seule à avoir subi cet «handicap de genre» qui a longtemps pesé sur ses homologues.
Georgia O’Keeffe et les avant-gardes européennes
Les préambules de l’exposition rendent hommage à la personnalité de son galeriste, Alfred Stieglitz, qu’elle épousera. On doit à ce photographe devenu marchand d’art d’avoir fait connaître Paul Cézanne dont il expose les aquarelles dès 1911. Avant cela, les New-yorkais avaient pu voir sur ces mêmes cimaises Rodin, Matisse, Picasso et Braque. Alfred Stieglitz apparaissait comme le pape de la modernité dont sa galerie assurait le catéchisme pieusement assimilé par la jeune Georgia.
Une amie de Georgia O’Keeffe avait envoyé ses dessins à Alfred Stieglitz, qui accepta de les exposer. Cette Américaine proche de l’abstraction pouvait peut-être écrire une page de l’histoire de l’art américain et être le relai des révolutions artistiques de la Vieille Europe. La rencontre est providentielle pour Georgia O’Keeffe, alors totalement inconnue. Elle suscitait l’attention de l’un des plus ardents défenseurs de la modernité et de l’art américain! Il ne cessera plus de l’exposer, cela jusqu’à sa mort survenue en 1946.
Les fleurs de sa célébrité
L'artiste suscita une œuvre unique, en dépit de ses liens incontestables avec la modernité qu’elle explora en fréquentant assidument la Galerie 291, véritable vitrine de l’Europe à New York. Georgia O’Keeffe est surtout connue pour ses fleurs aux détails surdimensionnés. Ce thème, qui apparaît en 1919, n’était pas inédit. La thématique était déjà appréciée d’Arthur Dove et du peintre de l’écurie de Stieglitz Charles Demuth dont c’était le sujet de prédilection quasi exclusif. L’influence de la photographie n’est pas négligeable. Le marchand fut le mentor de l’éducation par l’image de Georgia O’Keeffe à la faveur de ses liens avec les représentants de la Straight Photography (Photographie pure, un terme qui désigne un style tentant de rendre une scène de façon aussi réaliste et objective que possible). L’artiste avait pu admirer chez Paul Strand l’utilisation du gros plan, avec ses cadrages audacieux et ses agrandissements de détails qu’elle retrouve avec Edward Weston. En 1929, elle avait également rencontré Ansel Adams, génie de la prise de vue de paysage. Leur passion commune pour l’Ouest américain scellera leur amitié.
Les critiques perçoivent très tôt la dimension sensuelle voire érotique des peintures de Georgia O’Keeffe. Cet aspect n’avait pas échappé à Stieglitz, qui y décela immédiatement «un intérêt criant du point de vue psychanalytique». L’artiste avait offert à son protecteur Abstraction (1916), une sculpture à la forme délibérément phallique qui renforçait les soupçons d’un érotisme assumé. Pléthore d’œuvres visibles chez Stieglitz -notamment de Brancusi- cultivait cette ambiguïté. Ensuite, Georgia tentera vainement d’apporter un démenti à cette lecture obsessionnellement érotique.
De Lake George au Nouveau-Mexique
Chez l’artiste américaine, les sujets sont déterminants, même lorsqu’elle fraye avec l’abstraction (Abstraction-Alexius, 1928). À la fin des années 1920, elle aspire à de nouveaux horizons. À la série des gratte-ciel (New-York with moon, 1925), succèdent les vues de Lake George (Lake George with cross, 1921), lieu de villégiature des Stieglitz. Les paysages qui s’en inspirent ajoutent le grandiose au pittoresque de ce lieu qu’elle juge «petit et coquet». Le lac bordé par les montagnes retient surtout son attention, même si tout manque d’amplitude. À l’issue de l’été 1925, Stieglitz confie à Paul Strand: «Notre été n’a été pour sa peinture d’aucune inspiration… Tu connais le goût de Georgia pour les grands espaces.» Ces «grands espaces», Rebecca et Paul Strand les immortalisent lors d’un voyage au Nouveau-Mexique. Trois ans plus tard Georgia s’associe à leur séjour qui sera pour elle une véritable révélation. «Je me retrouve enfin», avouait-elle.
Ses séjours y deviennent réguliers. Son choix de s’installer, vingt ans plus tard, dans un ranch au Nouveau-Mexique -seule face à ce désert qui allait envahir ses peintures- l’érigea en symbole de femme libre à une époque où si peu de femmes l’étaient. II ne s’agissait pas pour elle d’un simple paysage, mais d’une terre des temps primitifs, «laissant entrer un sombre et amer, un âcre éveil au passé lointain». L’austérité de ses terres arides se rattachait à ses yeux à la Confrérie des Frères pénitents, d’où la présence de croix, motif récurrent qu’elle cerne de lumière se détachant sur un ciel d’un bleu sans nuance (Gray cross with Blue, 1929). Elle peint la petite église de la Mission à Taos comme elle peignait les fleurs, en ne retenant que leur géométrie. Aux courbes fluides des pétales de fleurs se substituent la linéarité de l’horizon et la géométrie de l’architecture. La couleur en osmose avec la lumière découpe les formes. En peignant ses églises en pisé, ses roches et ses ossements, elle marque définitivement la perception de l’Ouest américain, désigné comme l’O’Keeffe country.
La figure humaine est absente de ses peintures, pour autant l’humanité et la spiritualité rejaillissent de chaque repli du paysage. La géologie pactise avec les commissures, les plis de la chair ou les rides de l’épiderme. Pour la première fois en 1943, elle peint un os de bassin. Ce sera le début d’une série de tableaux peints en pleine Seconde Guerre mondiale. Elle aimait ces os qu’elle collectait lors de ses marches dans le désert. «J’ai ramené avec moi des os blanchis et j’en ai fait mes symboles du désert.» De nouveau, ils sont frappés de gigantisme et envahissent le ciel, comme pour mieux se confondre avec l’espace infini du paysage. On songe immanquablement aux surréalistes et tout particulièrement à Dalí. Ceux-là se reconnaissaient d’ailleurs en elle. Mais l’artiste a toujours démenti cette proximité, sans doute en raison de son amour de la nature vraie ou plus justement authentique. La réalité l’intéressait bien plus que les mondes invisibles et oniriques du surréalisme.
L’œuvre ultime
Georgia O’Keeffe évolue dès les années 1950 vers une simplification de plus en plus grande. Elle ne retient plus que la porte d’un noir profond du patio de sa maison d’Abiquiú. Difficile de ne pas songer à Ellsworth Kelly dont elle découvre dans un magazine une de ses peintures. Elle résume son environnement qu’elle avait tant souhaité grandiose. «Je pense mieux dans un espace vide.» En dépit de son grand âge et à plus de 90 ans, elle continue de parcourir le monde, le Maroc, Hawaï, le Costa Rica ou le Guatemala. Elle meurt à regret à l’hôpital, loin de Ghost Ranch. «Quand je pense à la mort, je regrette seulement de ne plus pouvoir contempler le beau paysage, à moins que les Indiens aient raison et que mon esprit s’y promène après son départ.» Selon ses vœux, ses cendres y furent dispersées.
À voir
Georgia O’Keeffe
jusqu'au 22 mai 2022
à la Fondation Beyeler de Bâle
www.fondationbeyeler.ch