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mercredi, 09 février 2022 10:35

La belle époque de l’Art nouveau

Vassily Kandinsky, Esquisse pour une affiche pour une brasserie française ou Scène de fête de nuit (1906-1907) © Collection privée / musée d'art de PullyDans son écrin lumineux surplombant le lac, à côté de la maison familiale de Ramuz, le musée d’art de Pully présente une remarquable collection privée. Au temps de Bonnard et Mucha (sous-titre de l’exposition), on cherchait autant la révolution des formes que le décloisonnement de l’art, notamment par l’affiche dans la rue.

L’Art nouveau, qu’on l’appelle Belle Époque ou plus tard Art déco, est lié à l’émergence, à la fin du XIXe siècle anglais, du mouvement Arts and Crafts. Il décline avant la Première Guerre Mondiale déjà. Ce courant d’art total, qualifié de kitsch ou de décoratif entre 1920 et 1950, selon l’historienne Anne Murray-Robertson, spécialiste d’Eugène Grasset, l’un des piliers de ce mouvement artistique, renaît cependant dans les années 60. Il a gagné depuis ses lettres de noblesse, expression paradoxale pour un art dont certains de ses plus célèbres représentants, comme Félix Vallotton et Paul Signac, aspiraient à ce qu’il soit vu par les classes populaires! Certains critiques parlaient même de l’affiche lithographiée comme de «la fresque de la foule». Les cimaises en étaient la rue. Belle utopie.. car les amateurs d’art, férus de revues d’avant-garde et de la décoration Art nouveau étaient culturellement informés et économiquement bien dotés.

Un art social

Paul Signac, "La mendiante" 1895 © Collection privée / musée d'art de PullyToujours est-il que la démocratisation de l’art par la diffusion de masse des supports faisait débat à l’époque, certains ayant clairement rangé l'Art nouveau sous la bannière d’art social. Dès le premier tiers du XIXe siècle, les combats sociaux accompagnent l’industrialisation (Première Internationale socialiste, 1864) et les idéologues politiques réfléchissent à l’art mis au service de la communauté. Les sujets populaires ne manquent pas (fusain de Degas sur Les Blanchisseuses ou aquarelles de Jean-Louis Forain, telle Musiciens ambulants), au restaurant, dans la rue, au théâtre, comme cette cantatrice ondoyante de Vassily Kandinsky, dont on rappelle qu’il est aussi l’un des fondateurs de l’art abstrait!

Edvard Munch, Gustav Klimt, Oskar Kokoschka, Jules Chéret, Maurice Denis, Henri de Toulouse-Lautrec, pour n’en citer que quelques-uns présentés au long de cette joyeuse exposition, sont au cœur de ce mouvement novateur qui voulait mettre sur le même pied l’Art et les arts appliqués. Car le mouvement de l’Art nouveau, c’est aussi des décors muraux, des vitraux et, évidemment, des meubles, des assiettes, des bijoux (Lalique).

De l'art et des affiches

C’est Alphonse Mucha, Tchèque à Paris, avec ses figures féminines stylisées sur les affiches lithographiées largement connues, qui symbolise cette tendance. Lui qui pourtant n’a jamais voulu être enfermé dans le mouvement Art nouveau, où il voyait un effet de mode, comme le rapporte l’historienne Tomoko Sato! Il réalise six affiches pour les productions théâtrales de Sarah Bernhardt. Mucha doit beaucoup à la «divine» (et vice-versa), actrice, directrice de théâtre, sculptrice, star du tournant du siècle, femme à l’esprit d’entreprise, engagée dans la société de son temps. Il travaille pour elle comme créateur et directeur artistique. La première affiche représentant Sarah Bernhardt, intitulée Gismonda, fait l’événement à Paris en 1894. Le style de Mucha nait de cette lithographie.

Alphonse Mucha, Bières de la Meuse, 1897, lithographie en couleurs sur papier, 153,3 x 103,8 cm, collection privée © Fotoatelier Peter Schälchli Les affiches, qui désormais sont placardées dans les rues des grandes capitales, sont arrachées des murs par certains quidams et, à Paris, les amateur·trices font le siège devant la devanture des éditions Sagot, comme l’a gravé Félix Vallotton sur l’un de ses bois (Les amateurs d’estampe). Le développement de l’affiche symbolise peut-être le mieux ce style Art nouveau, qui fut le premier vecteur au service de la publicité, pour des produits aussi variés que le champagne, la Compagnie des wagons-lits, le papier à cigarettes Job qu’une «femme-fleur» signée Mucha tient négligemment au bout de ses doigts, promesse de Nirvana dans les volutes de fumée. La femme de Mucha célèbre tout aussi bien les Bières de la Meuse (1897) ou les Biscuits Lefèvre-Utile (1896)!

Très stylisé, aux lignes fluides et ornementées d’inspiration japonisante, le genre Art nouveau est fait pour séduire l’œil, comme chez Eugène Grasset (né à Lausanne) dont on peut admirer l’affiche pour sa propre exposition au Salon des Cent (qui se tiendra dès 1894), haut lieu de l’Art nouveau. Mais l’aspect harmonieux et les figures féminines iconiques ne sont qu’une facette de ce courant porté par les expositions universelles, et surtout par les journaux et nombreuses revues littéraires, d’art ou satiriques même. Théophile Alexandre Steinlen, lui aussi natif de Lausanne, et dont on peut admirer Cocorico, une litho d’un coq plus vrai que nature, croque dans la revue Gil Blas les différences de classe, le sort des jeunes campagnardes échouées à Paris, la criminalité, la répression policière.

Carl Otto Czeschka, illustration pour Franz Keim "Die Nibelungen" (1908-1909), Vienne Leipzig © musée d'art de PullyL'univers des contes

Une frange de ces artistes (peut-être en réaction à ce moment où les progrès techniques font basculer l'époque vers le XXe siècle) explore aussi l’univers des contes et des légendes inspirés des arts rupestres du Moyen Âge ou tirés du folklore. On peut admirer à Pully les extraordinaires illustrations par le peintre Czeschka, à Vienne (1908-1909), de la légende des Nibelungen. Là, plus d’arabesques, mais un trait géométrique, des couleurs frappantes, un style médiéval, tiré de l’héraldique. Oskar Kokoschka, qui fut l’élève de Czeschka, réalise un livre de contes pour enfants en 1907-1908, dont les huit lithographies couleur au style naïf sont absolument fascinantes, telles que Jeune fille avec un mouton dans un paysage montagneux, Les Rois Mages ou Trois jeunes filles, agneau et oiseaux du paradis… De Kokoschka aussi, Die traümenden Knaben (les garçons qui rêvent) nous relie à nos propres souvenirs d’illustrations des contes de notre enfance, quand seules les images s’imprimaient dans notre mémoire parce que nous ne savions pas encore lire. La source de l’expressionnisme de Kokoschka est dans sa façon de transposer légendes et rêves sur le papier. C’est d’ailleurs en 1900 que Freud publie à Vienne son livre-monument sur l’interprétation des rêves.

affiches mucha

À voir
La Belle Époque de l’Art nouveau
Au temps de Bonnard et Mucha

au musée d’art de Pully
du 28 janvier au 19 juin 2022

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