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mardi, 01 mars 2022 08:42

Croyances brutes

Marc Moret avec ses collages entreposés dans une pièce de sa ferme © Mario Del Curto, 1999Avec quarante-trois auteurs d’art brut, pour des centaines de dessins, peintures, sculptures, collages où règnent divinités, saints et mystères divers, l’exposition Croyances frappe les esprits. Dans le petit château de Beaulieu, où la Collection de l’Art Brut a été installée en 1976 suite à la donation du peintre et collectionneur Jean Dubuffet (1901-1985), l’atmosphère évoque les tréfonds mais aussi le merveilleux.

5e Biennale de l’Art brut, Croyances,
à la Collection de l’Art Brut, Lausanne, jusqu’au 1er mai 2022.
Conférences, films, visites et publications:
www.artbrut.ch

Les artistes qui sont exposés dans cet écrin noir velours ont créé une œuvre qui vient du dedans. Leur âme y est quelque part. Ce n’est pas un cliché de le dire, c’est la réalité de beaucoup d’entre eux, valets de ferme, marginaux, artisans habités par la matière, personnages parfois dérangés dans un monde trop rangé pour eux. Cette intériorité donne libre cours à l’imaginaire et à l’imagination, pour l’invention de techniques inédites, cheminement vers une voie poétique. Transcendance, signes souvent d’un divin que ces artistes représentent avec des symboles foisonnants, signes aussi de correspondances surréelles, signes de noirceur parfois et, pour d’autres, monde d’ailleurs, monde perdu. Productions conçues sans filtre ni formatage quelconque (ce qui leur vaut d’être réunies sous l’appellation créée par Jean Dubuffet),[1] comme chez Aloïse, dont les immenses déesses, femmes débordantes d’amour, font partie de la Collection de l’Art Brut depuis les débuts.[2] Aloïse, la grande artiste d’art brut née à Lausanne en 1886, gouvernante à Potsdam, à la cour de Guillaume II, et qui s’éprend de l’empereur, ce qui nourrira son œuvre. Aloïse qui crée, explique-t-elle, par le ricochet d’un rayon lumineux, qu’elle renvoie au-delà des astres, elle-même étant un corps astral.

L’architecture des lieux -plateformes, escaliers ouverts- permet au visiteur d’embrasser du regard les trois étages. Le noir invite au silence et à la plongée dans l’intime des œuvres. À peine entré dans ce qui n’est pas un musée, selon la farouche volonté de Jean Dubuffet, pionnier de l’art brut, ainsi que de celle du premier conservateur, Michel Thévoz, on est saisi par un sentiment de recueillement. C’est le mystère de ces lieux d’où jaillissent des œuvres venues de contrées imaginaires ou fruits de l’archéologie personnelle de leurs auteurs. Coup de projecteur subjectif sur quelques-uns d’entre eux.

Prophètes et gardiens du passé

Giovanni Battista Podestà (1895-1976), dont les œuvres sont marquées par la foi et la liturgie catholiques, réalise des sculptures, peintures, bas-reliefs, vitrines, comme celle où des figurines-squelettes s’affairent autour d’un cercueil -le sien. Sa vie fut difficile. Enfance pauvre à la campagne, au nord de l’Italie, entouré de douze sœurs, obligé de gagner sa vie encore enfant, soldat dans les deux Guerres Mondiales, prisonnier, exilé de sa campagne par la réforme agraire et l’industrialisation galopante du nord de l’Italie. Podestà, dans ses œuvres, fustige le dieu argent, le matérialisme. Il est la nostalgie d’un monde perdu, qu’il exprime dans un jaillissement radical et surtout avec un grain de folie, voie tracée vers la fantasmagorie.

Ses cadres en bois sont ornés de figures grotesques, les couleurs sont vives, de l’or, de l’argent, des perles, sortes de retables du Moyen Âge, où il inscrit sa propre iconographie édifiante, où il châtie ceux qui enfreignent la loi de Dieu. Calligraphiées sur des petits panneaux, les légendes de chaque œuvre enseignent des comportements moraux, les bons, et fustigent les mauvais. Tout comme les allégories pré-Renaissance du Bon et du Mauvais gouvernement, que l’on peut admirer à Sienne. Podestà est un homme médiéval, disent ses biographes. Ses œuvres sont indissociables de son personnage de prophète, qui se promène dans Laveno, au bord du lac Majeur, lors de ses «tournées apostoliques», en long manteau enrichi d’injonctions bibliques, tenant à la main sa canne où sont sculptées les «stations de sa vie». Au doigt, une bague ornée d’une tête de mort, car la mort lui est familière. Sa barbe et ses cheveux sont longs. Le Vendredi saint, il porte une croix qu’il a fabriquée jusqu’au sanctuaire au haut d’une colline. Une foi trop dérangeante pour l’autorité religieuse, qui le lui interdira. Jean Tinguely possédait des œuvres de Podestà, qu’il admirait beaucoup.

Certains artistes bruts fabriquent des objets-reliques, comme Marc Moret, de Vuadens, sec comme un cep de vigne. Mario del Curto l’a photographié, un torchon de cuisine à carreaux noué aux quatre coins sur son crâne, en train de travailler dans sa ferme à ses «hauts reliefs». Créations faites de scories du quotidien familial, détruites et reconstruites avec du verre pilé et tamisé, de la colle de peau (gélatine faite à partir de peau de lapin), des pigments, des os d’animaux. Devant ces architectures bizarres, il se recueille en souvenir de ses proches disparus. Il leur attribue des valeurs protectrices.

Fétichistes et spirites 

Le titre de cette Biennale, Croyances, englobe on l’a compris tant les références à la religion chrétienne qu’aux dieux mythologiques, aux thaumaturges, comme chez l’Autrichien August Walla (1936-2001) dont la fresque puissamment colorée et légendée est de la taille d’un mur entier (Götter, dieux). Interné à seize ans pour troubles psychiatriques, il dessine et écrit depuis son enfance. Son Dieu est tout-puissant et effrayant. Ses œuvres sont pour lui des talismans protecteurs contre le monde naturel et surnaturel.

Dessin au stylo à bille sur carton d’emballage de Guyodo, sans titre, sans date,  © Collection de l’Art Brut, Lausanne, photo : Marie Humair, Atelier de numérisation – Ville de LausanneDes œuvres-fétiches que l’on retrouve aussi chez Adolf Wölfli (1864-1930), l’un des fondateurs malgré lui de cet art brut, non académique, contestataire en soi par sa force et son radicalisme. À sept ans, le jeune Bernois, abandonné par son père, vit quelque temps avec sa mère avant d’être placé à la campagne comme valet de ferme. Arrêté pour agression sexuelle, diagnostiqué schizophrène, il est interné à vie à vingt-neuf ans dans un Institut fermé où il dessine, écrit et compose de la musique du matin au soir. Il sera connu par la monographie que lui consacrera le Dr Morgenthaler, auteur de l’un des premiers ouvrages analysant de telles œuvres sans les interpréter comme fruits de la maladie psychique.

L’œuvre de Wölfli est gigantesque: 25'000 pages de créations littéraires, graphiques et de partitions. Il a recréé un monde en harmonie, qu’il a dessiné à la mine de plomb et aux crayons de couleur. Ses motifs sont symétriques et géométriques, ses thèmes souvent religieux ou mythologiques (La Sainte Trinité dans la ville géante de Chant-Saint-Adolf, daté de 1914 - St Adolf étant son pseudonyme). Le Musée des Beaux-Arts de Berne lui a consacré une grande exposition en 2015.

Les peintures spirites de Madge Gill sont elles aussi bien connues des amateurs d’art brut. Née dans la banlieue londonienne, placée enfant en orphelinat, employée de ferme au Canada puis initiée par sa tante à Londres au spiritisme et à l’astrologie, elle est aussi épouse et mère. À la suite d’une série de drames, elle se met à dessiner, à broder ou écrire, travaillant la nuit à la lueur d’une lampe à huile, de façon automatique, guidée par un esprit, Myrninerest (my inner rest, mon repos intérieur). Ses nombreux visages féminins, tous identiques, aux yeux grands ouverts, et ses labyrinthes se déploient parfois sur une dizaine de mètres, à l’encre de Chine et au stylo, et gardent tout leur pouvoir de fascination.

L’exposition présente aussi des travaux à la frontière de l’Art Brut, qualifiés de Neuve Invention, comme les sculptures et dessins de Frantz Jacques, dit Guyodo, né en 1973 à Port-au-Prince, en Haïti, dont l’une de ses représentations symboliques de dieu-esprit hérissé de pointes constitue l’affiche frappante de cette Biennale. Il dessine au stylo bille sur des cartons d’emballage ses monstres et fantômes, sur fond de croix et de piquants noirs et rouges. Il vit aujourd’hui dans son quartier natal, initiant les enfants à la pratique de l’art. 


Sous la direction de Sarah Lombardi,
Croyances
est aussi le titre du 5e livre de la série «Art Brut, la collection»,
Lausanne/Milan, Collection de l’Art Brut/5 Continents Editions 2021, 168 p.,
plus de 100 illustrations couleur

[1] Depuis des années, choisir consacre régulièrement des articles à l’art brut. Ils sont à découvrir sur notre site. Parmi eux, Valérie Bory, Dieu, l’art brut et la folie créatrice, in choisir n° 565, janvier 2007. (n.d.l.r.)
[2] Pour mieux découvrir Aloïse, voir Geneviève Nevejan, Dans le corps de l’art brut, 11 décembre 2017 (n.d.l.r.)

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