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jeudi, 16 décembre 2021 14:00

Une artiste à géométrie variable

SophieArp KunstmuseumBale S0A9796Voilà bientôt un mois que l'artiste suisse Sophie Taeuber-Arp (1899-1943) est mise à l'honneur au MoMa de New York. L'exposition Abstraction vivante, déjà présentée au Kunstmuseum de Bâle puis au Tate de Londres, restitue l’entièreté de son œuvre foisonnante et transversale, et pourtant méconnue. Justice est donc est en train de lui être rendue. Par leurs acquisitions, le Centre Pompidou à Paris, le MoMA à New York et pléthore d’institutions suisses, tel le Kunstmuseum de Bâle, désignent l'étendue des talents de celle qui fut longtemps présentée comme la femme de Jean Arp.

À une semaine près, Sophie Taeuber-Arp aurait célébré ses 54 ans. Le rapport de police qui constata son décès à Zurich par asphyxie, le 12 janvier 1943, présentait cette «citoyenne française» comme «épouse du sculpteur Jean Arp et femme au foyer». C’était méconnaître celle qui, précisément, avait soutenu pendant 27 ans son «foyer» en enseignant à l’École des arts décoratifs de Zurich. On taisait là surtout sa contribution pionnière au mouvement dada et à l’émergence de l’abstraction.

Être femme artiste

Femme artiste, épouse de surcroît d’un artiste, elle partagea le sort de tant de ses semblables. L’oubli de Sophie Taeuber-Arp était d’autant plus aisé que les Arp ont partagé un langage commun au travers d’œuvres parfois communes. Elle put d’autant moins se consacrer pleinement à son art que, par nécessité économique, elle alloua son temps à l’enseignement, cela jusqu’à l’âge de 40 ans. D’où une œuvre incontestablement moins connue que celle de son époux. Pour autant la formation de couples d’artistes où les femmes affirment leur rôle créateur participe au XXe siècle d’une volonté de libération de la tradition, qui trouve une expression particulière dans l’œuvre des Arp, mais aussi de Hannah Höch et Raoul Hausmann et des Delaunay qui tous se connaissaient.

L’art du décloisonnement

HxBxT: 50 x 17.8 x 18 cm; Öl auf Holz; Messingblech; MetallöseNée en 1889 à Davos, Sophie Taeuber s’inscrit très tôt dans les débats sociaux et artistiques de son époque tournés vers la synthèse des arts. Le désir d’associer l’industrie, la modernité et l’esthétique, de repenser l’artisanat et sa place dans la hiérarchie des arts se développe alors partout en Europe. Elle avait été à bonne école dès son entrée aux Arts et métiers de Saint-Gall, puis à l’Atelier d’apprentissage et d’essai pour les arts libres et appliqués à Munich et enfin à l’École des arts appliqués de Hambourg, institutions progressistes ouvertes aux avant-gardes. Son champ de création est infini et milite en faveur de l’absence de hiérarchie entre les arts. Témoin en 1918, la mise en scène du Roi Cerf de Carlo Gozzi pour laquelle elle conçoit à la manière de sculptures une série de marionnettes à partir de formes géométriques abstraites. Mais sa modernité ne s’en tenait pas qu’à l’esthétique puisqu’elle avait également reformulé dans l’esprit dada les personnages de cette tragi-comédie du XVIIIe siècle. Le magicien métamorphosé en Freudanalytikus était assisté du médecin Complexe d’Œdipe qui invoquait le dieu Libido primal. La représentation n’eut guère de retentissement, à l’exception peut-être du personnage symboliquement baptisé La Garde. Cette figure à cinq bras armés et dépourvue de tête personnifiait la force d’un combat anonyme et aveugle et d’une guerre qui venait de se terminer.

Protagoniste de la première heure du mouvement dada

Sophie Taeuber sera par ailleurs de l’aventure du Cabaret Voltaire, théâtre du dadaïsme à l’existence brève mais trépidante, animée par les poètes allemands Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, le Roumain Tristan Tzara et enfin l’Alsacien Jean Arp. Elle en signe le manifeste anonymement, l’École de Zurich l’ayant menacée de la licencier si elle prenait part à ces manifestations scandaleuses. Membre de la troupe du chorégraphe Rudolf van Laban, elle y exécute, dissimulée sous des masques de Marcel Janco, des danses cubistes ou «nègres» aux inspirations primitivistes et radicalement non-figuratives. Son «corps cent fois subdivisé», écrivait Hugo Ball dans son journal à la date du 8 avril 1917, dansait au son du tambour de Richard Huelsenbeck et des onomatopées du Chant de poissons volants et d’hippocampes écrit par ce même Hugo Ball.

«Les objets dada, relate Jean Arp dans Jours effeuillés, sont formés d’éléments trouvés ou fabriqués, simples ou hétéroclites.» Dès lors tout peut servir l’art, les contes aborigènes, les statues africaines, les rites des Indiens hopis. Il s’agissait de décloisonner les pratiques de faire éclater les carcans en mixant les techniques, de lier les arts en abolissant les frontières avec les arts appliqués. Sophie Taeuber évoluait de la broderie, du tissage et du design à la danse. Elle se singularisait par la pluridisciplinarité de ses travaux, qui avait à ses yeux un statut équivalent.

Länge: 40 cm; Glasperlen, Faden und MetallverschlussDécouvreuse des arts extra-européens

Les artistes en ont toujours été les révélateurs. L’intérêt de Sophie Taeuber pour les arts extra-occidentaux est très précoce. Enfant, elle collectionnait déjà les images de chefs indiens. Son engouement pour les cultures lointaines s’accroît durant la période dada. Elle s’en inspire en 1922, lorsqu’elle commence à fabriquer des costumes inspirés des Katsinas, poupées rituelles des tribus hopis d’Arizona. Elle réalise aussi des parures de perles proches de l’esthétique et des techniques pratiquées par les femmes en Afrique du Sud, qu’elle enrichit, dès 1916, de son répertoire géométrisé et abstrait, fil d’Ariane entre son œuvre et l’art des antipodes.

Les années parisiennes

Paris était La Mecque de l’art et de la culture, le lieu où il fallait être. Le couple s’y installe, retrouve Tzara et côtoie Ernst, Miró, Eluard et Magritte. Ses années sont les plus fécondes de son existence. Elle dessine sa maison à Meudon -aujourd’hui Fondation Arp- ses meubles, travaille comme styliste et architecte d’intérieur, réalise des sculptures avec Jean Arp et commence enfin à exposer. Mais elle demeurait aux yeux de tous l’épouse de Jean Arp, infiniment plus célèbre et prompt à présenter ses créations; à l’inverse, relatait un témoin, «Sophie Taeuber ne nous aurait jamais sollicités pour montrer son travail». Par habitude, la «maîtresse de maison», ainsi qu’elle se désignait, s’effaçait. Mais dans le même temps, elle s’engageait sur un autre plan, en adhérant au mouvement Abstraction-Création et en créant la revue Plastique plastique à laquelle contribuaient entre autres Malevitch, Kandinsky ou Marcel Duchamp.

Le climat s’assombrit avec la montée du nazisme qui voyait en l’avant-garde un «art dégénéré». L’artiste le vécut, écrit-elle, comme «une barbarie monstrueuse qui détruit tout esprit de création». Les années de guerre, l’occupation et l’exil à Grasse briseront un élan que sa mort allait éteindre à tout jamais.

L’exposition bâloise restitue l’entièreté de son œuvre foisonnante et transversale. Sophie Taeuber fait figure d’exception en Europe, parce que c’était une femme évoluant à l’égale de ses homologues masculins, mais aussi parce qu’elle était capable d’oser le dadaïsme et l’abstraction, l’une des rares parmi les Helvètes à pressentir leur fabuleuse portée créatrice.

AfficheExpoÀ voir et à lire
Sophie Taeuber-Arp Abstraction vivante
jusqu’au 20 juin 2021
Kunstmuseum, Bâle Neubau
www.kunstmuseumbase.ch
Catalogue en anglais conçu par le Museum of Modern Art, et en langue allemande publiée par le Kunstmuseum de Bâle, Hirmer éditeur

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