Le phénomène semble récent, alors qu’en réalité les femmes artistes ont toujours existé. Pline l’Ancien les mentionne au Ier siècle. Elles ne seront pas moins nombreuses durant les siècles suivants, bien qu’elles aient longtemps été ignorées des manuels d’histoire de l’art. La célèbre Artemisia Gentileschi (1593-1653) n’est révélée que depuis une date récente, à la faveur de sa redécouverte à laquelle ont contribué les mouvements féministes. Pour critiquable qu’il soit dans ses excès, le féminisme a concouru à ouvrir les vannes d’un discours luttant contre l’ostracisme.
Victimes d’un enseignement discriminant
L’exposition débute en 1870 parce que la date correspond, selon la commissaire Theodora Vischer, à la «professionnalisation» du métier pour les femmes. Elles peuvent enfin accéder à l’enseignement des beaux-arts. Jusqu’alors l’apprentissage s’effectuait auprès d’un parent. Artemisia Gentileschi est formée par son père, Lotte Laserstein (1898-1993), dans l’école de sa tante, avant son entrée en 1921 à l’Académie des arts de Berlin lorsque l’institution s’ouvre aux femmes. Berthe Morisot, doyenne et pionnière avec Mary Cassatt de Close up, était descendante du peintre Jean-Honoré Fragonard. Si l’on excepte les leçons de Corot, elle apprend la peinture en copiant les tableaux du Louvre, donc en autodidacte. Enfin elle intègre le cercle des impressionnistes grâce à Édouard Manet, dont elle épouse le frère Eugène Manet.
L’impossibilité de suivre une formation explique le retrait de la scène artistique de ces femmes artistes. L’accès se libéralise au cours du XIXe siècle, sans que leur soient toutefois permis les cours de modèles vivants. À l’Académie des beaux-arts de Pennsylvanie où se forme Mary Cassatt en 1860, les modèles portent un masque pour cacher leur identité. À Paris, elles ne sont admises aux Beaux-Arts qu’en 1897, privilège obtenu de haute lutte grâce à la détermination de la sculptrice Hélène Bertaux (1825-1909).
Leur apprentissage excluant le modèle vivant et l’anatomie, beaucoup s’en tiennent au portrait, au paysage ou à la nature morte. L’exposition justifie peut-être ainsi le choix du portrait au détriment de tous les autres genres.
Repenser le portrait féminin
Les représentations du bonheur familial abondent dans cet impressionnisme au féminin qui a parfois oblitéré la modernité de facture. L’univers domestique prévaut chez Berthe Morisot, relativement indifférente aux sujets modernes traités par ses contemporains impressionnistes, tandis que Mary Cassatt se dédie en partie au thème de l’enfance et de la famille, avec Lydia au cadre de tapisserie ou le Portrait d’Alexandre J. Cassatt et de son fils, Robert Kelso Cassatt, dont on critiqua en son temps la «mièvrerie». Il n’en est rien de Paula Modersohn-Becker, dont les jours s’écoulent à Worpswede au sein d’une communauté artistique où elle rencontre le poète Rainer Maria Rilke. Elle épouse l’un des fondateurs de cette colonie au sein de laquelle s’épanouit son expressionnisme pionnier et une audace qui l’amène à peindre le premier autoportrait nu.
Les avant-gardes du XXe siècle, en présageant ouverture d’esprit et audace, pouvaient faire naître les espoirs d’un cénacle en quête de visibilité. Peggy Guggenheim avait de louables intentions lorsqu’elle organisa en 1942 à New York une exposition réunissant trente-et-une femmes (qui furent malheureusement traitées de «névrosées»).
Frida Kahlo aussi souffrit des soupçons d’hystérie, qu’on prêta à sa relation tumultueuse avec le peintre Diego Rivera. Elle vécut dans l’ombre de son compagnon. Le pape du surréalisme André Breton eut cependant plus de tolérance que d’autres pour ce type de personnalité hors du commun, suffisamment pour accepter d’écrire la préface d’une de ses expositions. Frida Kahlo a elle aussi repensé l’autoportrait en apparaissant dans de multiples peintures qui ne font pas l’économie de ses souffrances. Elle forçait le spectateur à regarder une réalité physique, voire une déchéance, loin des clichés de l’éternel féminin. Elle réinventait le genre dans des autoportraits qui étaient pour elle une manière de s’affirmer. Dans Mes grands-parents, mes parents et moi (arbre généalogique, 1939), elle dépasse aussi les codes du portrait collectif en se représentant comme un fœtus aux origines espagnoles et allemandes quand, dans le même temps, la loi de Nuremberg interdisait les mariages mixtes.
Le regard dissident au diapason de notre époque
En Suisse comme en France, les expositions dédiées aux artistes femmes ont toutes pris le soin d’isoler ces dernières de leurs alter egos masculins. En optant pour le portrait, la sélection opérée par la Fondation Beyeler continue ainsi de les séparer du corps social. Peu de chance de percevoir ce fameux «regard sur le monde». Il eût été intéressant aussi d’aborder leur vision d’elles-mêmes.
Les remises en cause de leur statut émergent dans les années 60, avec notamment la française Annette Messager, absente de l’exposition, qui dénonce leur soumission à la séduction ou au rôle de ménagères accomplies. Cindy Sherman et Marlène Dumas sont peut-être les plus incisives. La première souligne à quel point la femme adhère volontairement ou inconsciemment à des codes socioculturels. Ses autoportraits sont tout sauf narcissiques, et elle y est tout sauf elle-même. Ses premières photographies en noir et blanc (Untitled Film Stills) exploraient les rôles attribués aux femmes par l’industrie du cinéma. Cindy Sherman ne cessera plus dès lors d’incarner, sous des travestissements divers, tous les stéréotypes féminins. Aujourd’hui, elle s’attaque aux réseaux sociaux et à un supposé idéal féminin remodelé par la chirurgie et abusant des filtres. Ses visages défigurés forcent la réflexion sur la notion même de féminité.
Marlène Dumas est l’autre artiste qui ose violenter les visages métamorphosés en faces grimaçantes. Elle refuse le statut d’égérie ou de femme fatale dans lequel l’histoire de l’art a cantonné les femmes. Comme Cindy Sherman, ses photographies trouvent leur origine dans les magazines de mode, le cinéma ou l’art. Toutes sont privées de leur contexte et toutes subissent un travail de sape. Aux portraits glamour d’Amy Winehouse, elle préfère Amy-pink (2011) et sa vision spectrale saturée d’un rose qui dissimule le deuil. Ses œuvres doivent s’interpréter comme des exorcismes face aux images digitales qui inondent notre société. Qui ment? Les images médiatiques ou le «regard» de l’artiste -pour reprendre l’idée prétendument centrale de Close up? L’art n’est pas un miroir mais une traduction de ce que l’on ne connaît pas. L’artiste femme est peut-être en effet une visionnaire.
À voir
Close-up. Berthe Morisot, Mary Cassatt, Paula Modersohn-Becker, Lotte Laserstein, Frida Kahlo, Alice Neel, Marlene Dumas, Cindy Sherman, Elizabeth Peyton,
jusqu’au 2 janvier 2022,
Fondation Beyeler, Riehen (BS)
www.fondationbeyeler.ch
À lire
Le catalogue en allemand et en anglais
de Tere Arcq et Hilda Trujillo, Tamar Garb, Peter Geimer, Donatien Grau, Anna-Carola Krausse, Sylvie Patry, Uwe M. Schneede, Jennifer A. Thompson et Theodora Vischer
Hatje Cantz Verlag, Berlin 2021