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jeudi, 01 juin 2017 15:06

Le sauvage

Début juin, je suis parti pour l’été, berger, marcher avec quelques quatre cents brebis à travers les rocs et les herbes. J’ai laissé derrière moi, « en bas », mon hiver d’écriture, un livre en cours, suspendu jusqu’aux neiges à venir. Trois prochaines saisons à marcher, une à écrire. Chemin d’encre sur le papier.

Louis Espinassous est aussi romancier, accompagnateur en montagne, éducateur nature et berger-fromager dans les Pyrénées. Il est l’auteur notamment de Besoin de nature. Santé physique et psychique, (Saint-Claude-de-Diray, Hesse 2014, 240 p.), dont ce texte est tiré avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

Jour gris. Petite neige grise au sol. La montagne s’assoupit dans la froidure en ce pâle matin d’octobre. Sur le vallon il y a toutes les nuances de l’herbe devenue feutre jauni. Je marche à pas lents. Et soudain une lumière rousse et ronde. Je me fige. Lentement mes mains glissent vers les jumelles alors que le corps est encore tendu dans ce pas à peine enclenché, déjà éteint. Elle a un jeune... Ça y est, je les ai dans l’oculaire. Ils sont là, presque irréels, perchés sur un petit mamelon rocheux. Beauté parfaite de cette biche douce et gracile avec son jeune de l’année encore tremblant, comme pas tout à fait fini, délicieusement moucheté encore de flocons blancs. Délice au ralenti. Le cou gracile seul pivote, tête de jeune biche si élégante qui me scrute, toutes oreilles tendues. Tension contre tension. Lentement elle me transperce de tous ses sens, de toute sa sensibilité, son presque faon encore, indifférent, contre le flanc. Faire durer cet instant suspendu, jubiler, me goinfrer délicatement de cette intensité, de ce fil d’acier, cette corde de violon tendue à se rompre entre nos deux êtres si lointains et si proches.

Souvent le fil se rompt dans un éclat de tonnerre, envol fracassant, fuite éperdue, bonds gigantesques ! Là, comme parfois, le fil se détend peu à peu, s’amollit doucement : d’un petit saut, la biche bascule sur la pelouse grise ; elle s’arrête à nouveau, trottine, fait mine de cueillir un brin d’herbe, me fixe à nouveau, immobile, reprend sa marche souple, attend son jeune. C’est presque au bas du vallon, toute tension évacuée pour moi, qu’elle prendra le galop pour disparaître dans le bois. Silence, vide délicieux encore, plein à ras bords de notre rencontre, de ma rencontre toujours renouvelée avec le sauvage.

Formidables rencontres qui me nourrissent presque au quotidien : du geai étincelant de rose et de bleu qui inspecte en sautillant la terre remuée du jardin, tête et bec toujours en brusques mouvements, à la maman ourse et ses deux oursons, à peine un peu plus haut dans la vallée ; de cet écureuil virevoltant sur la pelouse, panache roux tantôt déployé, tantôt rassemblé en point d’interrogation, filant dans le pommier, heureux de m’avoir chipé une noix, à ce renard merveilleux sous la lune, découvrant, plus étonné que moi, que ce vermisseau géant avait soudain tête et odeur d’homme : oreilles pointues, truffe noire et luisante à moins de soixante centimètres de mon propre nez, regard étincelant sous l’éclat de la lune, qui me disait toute son incrédulité et sa sidération devant une telle situation. De ces deux milans royaux dansant leurs danses d’hirondelles immenses et chatoyantes au-dessus de mes petites-filles émerveillées, à ce cerf gigantesque, dix-huit cors comptés sous la lune, dont la respiration haletante et l’âcre odeur de mâle en rut cognent mes tempes et mes narines à me figer de trouille... Je suis à moins de six mètres de son mufle, gueule ouverte luisante de bave et de furie du grand cerf au brame.

Hier, dans la forêt landaise, ces pistes de sanglier toutes fraîches au bord de la lagune, et soudain, partout sur le sable humide de la piste forestière, ces minuscules et virevoltantes empreintes aussi nettes que des pièces de monnaie autour et le long des pesantes traces de l’adulte : maman sanglier et sa flopée de petits marcassins chahuteurs. Ou, il y a quelques années, cette fabuleuse équipée sur la piste de Cannelle et de Papillon en leurs amours de mai, les deux ours, le vieux patriarche taciturne et la jeune ourse encore toute follette. Huit heures de pistage halluciné où rien de leur nuit d’amour ne m’aura échappé, de leurs repas partagés (fourmis rousses, vers de bois, scille fausse jacinthe) aux délicats passages à gué, en passant bien sûr par la chambre nuptiale avec vue sur la Vallée d’Ossau, draps (de neige) froissés. Et un an et demi après, la touchante confirmation : un nouvel ourson était né aux Pyrénées, fruit des amours de mai de Cannelle et de Papillon.

Ours des Pyrénées ou rouge-gorge, marmotte ou écureuil, merle tout affairé et bruyant ou gigantesque gypaète barbu, milan, buse, héron, ragondin, chevreuil, biche, renard, martre et belette, chouette entendue, sanglier ou renard pistés, toutes ces rencontres directes ou indirectes avec le sauvage, souvent éphémères, fugitives mais si intenses.

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