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jeudi, 08 juin 2017 14:25

Immensément

On s’échine à leur trouver des noms, des noms doux, sans arêtes, qui ne blessent pas le cœur, qui voilent ce qui s’y joue: La Paix du Soir, Soleil couchant, Mon repos, Mont-Calme, tous ces noms en forment un seul, les visiteurs le sentent, leurs visages se crispent à l’entrée comme pour une mauvaise plaisanterie.

Écrivain valaisan, Jérôme Meizoz est l’auteur de publications scientifiques, ainsi que d’œuvres de fiction ou poétiques. Il a collaboré à l’édition critique des romans de C. F. Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade.

On voit les pensionnaires en chaises roulantes, courbés sur un tricot, sur un journal, parfois la tête renversée, hagards. Une femme arpente les couloirs en parlant seule. Celui-là est assis à table, figé, le nez sur un bol de thé. Ils dorment immensément devant la télévision, ça les berce, qui donc voudrait suivre le film animalier passé en boucle ? À quoi bon suivre des yeux ces fauves trop souples, qui tuent et meurent en pleine nature ? Ça sent la Javel, les repas tièdes dans les assiettes délaissées, les corps délabrés. Mais les sols brillent, sur le lino les soignants glissent comme à la patinoire, un plateau à la main. Ne manque que la musique pour faire un opéra.

Chambre 34 : Roland, arrivé depuis quelques jours, après un accident de voiture. Il en est sorti complètement perdu, la tête a lâché, presque d’un coup. Il faut dire qu’il a écrasé sa seconde épouse en reculant dans le parking du supermarché. Il ne s’en souvient pas vraiment. Roland ne pourra plus rentrer chez lui. La maison vide, trop grande, sera prêtée au petit-fils. Place aux jeunes, Roland n’aurait rien contre, mais il n’a plus conscience de tout cela. Il parle beaucoup, avec des mots d’architecte, son ancien métier. Roland combine les mots les uns avec les autres, il construit sa phrase, mais elle n’a pas de sens, on lui demande de répéter. Il s’accroche à des morceaux de langage comme à des troncs sur un fleuve où il serait tombé d’un coup.

Chambre 42 : exactement en face, Louise ne sort jamais. Elle a complètement perdu la tête, plus aucun lien verbal n’est possible avec elle. Tout se joue dans les regards et les gestes. Elle passe ses journées devant la fenêtre. Sur sa table, les photos des enfants et petits-enfants.

Quand il était valide, Roland venait la trouver chaque mois. Il parlait un peu, quelques nouvelles des uns et des autres, puis ils restaient là, silencieux. Calmes. Comme si le temps n’avait plus aucune consistance. S’arrêter près d’elle lui procurait une sorte de soulagement, lui si actif de l’aube à la nuit, toujours à faire des plans, des budgets, des lettres. Mais quel endroit, ces drôles de noms La Paix du Soir, Soleil couchant, Mon repos, Mont-Calme, tout cela lui semblait factice. Roland compte désormais parmi les pensionnaires. On l’a installé exactement en face de Louise, sa première épouse. Mais il ne s’en rend pas compte. Il ne sait plus. Leur divorce avait été terrible, cris et grincements de dents, familles hérissées, rumeurs, insultes, avocats à l’affût. Ils s’étaient aimés puis détestés. Très volontiers, elle l’aurait poignardé. On peut dire que Roland et Louise font chambres séparées, sans le savoir. En fin de compte, le calme est revenu. Comment nommer cette paix ?

Aujourd’hui, dimanche, leur fils vient pour la rituelle visite. C’est commode. En une fois, il peut voir père et mère. Il n’a qu’à passer d’une chambre à l’autre. Dans l’ascenseur, il s’amuse à chercher d’autres noms pour l’établissement : Après la bataille, Fin de partie, Au-delà de tout...

Et depuis le couloir, on peut saisir quelques bribes : - Allez, tu ne veux pas sortir un peu, papa, tu restes toujours enfermé ! - Non. - Mais pourquoi ? Je t’accompagne, on va prendre l’air... - Je te dis non. Dehors, c’est plus pour moi. - Et c’est pour qui, alors ? - Dehors, c’est pour les vivants.

A découvrir:
Jérôme Meizoz

Faire le garçon
Carouge, Zoé 2017, 156 p.

Rude défi que celui de devenir un homme, un vrai, comme on le concevait dans le milieu villageois valaisan, il n’y a pas si longtemps. En trente petits chapitres, l’auteur enquête sur ce passé, le sien comme chaque fois. Ce roman, tressé avec ces souvenirs, a pour héros un garçon déjà fait, qui choisit de vendre des caresses et quelques prestations supplémentaires aux dames en manque, plutôt que d’aller travailler à l’usine. Il refuse « d’entrer dans les corps » mais se hasarde jusqu’au seuil des cœurs douloureux.
Fantasmes érotiques, ou plutôt projection de ce besoin de tendresse refusée à celui qui apprend à faire le garçon. Comme chaque fois chez l’auteur, l’écriture hésite sur la frontière entre prose et poésie, mélancolique, sensuelle et tendre. Au fond, la vie d’un homme en devenir qui se cherche et se développe tant bien que mal, sous le regard impitoyable d’une société machiste, et qui rêve d’un monde de tendresse dont le privent les canons de la virilité.

Pierre Emonet sj

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