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mardi, 01 juin 2021 07:33

À l’ère du « capitalisme artiste »

Faire l'auteur en régime néo-libéral, Jérôme Meizoz«Flux tendu des publications, tir nourri des éditeurs. Ma crainte: qu’ils se dotent bientôt de bombardiers. Je songe à aménager ma cave» (Éric Chevillard). La vie littéraire est surdéterminée aujourd’hui par les exigences commerciales et médiatiques. Les techniques de storytelling donnent souvent le ton, le nom d’auteur glisse vers le statut de marque commerciale et les médias cherchent à montrer les écrivains en personne, en privilégiant les «belles gueules».[1] Qu’en résulte-t-il pour les autrices et les auteurs?

Jérôme Meizoz (écrivain, sociologue et docteur ès Lettres) enseigne à l’Université de Lausanne. Il a reçu le Prix suisse de littérature pour son roman Faire le garçon (Zoé, 2017). Il développe la réflexion abordée ici dans Faire l’auteur en régime néolibéral - Rudiments de marketing littéraire (Slatkine 2020).

Pour mieux saisir les effets de l’alignement de la littérature sur les grandes industries culturelles (cinéma, jeux vidéo et musiques actuelles), il faut décrire à la fois les mutations de l’édition, celles de l’univers médiatique et celles de l’image publique des auteurs, devenus des «caniches de concours».[2] Ce «marketing littéraire»,[3] comme le nommait Gilles Deleuze, pèse sur la création actuelle. En résulte un énorme gâchis éditorial qui fait se côtoyer des ouvrages sans intérêt, formatés ou imités (le nombre de nouveaux auteurs a augmenté de 36% en France entre 2007 et 2016) et des ouvrages invisibles ou mort-nés (parfois de qualité).

Depuis les années 1990, les logiques néolibérales ont pénétré l’ensemble de la chaîne du livre qui s’est concentrée, suite à de nombreuses fusions, dans quelques méga-groupes éditoriaux privés. Les économistes parlent d’un «oligopole à franges».

Selon une enquête éditée par Olivier Donant en 2018, la montée de mastodontes éditoriaux en France (Hachette, Editis, Madrigall) est con­co­mitante à «une accentuation de la best-sellerisation»[4] et s’accompagne de la marginalisation des for­mes expérimentales valorisées jadis par les avant-gardes. Face à cette évolution, nombre d’auteurs (comme Philippe Sollers) ont adapté leur dispositif d’écriture vers une plus grande lisibilité. D’autres, comme le romancier Jean-Marc Lovay, n’ont fait aucune concession à ces attentes, acceptant le risque de perdre bien des lecteurs.

Aux grands groupes éditoriaux qui se partagent une large part du marché, s’ajoute l’émergence de nombreuses maisons d’édition de petite taille dont la survie est limitée et qui contribuent à multiplier l’offre en li­brairie sans pour autant parvenir à développer leurs ventes. Alors qu’on assiste à un émiettement global des ventes de 30% environ, la part des ventes des ouvrages à très grand succès a continué d’augmenter pour atteindre les 38%.[5]

Nombre des nouveaux éditeurs ten­dent à se replier sur des niches thématiques ou communautaires, liées à des publics spécifiques (comme la littérature ésotérique ou celle de dé­veloppement personnel). Toujours d’après les chiffres de Donnat, l’immense majorité des nouvelles publications de ces petites maisons n’atteignent pas les 100 exemplaires vendus. De là, on peut craindre une uniformisation de la production littéraire soumise à un unique modèle commercial, réglée au flair monologique de taste-makers (critiques ou agents littéraires), voire bientôt aux simples algorithmes.

Le succès comme label

Le critique Gérard Genette décrit ainsi le dispositif: «Chacun -à commencer par les éditeurs- sait que le succès, en ce domaine, ne procède pas de recettes que l’on pourrait appliquer d’avance, ni même inférer après coup, comme les règles codifiées d’un genre classique. Umberto Eco, théoricien pourtant fertile, n’a jamais prétendu ‹expliquer› celui du Nom de la rose par quelque raison singulière, et encore moins par une loi générique. […] Pour le ‹grand public› ici concerné, les best-sellers partagent bien un trait générique, qui n’est ni formel ni thématique, mais qui consiste tout bonnement dans leur succès. Ce trait est évidemment rétrospectif, et glorieusement incertain, comme les performances sportives, mais il n’est pas totalement aléatoire, puisqu’il suffit à l’éditeur (ou à ses agents de communication) de ‹faire savoir› au plus vite (mais pas trop vite) que des milliers voire des millions de lecteurs (de spectateurs, d’auditeurs…) ont aimé ce livre (ce film, ce disque…), qui figure déjà sur toutes les listes des ‹meilleures ven­tes›. Les ‹nouveaux› lecteurs ainsi suscités savent alors parfaitement ce qu’ils achètent: le succès lui-même, en lui-même et pour lui-même. Ce n’est jamais trop cher payé.»[6]

Le best-seller s’avère avant tout une réussite publicitaire et engage donc un cercle vertueux: tel livre attire l’acheteur parce que certains proclament par avance qu’il se vend. C’est l’affaire immémoriale du désir mimétique, dans sa version consumériste.

L’éditeur Bernard Grasset avait ainsi défini la publicité littéraire comme «l’audace de proclamer acquis ce que l’on attend».[7] Et que lit-on au début de La vérité sur l’affaire Harry Quebert (2012) de Joël Dicker? «Tout le monde parlait du livre [de Marcus Goldman].» Et plus loin: «Personne ne sait qu’il est écrivain. Ce sont les autres qui le lui disent.» Autrement dit, les questions du succès du livre et de la reconnaissance consécutive de l’écrivain sont logées au cœur même de la fable: l’intrigue de La vérité sur l’affaire Harry Quebert est en quelque sorte construite comme la prophétie auto-réalisatrice de son succès commercial.

Paradoxale profession de foi

Le roman de Dicker confronte deux écrivains, Marcus Goldman, couronné de succès pour son premier livre mais désormais en panne d’idées, et son ancien professeur, Harry Quebert, auteur du best-seller L’origine du mal et soupçonné d’avoir assassiné une jeune fille de quinze ans dont il était épris. Comme le best-seller de Quebert, l’intrigue de Dicker raconte (en abyme) le processus de marketing qui la fait connaître.

Le discours sur la littérature porté par le roman relève d’ailleurs d’un même imaginaire du succès: mystique de l’inspiration, aura érotique de l’écrivain, célébration des pouvoirs de la littérature et des bienfaits de celle-ci dans les vies ordinaires. On en trouve une autre version, également pieuse et assez voisine, dans La Vie secrète des écrivains (2019) de Guillaume Musso, qui met en scène un jeune auteur souvent refusé par les éditeurs, «ces gestionnaires de la littérature qui lisent les textes à travers le prisme d’un tableau Excel», et son admiration pour un aîné intègre, Nathan Fawles, retiré du monde après avoir renoncé à la littérature (ce personnage est un agrégat de Philip Roth, Elena Ferrante et Thomas Pynchon, tous rétifs à l’exigence médiatique).[8]

Dans ces deux cas, les valeurs de gratuité, centrales dans une conception autonomiste de la littérature, de­vien­nent celles-là mêmes au nom des­quelles justifier la grande produc­tion! Dans le monde de la comm’, on n’est pas à un paradoxe près. Et cette profession de foi bénigne en la littérature permet aussi d’assurer la jonction entre l’enthousiasme d’un Marc Fumaroli de l’Académie française et celui des lecteurs les plus ordinaires. Une fois posé comme un interprétant universel de la vie humaine, le roman mérite d’être vendu en grandes quantités, sans être soupçonnable d’obéir aux seuls intérêts du commerce. La littérature comme réparation du monde, lieu du care, n’est-ce pas là un des clichés indiscutés de notre époque?

Trucs narratifs…

Dans The Best-seller code, paru en 2016, Jodie Archer, ancienne éditrice de Penguin, et Matthew Jockers, chercheur au Stanford Literary Lab, ont établi l’algorithme propre aux 20'000 best-sellers recensés par le New York Times les trente dernières années. À partir de ces données, ils identifient cinq ressorts prin­cipaux à ce type d’ouvrages. 1. Ces ouvrages traitent trois ou quatre thèmes prédominants sur au moins un tiers du livre. D’autres thèmes sont bienvenus, mais s’en tenir aux thèmes principaux est essentiel. 2. Parmi ces thèmes, celui de l’intime, de la chaleur humaine, de l’empathie est le plus important. Les con­tex­­tes varient: couple et famille, nouvelles technologies, mort et même impôts… Le sexe est très peu présent, du moins jamais dominant. 3. Le rythme est frénétique. Il s’agit de susciter des émotions, et surtout de les alterner -espoir, déception, espoir- pour maintenir la tension narrative. Cinquante nuances de Grey ou Da Vinci Code sont exemplaires de cette succession de creux et de bosses émotifs. 4. Pas de formules alambiquées et de mots rares. Un style peu formel, des phrases cour­tes, un langage de tous les jours. Un mot aussi banal que thing apparaît six fois plus souvent dans un best-seller que dans un autre livre. Et parmi les 491 mots les plus fréquents, on trouve okay, to do et very… 5. Des personnages actifs plutôt que subissant les événements, dans le style «je pense, donc j’agis» plus que «je souhaite, donc j’attends». Les auteurs ont constaté que des verbes comme grab, do, think, ask, look, hold, love revenaient fréquem­ment dans les best-sellers, tandis que dans les livres qui se vendent peu, on trouve des verbes plutôt pas­sifs: need, want, miss

…et marketing éditorial

D’autres facteurs, externes au texte, interviennent ou surdéterminent l’accès au succès (rôle de l’éditeur, de l’agent, de la presse et de la publicité). Eva Illouz décrit en détail le processus de consécration. À partir de Cinquante nuances de Grey, la sociologue distingue sur le plan éditorial deux phases et deux types d’intérêt pour le best-seller. Le décollage des ventes relève d’abord d’un premier public motivé. Dans le cas de Cinquante nuances de Grey, cela s’est passé sur internet, dans les forums, etc. Ensuite, une fois l’ouvrage présent dans les listes de best-sellers, émerge un second public conquis par les articles, re­por­tages et émissions. L’achat du volume est alors motivé par une «dynamique consumériste faite d’imitation et de distinction».[9]

En examinant de près le processus de diffusion de ce roman, l’historien Jean-Yves Mollier, pour sa part, déclare révolue l’ère de la prescription par la critique littéraire. «L’exemple de Cinquante nuances de Grey qui totalise aujourd’hui plus de 130 millions d’exemplaires vendus montre en effet qu’une romance érotique, d’abord publiée sur des sites de fanfiction […], peut à elle seule occuper une telle place sur le marché de la littérature générale qu’elle réduit à une peau de chagrin l’espace disponible pour les autres fictions. […] On peut hausser les épaules et se contenter de rejeter loin de son regard ces livres qui seront sans doute vite oubliés, mais Girl Online et tous ces romans auto-édités qui font les délices des clients d’Amazon sont là pour prévenir que le temps où les critiques littéraires des grandes revues et des journalistes sérieux faisaient l’opinion et dictaient une par­­tie des achats des lecteurs est révolu. Ni Le Monde ni Télérama ni les grands hebdomadaires, et encore moins les revues papier, ne sont plus capables d’orienter les achats des lecteurs, y compris cultivés, et Bernard Pivot lui-même n’aurait sans doute plus le même public si son émission phare existait encore.»[10]

L’économie créative

Revenons à l’impact du dispositif nommé best-seller. Que fait le palmarès des «meilleures ventes» à l’activité littéraire en général? Ces listes, généralisées dans la presse, sont désormais produites de manière totalement automatisée. À l’heure où, dans l’abondante production éditoriale, n’accèdent au grand public que les livres ayant passé par une soigneuse préparation médiatique, le rôle de cette sélection ne peut être négligé.

L’accès à une large audience dépend de plus en plus de la capacité à faire résonner dans les médias l’auto-proclamation du succès commercial.

La réputation conférée par l’avis des pairs, le bouche à oreille du milieu culturel, la recommandation des revues spécialisées, tout ce qui constituait la logique d’autonomie (et parfois de clôture sur soi) des pratiques littéraires se voit concurrencé par des méthodes de communication issues directement de modèles du marketing industriel et favorisées par les réseaux sociaux.

Ces métamorphoses de la production et de l’évaluation de la littérature s’inscrivent dans le cadre plus large d’un «capitalisme artiste» que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy datent de la fin des années 1980. Il s’agit d’un «système qui produit à grande échelle des biens et des services à finalité commerciale mais chargés d’une composante esthétique-émotionnelle, qui utilise la créa­tivité artistique en vue de la stimulation de la consommation marchande et du divertissement de masse».[11]

Selon eux, l’art a renoncé peu à peu à son autonomie esthétique, si précieuse durant les deux siècles précédents: il se trouve dès lors intimement associé au système commercial du divertissement (entertainment). Le terme d’«économie créative», désignant, par exemple, le rôle auxiliaire de l’offre artistique dans des secteurs économiques comme le tourisme ou l’urbanisme, s’est peu à peu imposé. Les industriels intègrent ainsi l’art comme créateur de désir dans un marché difficile, notamment au sein d’une «économie de l’enrichissement» fondée sur le luxe.[12]

Peopolisation de l'édition

Il y a plus de quinze ans, Rémy Rieffel prévoyait que la montée des logiques commerciales allait accentuer la personnalisation et la peopolisation de l’édition et de la presse culturelle. La mise en valeur de la personne avant l’œuvre vise en effet à élargir les publics potentiels. Ainsi, les formes contemporaines de la célébrité médiatique «inverse[nt] l’ordre habituel des grandeurs puisque le plan de la vie publique est privilégié au détriment de la vie littéraire et de la création proprement dite. Les médias attirent en effet l’attention non sur des œuvres mais sur des ouvrages ponctuels, restreints dans leur diffusion à la temporalité de l’activité éditoriale immédiate.»[13]

Les sphères artistique, économique et financière s’interpénètrent de sorte qu’il devient peu aisé de différencier l’art industriel de l’art pour l’art, le succès commercial du prestige symbolique, les effets de mode des innovations. Dans ce contexte, le prestige accordé autrefois à des œuvres jugées «grandes» selon les critères des pairs n’a plus guère de poids dans la vie publique. Rémi Rieffel le constatait déjà en 2005: «[Il] est incontestable que les médiateurs et les marchands (les journalistes et les financiers) ont à l’heure actuelle davantage de poids sur la vie culturelle que les mandarins (les savants, les écrivains et les artistes), et que la balance entre ces deux mon­des semble pour le moins inégale.»[14]

[1] Clémentine Baron, «Pourquoi les écrivains sont-ils de plus en plus beaux?», in Rue89.com, Paris, 26 février 2013.
[2] L’expression revient à l’écrivain Dominique Poncet.
[3] Gilles Deleuze, «Le seuil habituel de connerie monte» [entretien], in Minuit, n° 24, 1977. Consultable sur le net.
[4] Olivier Donnat, «Évolution de la diversité consommée sur le marché du livre, 2007-2016», in Culture Études, Paris 2018, n° 3, pp. 1-22, ici pp. 10-17.
[5] Macha Séry, «Des livres par-dessus le marché», in Le Monde, Paris, 9 novembre 2018.
[6] Gérard Genette, Bardadrac, Paris, Seuil 2006, pp. 187-188.
[7] Bernard Grasset, Paris-Presse, 6 août 1951, cité par P. Assouline, Gaston Gallimard, Paris, Balland 1984.
[8] Pierre Mondot, «Mussologie», in Le Matricule des Anges, Montpellier, mai 2019, n° 203, p. 50.
[9] Eva Illouz, Hard romance. «Cinquante nuances de Grey» et nous, Paris, Seuil 2014, p. 36.
[10] Jean-Yves Mollier, «Des Méditations de Lamartine à Girl Online, ou comment fabriquer un succès littéraire», in Revue d’histoire littéraire de la France, Paris 2017, n° 4, p. 845.
[11] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard 2013, p. 67.
[12] Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard 2017, 672 p.
[13] Rémy Rieffel, Que sont les médias? Paris, Gallimard 2005, p. 334.
[14] Idem, p. 328.

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