Écrivain, critique littéraire, professeur à l’Université de Lausanne, le valaisan Jérôme Meizoz a écrit divers essais, nouvelles, récits et romans depuis la rédaction en 1999 de Morts ou vif (chez Zoé). Ses productions sont régulièrement recensées dans nos pages. C’est le cas, par exemple, de Terrains vagues (2015) ou de Faire le garçon (Zoé) qui a obtenu un «Prix suisse de littérature» à Berne en 2018. Jérôme Meizoz est reconnu aussi en tant que spécialiste de Charles Ferdinand Ramuz et a collaboré à l’édition critique des romans de C.F. Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade. Vous trouvez d'ailleurs une évocation de ce grand écrivain suisse dans le texte que vous venez peut-être d'écouter...
Lire sa chronique également ci-dessous.
On a vu les peintres, on a vu les écrivains, tous les messieurs de l’art, attirés dans les Alpes par la beauté du reste, les traces d’un ancien monde, la candeur des bons sauvages. On a vu les peintres, les écrivains éclairer les ciels, palper leur pulpe tiède, souligner les montagnes bleues.
Toutes les choses qui finissent, ils ont voulu les saisir au vol, l’art ça ranime ou ça fait de petits tombeaux. Les peintres, les écrivains, les messieurs de l’art ont vu les fêtes religieuses, les travaux de la vigne, les paysans aux mille rides. Eux aussi baignent dans la lumière, les peintres, les écrivains, les projecteurs parfois les éclaboussent d’une lumière trouble. La célébrité les rend difformes, polichinelles ou statues de cire.
On voit les peintres à l’atelier, les écrivains à leur table, hiératiques, tranquilles, on ne voit guère les coulisses, le petit personnel, celui qui rend possible, silencieusement, la paix des peintres.
Une servante s’avance, brièvement on l’éclaire : Ludivine. Quel prénom ! Qui ne cache pas son jeu, dieu ou vin peu importe, d’emblée taillé pour un culte. Ludivine, connue pour avoir servi chez le peintre Albert Muret ; aimé (plus ou moins) un jeune homme au prénom d’archiduc, arrivé tout droit de Paris pour les vacances, devenu plus tard statue ou polichinelle : C.F. Ramuz.
Ludivine sort un instant de l’angle mort où l’histoire la tenait. Avec l’écrivain venu de Paris pour l’été, c’est l’idylle sur les coteaux, les après-midi sur l’herbe, des petits mots par-ci par-là, qu’il s’amuse à signer «Aline» et qui la font pouffer. Mais la différence entre les bonnes et les maîtres, c’est connu depuis des siècles, Molière en parle, Goldoni en parle, Marivaux en parle, Strindberg en parle, tout le théâtre de boulevard en parle, jusqu’à la furie noire des Bonnes de Jean Genet. L’écrivain l’aurait demandée en mariage, la bonne, mais en vain. Elle refuse. La voilà qui hante tout un roman, Jean-Luc persécuté.
Et puis la différence des âges, Ludivine a tout juste quinze ans en 1907 (le prénom d’archiduc en a presque le double), on l’a jetée dans le travail, au service des messieurs de l’art. Le projecteur éclaire son «caraco fendu», ses mains de travailleuse. Sur une photo, elle s’active en cuisine, en sarrau gris, elle semble courte, hâlée, sans grâce. Muret a peint son père, Cyrille Bonvin, paysan, et sa mère Célestine.
Avec l’écrivain, ensuite, c’est la rupture, des lettres évoquent à demi-mot un drame, peut-être un avortement, un suicide manqué, on ne saura pas. Ludivine s’éloigne (ou on l’éloigne) des messieurs de l’art, elle séjourne en asile à Genève, la belle idée... Elle délire sans doute dans son patois natal : folle ou simplement désespérée ? La servante, la bonne sauvage des peintres et des écrivains, celle qui servait la soupe et raccommodait les chaussettes, il faut l’imaginer au milieu des malades, au bout du lac où elle n’était jamais allée ? Pendant trente ans, on perd toute trace de Ludivine. Les peintres, les écrivains, les messieurs de l’art restent dans la lumière. L’état civil dit qu’elle se marie à Lyon en 1936. Puis plus rien. Les petites gens ne laissent guère de traces. L’école apprend inlassablement aux enfants que les «grands hommes» font l’Histoire.
Ludivine disparaît corps et biens, noyée sous les noms des peintres, des écrivains. En 1900, les villes européennes comptent un grand nombre de bonnes. La rue bruisse de leurs courses au marché, au lavoir, elles tiennent les maisons, promènent les enfants des patrons. On édite des codes de bonne conduite comme le Manuel des bons domestiques (1896). Robert Walser a fait l’apprentissage du service, il s’en moque dans L’Homme à tout faire et l’Institut Benjamenta. À Paris, un Journal des gens de maison aide les maîtres à former les jeunes filles pauvres, venues des provinces, quasi illettrées, au métier de domestique. Sous-payées, logées à l’étroit, soumises à divers caprices et mesquineries, elles surgissent tout droit de rapports sociaux archaïques. Plus tard, la «bonne» cède la place à la «femme de ménage». Dans son Guide des cuisinières et des bonnes d’enfants, en 1841, Blismon édicte même ce conseil: si le maître cherche les faveurs sexuelles de la servante, que celle-ci trouve un prétexte pour quitter le service sans rien raconter à sa patronne, «pour ne pas percer le cœur de cette malheureuse épouse»... Une partie non négligeable des avortements illégaux pratiqués à Paris concernent alors des filles enceintes des œuvres du maître de maison. Cela dure jusqu’au mitan du siècle, en tout cas.
Une dernière bonne entre dans la lumière, cette fois c’est moi qui l’éclaire : elle porte en plein XXe siècle le nom des servantes chez Molière, Marthon, fille cadette d’un paysan ruiné. À seize ans, en 1950, on l’envoie pour servir dans une famille aisée de Berne. Soixante ans plus tard, elle racontait les horaires sans fin, les exigences de Madame (souvent allongée, à cause de ses vertiges), le salaire dérisoire ainsi que les allusions du mari dans l’escalier, le soir. «Monsieur avait un gros ventre, se souvenait-elle, mais il était débonnaire.» Va savoir ce qu’elle voulait dire par là, on ne pouvait rien en tirer d’autre. «Monsieur avait une belle usine dans la région. Quelques années plus tard, son cœur a lâché...» Le dimanche, cette jeune bonne frottait le sol à genoux pendant que les patrons allaient au temple avec les enfants. «Jésus, doux et humble de cœur, fais que je ne recherche pas l’amitié des puissants. Partout des tableaux décoraient la maison, la bonne restait bouche bée devant leur nombre. On pouvait y voir des paysans comme son père, des chars de foin, des vieillards auprès du poêle. Bien plus tard, elle a su, oui : les tableaux, c’étaient des Hodler, des Anker, des Amiet, oui, elle aussi a pu visiter des expositions ! Les motifs, les couleurs, elle les a bien reconnus.
Le maître de maison devait aimer les peintres, les écrivains, les messieurs de l’art...