Prêtre jésuite, journaliste, écrivain, Albert Longchamp est sorti de la torpeur de l'alcoolisme un mardi. Le 29 septembre 2009, il entre à la clinique Nouveau Départ, du nom de l'établissement au Québec qui accueille des patients aux prises avec la drogue, l'alcool ou « le fameux burn out, un mal dont j'étais également lourdement affligé », dit-il. Hyperactif passionné, il s'est brûlé les ailes par trop d'activisme et de sollicitations dues à son rôle d'homme d'Eglise. Il n'a jamais su dire non, aux autres comme à sa curiosité débordante et à ses passions dévorantes. Comme quoi la passion n'est pas destructrice uniquement pour les amoureux.
Si la tête ne comprend pas, le corps se charge de lui rappeler sa condition de mortel. Une sirène avait bien retenti, sous la forme d'un cancer du poumon qu'il a vaincu. Mais la responsabilité de provincial des jésuites de Suisse qui lui a été attribuée au sortir de la maladie lui a pompé le solde de son énergie. Moins par le volume et l'importance de la tâche que par la charge émotionnelle qu'elle représente. « J'étais responsable d'hommes qui étaient aussi mes compagnons, et mes amis, pour certains parmi les plus proches. Accompagner certains de ces hommes aux prises avec de grands tourments ont été des moments terribles. Je garde encore en moi des secrets que je ne peux partager et qui sont lourds à porter. »
Sans doute l'alcool avait-il fait son apparition bien avant ses nouvelles responsabilités. Cette maladie - il l'a reconnaît ainsi - se déploie sur des années et même parfois des décennies. Mais elle avait pris une toute autre forme au contact de deux événements marquants : le suicide de sa sœur bien-aimée et la charge émotionnelle intense liée à ses nouvelles responsabilités au sein de la Compagnie de Jésus. « Quand la tâche était trop pesante, je buvais pour me donner du courage. Et quand les événements tournaient bien, je buvais par soulagement, par allégresse. » Il buvait à en oublier d'honorer ses obligations : « Un dimanche, je devais être à 10 heures à l'Eglise pour célébrer les ordinations de deux nouveaux prêtres de la Compagnie. A dix heures... je me réveillais. »
Une main tendue
La situation est devenue intenable. Jusqu'au jour où, relevé de ses fonctions de provincial, Albert Longchamp reçoit pour mission, imposée fraternellement par le nouveau provincial de Suisse, son ami Pierre Emonet sj, de se reconstruire. « Ce jour-là, il m'a sauvé la vie. » Il explique : « Je n'avais plus la capacité et la lucidité qui m'aurait permis de dire "Halte ! Tu es en train de mourir !" »
Fin septembre 2009, il part pour Montréal. Il pensait séjourner au sein d'une compagnie jésuite canadienne pour prendre du recul et se soigner. Il passera huit semaines en clinique. « Je savais que j'avais un rendez-vous médical qui m'attendait à mon arrivée au Canada, mais je n'aurais jamais supposé entendre le médecin s'exclamer après la consultation : "Quatre semaines d'hospitalisation ! Je vous attends à 15 heures." Il était 11 heures. » C'est ainsi qu'il entre à la clinique Nouveau Départ, où il fera des rencontres qui l'aideront à renaître à la vie.
Sa chambre est spacieuse, mais sans serrures et avec des fenêtres scellées. Pour éviter les drames. Ils sont une vingtaine de patients en cure, filles et garçons. A 68 ans, Albert Longchamp est le doyen. Le plus jeune pensionnaire a 17 ans. « Jamais de ma vie, même dans ma vie de prêtre, je n'ai découvert un tel respect de l'autre... C'est étrange comme des gens en détresse peuvent se porter entre eux, à la limite se supporter, et se relever peu à peu grâce à l'aide thérapeutique qui leur est apportée, sans le moindre médicament », précise-t-il.
Des visages, des histoires l'ont marqué à vie. Comme ce jeune caïd qui, le jour de son départ de la clinique, lui lance un vibrant « Salut Albert ! » et ajoute soudain : « T'es Jésus ! » A quoi, le jésuite lui répond, sans réfléchir : « Pas encore ! » Comme si ce jeune, avec qui le Père Longchamp n'avait jamais parlé religion, reconnaissait en lui une certaine vérité au sortir de son chemin de croix.
La clinique, dit-il, l'a réhumanisé. Il était un enfant spontané, joyeux. Sa joie s'était tarie avec le temps, ce qui l'avait plongé dans la désespérance. Prendre du temps pour se soigner, réévaluer - discerner disent les jésuites - lui a permis de se retrouver. « Je me demande si je n'ai pas vécu cette descente au troisième sous-sol pour me rapprocher de ces hommes et femmes en perdition, surtout des jeunes aux prises avec leurs démons. C'est peut-être cela ma vocation aujourd'hui ; aider des gens à se réhumaniser et sortir de la désespérance. »
Livres-témoignage
De son expérience sortiront deux livres. Le premier vient de paraître sous le titre Renaissance : l'alcool ou la vie. Le lire d'une traite serait une erreur. Car le temps est l'un des éléments-clé de la lecture de cet ouvrage, comme d'une thérapie. Il n'est ni un récit, ni un journal intime. Encore moins un roman. Ce sont des fragments de témoignages reliés par une même expérience, des instantanés de vie. Des lettres écrites sur le vif à des proches ou des interviews données à des confrères journalistes au sortir de la clinique québécoise. Un livre morcelé, à l'image du fil des idées d'un alcoolique, pour expliquer la longue reconstruction qui a suivi l'hospitalisation et les révélations qui l'ont accompagné.
Je ne résiste pas à l'envie de citer des passages de la prière magnifique du début du livre, écrite par Albert Longchamp : « J'ai rusé avec l'existence, celle de Dieu, celle des autres, la mienne... Le désespoir conduit au suicide. La désespérance à la nuit de la foi... Finalement, comment définir l'espérance ? Je choisi la réponse qu'en donne Jean-Claude Guillebaud : "L'espérance, c'est se souvenir du futur". »