À en croire Blaise Pascal dans ses Provinciales, choisir un jésuite comme directeur spirituel est le moyen le plus sûr de se retrouver en enfer. Ces champions de la casuistique excellent dans l’art d’anesthésier les âmes. Ils n’ont pas leurs pareils pour dissoudre la culpabilité dans le flot des circonstances atténuantes et de l’inépuisable indulgence divine. Loin d’être une blessure purulente au flanc de l’humanité, le péché originel n’est à leurs yeux qu’une égratignure.
En dépit de cette magistrale contre-publicité, à la suite de Thérèse d’Avila et François de Sales, nombreux sont ceux qui ont continué de s’adresser aux jésuites, les considérant comme des experts dans les voies de l’Esprit. Certes, leur direction spirituelle ne bénéficie pas de l’aura mystique qui s’attache à la postérité de Jean de la Croix, mais, au jugement de leur censeur le plus redoutable entre les deux guerres mondiales, l’ex-jésuite Henri Bremond, ils ne sont pas sans mérite: «Les mystiques d’avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux, pour modérer leur impétuosité et couvrir leur retraite, il nous fallait cette petite armée de jésuites, lente à s’émouvoir, prudente, pesante, sans panache, sans musique, mais invincibles [...] Même quand ils volent, ils semblent marcher. Ce mélange de sublime et de positif est bien remarquable.»[1]
Une pédagogie précise
La vie spirituelle et son accompagnement constituent un domaine vaste et flou, surtout aujourd’hui où tout se mélange: spiritualité évangélique, développement personnel, coaching, psychothérapies, arts méditationnels, etc. L’heure est au soul building. La naïveté, tant du côté des «directeurs» que des «dirigés», la volonté de puissance dans l’exercice de la «direction», sans parler de franches perversions, sont des dangers permanents. Nombre de faillites retentissantes dans la vie ecclésiale en sont aujourd’hui l’attestation.
Pour dégrossir la matière, il est commode de choisir comme fil rouge de cette évocation les célèbres Exercices spirituels (ES) de saint Ignace et les différentes manières dont les jésuites les exploitent pour «aider les âmes», dans l’accompagnement des retraites comme au fil de la vie quotidienne. La tradition spirituelle jésuite propose, en effet, dans une littérature exceptionnellement abondante et détaillée, des «manières de faire», des procédures (modo de procedar, dans le langage d’Ignace de Loyola) précises et pédagogiques.
Apparemment faciles à mettre en œuvre, les Exercices spirituels ont été dédaigneusement réduits par leurs ennemis à une méthode pour débutants, et trop souvent utilisés par des zélateurs naïfs comme un corps de recettes. C’est vite oublier le rôle central de l’accompagnateur et de l’Esprit.
L’accompagnateur
À lire le livret des Exercices et les commentaires officiels (directoires) qu’il a suscités depuis le temps d’Ignace lui-même, la vocation de l’accompagnateur est, comme celle de Jean-Baptiste, de finalement disparaître. De s’effacer devant Celui vers lequel il achemine le chrétien qui cherche la volonté de Dieu pour lui. Son rôle est de favoriser le face-à-face de la créature avec son Créateur (ES 15). L’accompagnateur doit toujours se rappeler que le vrai maître spirituel, ce n’est pas lui, c’est l’Esprit saint, dont il croit, de toute son âme, qu’il est à l’œuvre dans le cœur de celui qu’il accompagne. Son rôle consiste donc à aider l’accompagné à s’orienter dans la vie spirituelle. À la différence du guide de haute montagne, il ne marche pas en tête, il n’indique pas la piste à suivre. Il prend le «client» là où il en est.
Dans un premier temps, il lui propose des exercices de méditation et des techniques d’attention à ce qui se passe en lui (la vie spirituelle est d’abord une affaire d’attention). L’accompagnateur aide à déchiffrer le jeu des affects, des motions intérieures qui se produisent pendant les méditations comme au fil de la vie quotidienne: des attraits, des dégoûts, des dilatations intérieures, des paniques, des paralysies, des enthousiasmes, des apathies, des réticences. Un peu ce que l’écrivaine Nathalie Sarraute a évoqué sous le nom de tropismes.[2]
Le langage intérieur
Ces motions intérieures -consolations et désolations, écrit Ignace- qui nous viennent d’on ne sait où et qui nous traversent, les Anciens, païens comme chrétiens, en attribuaient l’irruption à des esprits ou anges ou démons, bienveillants ou malfaisants. Socrate avait son bon esprit (daïmôn) qui l’avertissait lorsqu’il risquait de faire une bêtise. Et de tout temps, depuis saint Paul, les maîtres spirituels chrétiens s’entraînent au discernement des esprits: d’une part, ceux qui nous veulent du bien, qui cherchent à nous faire progresser sur le chemin de la vraie joie, et d’autre part ceux qui cherchent à nous attirer vers les ravins du découragement, de la haine de soi et de la mort spirituelle voire physique.
Le mérite d’Ignace de Loyola est d’avoir su formuler avec clarté et simplicité les manières d’interpréter ce qui, en nous, relève de l’involontaire. Il l’a fait dans ses Règles de discernement des esprits. Il s’agit de vingt-deux règles de grammaire affective, qui permettent de débrouiller toutes les situations intérieures imaginables. Formulées dans un vocabulaire psychologique en termes de plaisir et de déplaisir, de plaisir éphémère ou de plaisir durable, de plaisir superficiel ou de plaisir profond, elles parlent immédiatement à l’homme moderne. Elles lui permettent de s’orienter dans le tourbillon de ses affects et de faire les bons choix.
Ces motions intérieures, en effet, sont à considérer comme un langage. À la longue, elles dessinent des sortes de motifs récurrents par lesquels Dieu, si on le cherche avec sincérité et persévérance, nous suggère ce qu’il attend de nous, sa volonté sur nous. Le génie d’Ignace de Loyola a consisté à coupler l’interprétation de ce langage avec la prise de décision de ce que nous voulons faire de notre vie (ce qu’Ignace appelle l’élection). Il considère que le jeu des motions intérieures nous suggère la bonne décision à prendre, qu’il s’agisse d’une grande décision existentielle (devenir moine, par exemple) ou d’une orientation de vie spirituelle. Le discernement spirituel trace le chemin vers la joie.
Morale et psychologie
Le discernement des esprits, on le voit, diffère du discernement moral. Celui-ci, mise en œuvre de la vertu de prudence, consiste à discerner le bien du mal et à évaluer la manière dont la loi morale peut s’appliquer dans un cas précis. Le discernement moral est exercice de la raison et non mise en œuvre d’un «sentir» spirituel.
Le bon accompagnateur spirituel n’est donc pas un gourou qui exige soumission absolue à des impératifs précis. Il aide simplement l’accompagné à démêler l’écheveau, parfois compliqué, des motions intérieures, à ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Il lui épargne, quand faire se peut, de s’engager dans des voies qu’il sait être des impasses. Il représente la sagesse et l’expérience de l’Église en matière de vie spirituelle. Il n’est pas vraiment directif. Il propose, et Dieu et l’accompagné disposent. Ce que le dirigé découvre par lui-même a beaucoup plus de poids que les théories que pourrait développer l’accompagnateur.
La comparaison entre le directeur et un bon psychanalyste se soutient donc sur bien des points. Mais la psychanalyse est laïque (elle ne prend pas parti en matière religieuse), alors que le pacte accompagnateur-accompagné repose sur le présupposé que l’un et l’autre ont foi en l’Esprit saint agissant chez l’un et l’autre.
Au risque de l’Histoire
Ces rapprochements avec la morale et la psychologie invitent à évoquer l’évolution qui s’est produite dans la direction spirituelle jésuite au fil du temps. Il convient de souligner au préalable qu’il est très difficile de savoir ce que pouvait être, au XVIIe siècle par exemple, la pratique de la direction spirituelle dans le secret des confessionnaux et des parloirs. Les seuls documents disponibles sont les correspondances et les traités de vie spirituelle et, en ce qui concerne la direction jésuite, les innombrables Retraites spirituelles publiées aux XVIIe et XVIIIe siècles.[3]
Ces épais volumes étaient destinés à ceux qui voulaient faire, à domicile et sans avoir besoin d’un accompagnateur, les Exercices de saint Ignace sous leur forme plénière (trente jours, à raison de cinq heures de méditation par jour). Dans ces retraites, l’auteur pense et médite pour le lecteur: tout est écrit, il n’y a plus qu’à lire. L’infidélité à la pratique originaire des Exercices est manifeste! Mais, plus important pour notre propos, on constate que le discernement des esprits fait place à la lutte contre les passions. Psychologisation et moralisation de la vie spirituelle, donc… Par ailleurs, l’élection (quand elle est mentionnée, ce qui est loin d’être la règle) ne se fait plus, et pour cause, en fonction des motions intérieures. Domine l’élection selon le troisième temps: le retraitant est invité à choisir une orientation pour sa vie «sans que l’âme soit agitée par divers esprits», en «utilisant ses puissances naturelles, librement et tranquillement» (ES 177).
Cette réduction abusive des intuitions de saint Ignace était évidemment tributaire de l’évolution des mentalités telle qu’elle pouvait s’observer au XVIIe siècle. Il faudra attendre le XXe siècle pour que la direction spirituelle jésuite revienne à ses fondamentaux.
Retour aux fondamentaux
Le retour aux textes fondateurs a été opéré par les jésuites espagnols dès la fin du XIXe siècle, avec l’avènement de la «science historique»: travail philologique sur les textes originaux, sur les écrits de saint Ignace et des premiers jésuites.[4]
Ce travail fut relayé en France par la magistrale étude de Gaston Fessard sur les Exercices,[5] qui situait l’élection au cœur des Exercices et invitait à considérer la spiritualité ignatienne comme une mystique de la liberté, une spiritualité de la décision libre: faire de sa vie une élection permanente, par une constante attention aux motions intérieures.
Cette conception de la vie spirituelle, et de l’accompagnement qu’elle suppose, a été reprise par le Père Maurice Giuliani, fondateur de la revue Christus en 1954. Elle est devenue le bien commun des maîtres spirituels jésuites contemporains: dans la francophonie, Jean Laplace, Jean Gouvernaire, Yves Raguin, Albert Chapelle, Michel Rondet, Jean-Claude Dhôtel, Jean-Claude Guy, Adrien Demoustier, Léo Scherer, Pierre Emonet (directeur de choisir), Claude Flipo, Alain Mattheeuws et d’autres qui n’ont pas publié.[6] Patrick Goujon prend aujourd’hui la relève.[7]
Pour résumer, il est souhaitable que l’accompagnateur spirituel ait l’esprit de finesse, de la culture, une solide connaissance de l’Écriture, le sens de la psychologie et... l’expérience, à commencer par celle d’avoir été longuement accompagné. L’accompagnateur idéal n’existe pas.
[1] In Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. 5, L’école du Père Lallemant, Paris, Blou et Gay 1920, pp. 13 et 30. Nouvelle édition sous la direction de François Trémolières, vol. II, Paris, Jérôme Millon 2006, pp. 453 et 464.
[2] Nathalie Sarraute, Tropismes, Paris, Robert Denoël 1939, 62 p. Elle définit les tropismes comme des «mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir». (n.d.l.r.)
[3] Lire les jésuites Jean-Joseph Surin, Jean Rigoleuc, Louis Lallemant, Jean-Baptiste Saint-Jure, François Guilloré.
[4] Notamment Ignacio Iparraguirre (1911-1973).
[5] Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, Paris, Aubier, t. 1, 1956 ; t. 2, 1967.
[6] Cf. Christus, «L’accompagnement spirituel», Hors-Série n° 153, Paris 1992.
[7] Patrick Goujon, Les conseils de l’Esprit. Lire les lettres d’Ignace de Loyola, Paris, Lessius 2017.