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mercredi, 04 juin 2014 17:04

Abdelfattah Mourou. Interview d'un cofondateur d'Ennahada

Abdelfattah Mourou est l'un des principaux artisans de l'islam politique en Tunisie. Cet avocat a cofondé Ennahda en 1981, avec Rached Ghannouchi. Il est aujourd'hui vice-président du mouvement politique, dont il commente l'expérience au pouvoir.

Abdelfattah Mourou nous reçoit dans sa villa cossue de la Marsa, non loin de Tunis, où il vit avec toute sa famille. Sa fille, non voilée, nous accueille. Elle vient de fonder un fonds de placement en finance islamique. Le cadre familial reste très éloigné des clichés véhiculés sur les islamistes.

Pierre Desorgues : Ennahda a dirigé le gouvernement pendant près de deux ans. Cette expérience est perçue de manière très négative par une majorité de Tunisiens. Comment expliquez-vous cet échec ?


Abdelfattah Mourou : « Nous sommes sans doute arrivés trop tôt aux affaires, dans un contexte économique et social très difficile. Nous n'avions aucune expérience du pouvoir. Moi-même, Rached Ghannouchi et certains cadres du mouvement étions dans l'opposition depuis plus de 40 ans. Il faut savoir comment faire fonctionner un Etat, un pays ! Nous n'avons pas réussi à dompter la machine administrative. » Dès son arrivée au pouvoir, le mouvement a commis des erreurs, qui ont donné du grain à moudre à nos ennemis pour qui nous restions illégitimes malgré notre succès électoral.[1] Une culture démocratique ne s'apprend pas du jour au lendemain. Nos adversaires ont refusé de nous parler et nous nous sommes laissés enfermer dans cet affrontement. Ce blocage nous a été fatal. Le pourrissement de la situation a bien entendu favorisé l'opposition. » Notre fonctionnement interne, en outre, ressemblait plus à celui d'une confrérie religieuse qu'à un véritable parti politique capable d'articuler un programme cohérent. Il y a eu une part d'amateurisme politique. Ennahda a vocation à devenir un parti politique civil, dans un régime démocratique civil. Certains responsables de notre mouvement n'ont pas compris que chacun de nos actes ou de nos paroles est scruté, analysé et jugé par l'opinion publique du pays. Rached Ghannouchi n'a pas intégré cette donnée lorsqu'il a reçu les jeunes salafistes.[2] Il a bien sûr réaffirmé qu'ils étaient et restaient des enfants de la Tunisie, mais il n'aurait pas dû dire qu'il suivait leurs principes et leurs valeurs. Cela a été perçu, à juste titre, comme une grave dérive idéo logique du parti. Cette rencontre a été catastrophique pour la perception de notre mouvement. » Je connais Rached Ghannouchi. Son autorité était contestée au sein du parti, victime de luttes internes. Il a probablement voulu faire un coup politique en essayant de trouver des alliés en dehors du parti. Cela a brouillé notre message. »

Vos adversaires vous accusent plutôt de manier le double discours, comme les Frères musulmans. Ennahda chercherait à islamiser la société tunisienne et aurait un agenda caché allant dans ce sens. Ainsi le leadership d'Ennahda ne cesse de réaffirmer qu'il ne touchera pas au Code du statut personnel de 1956, mais en même temps qu'il souhaite la levée de l'interdiction de la polygamie.[3] Les journalistes accusent aussi le gouvernement d'Ennahda d'utiliser le Code pénal de Ben Ali, toujours en vigueur, pour bâillonner, par harcèlement judicaire, la liberté d'expression.
« Nous ne sommes pas les Frères musulmans. Nous ne pratiquons pas de double langage. Je demande que l'on nous juge sur nos actes. On nous accuse d'avoir fait traîner l'écriture de la Constitution du pays, or plus de 95 % des articles ont été rédigés. Nous n'avons jamais remis en cause le Code du statut, ni les libertés des femmes. Nous n'avons pas levé l'interdiction de la polygamie. On nous reproche d'avoir voulu inscrire le fait que l'islam est la principale religion du pays, mais cette déclaration existait déjà dans le préambule de la Constitution de Bourguiba. On nous accuse de jeter en prison des journalistes, mais ceux-ci ne sont pas au-dessus des lois ; ce sont des citoyens comme les autres. La diffamation est un acte répréhensible. Du reste, quel journaliste est aujourd'hui en prison ? Aucun, à ma connaissance. Zied el Heni a été libéré.[4] Nous n'avons jamais remis en cause la liberté de la presse ni la liberté d'expression. »

Comment voyez-vous l'avenir du mouvement ? Comment l'islam politique peut-il se définir en Tunisie ?
« Nous ne pouvons plus gouverner dans l'état des choses. Comment peut-on redresser la situation économique de la Tunisie, lorsque l'UGTT, le principal syndicat du pays, lance plus de trente-trois mille arrêts de travail en une seule année ? Au lieu de blâmer le gouvernement, le peuple et l'opposition devraient prendre leur part de responsabilité dans l'état actuel du pays. De notre côté, nous devons réaffirmer ce qu'est vraiment Ennahda. Nous sommes un mouvement politique qui s'inscrit dans la démocratie. Nous ne recherchons pas l'établissement d'une théocratie. Nous sommes en terre d'islam l'équivalent de ce que sont les partis démocrates-chrétiens en Europe. Nous sommes simplement attachés à ce qui constitue l'héritage arabo-islamique du pays. Cet héritage a trop longtemps été nié. Nous estimons que chacun a le droit d'être libre et de pratiquer sa religion comme il l'entend.
» Notre parti, par contre, doit se moderniser. Rached Ghannouchi et moi-même devons sans doute passer la main à des jeunes qui appréhendent bien mieux la société tunisienne que nous-mêmes. »

[1] • Aux élections de l'assemblée constituante, Ennahda est devenu le premier parti politique du pays avec près de 40 % des voix.

[2] • En octobre 2012, le leader du parti islamique avait reçu des salafistes et leur avait demandé de patienter.

[3] • Le Code interdit la polygamie, instaure le divorce et n'autorise le mariage que par consentement mutuel des époux.

[4] • Zied El Heni a été incarcéré pendant trois jours pour avoir accusé le parquet d'avoir fabriqué des preuves impliquant un caméraman dans une affaire de jets d'oeufs contre le ministre de la Culture du gouvernement Ennahda.

 

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