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lundi, 08 août 2016 14:25

Cinq ans après, un Nobel

Cinq ans après la « révolution de jasmin », la démocratie tunisienne reste fragile, chancellant sous les coups du terrorisme djihadiste. La remise officielle, le 10 décembre 2015, du prix Nobel de la paix au Quartet - quatre organisations de la société civile tunisienne - constitue un motif d’espoir pour le jeune pays. Le comité Nobel récompense notamment le dialogue qui a eu lieu entre les organisations laïques et le mouvement issu de l’islam politique. Une première dans le monde arabe.

C’est l’histoire d’un sauvetage, celui de la jeune démocratie tunisienne, non par une figure providentielle mais par des acteurs de la société civile du pays, des avocats, des patrons, des syndicalistes, des défenseurs des droits de l’homme.
Nous sommes le 25 juillet 2013. Mohamed Brahmi, député et figure politique montante de la gauche laïque tunisienne, est assassiné. Son meurtre fait écho à celui d’un autre parlementaire de gauche, Chokri Belaid, cinq mois plus tôt.[1] Les islamistes d’Ennahda, le parti issu de l’islam politique, sont pointés du doigt par l’opposition. Les Tunisiens sont dans la rue. Plus de 30 000 arrêts de travail dans les entreprises sont recensés en une année. Mais l’opposition désunie n’arrive pas à forcer au départ le gouvernement islamiste. La situation est bloquée politiquement et économiquement.

Le Quartet
Après plusieurs mois de crise politique, un quartet se forme et propose sa médiation entre Ennahda et la gauche laïque. Il est composé de la Ligue des droits de l’homme, de l’Ordre national des avocats, de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le syndicat des travailleurs (voir encadré), et de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), le syndicat patronal.
Messaoud Romdhani, alors responsable des relations extérieures de la Ligue des droits de l’homme, a suivi les négociations à l’époque. Il se souvient de son inquiétude. « Nous devions trouver une solution de repli acceptable pour les islamistes. Nous aurions pu connaître une situation à l’égyptienne. Les Frères musulmans égyptiens, proches d’Ennahda, ont été chassés du pouvoir par un coup d’Etat militaire. Le risque d’une guerre civile en Tunisie n’était pas sans fondement », estime le militant.
Sami Aouadi, conseiller économique du secrétaire général de l’UGTT, se montre plus nuancé : « La violence ne fait pas partie de la culture politique du pays. Ben Ali a espéré au moment de sa chute que l’armée interviendrait pour le secourir. Elle n’a pas bougé et a conforté le peuple. Les assassinats des deux députés ont profondément choqué l’opinion publique parce que justement cela ne fait pas partie de la tradition politique de la Tunisie. » Une chose reste sûre par contre, selon le syndicaliste : le fonctionnement démocratique du pays a été profondément altéré. Pendant plus d’un an et demi (octobre 2012 - janvier 2014), le parlement n’a pas réussi à adopter de nouvelle constitution.
« La classe politique tunisienne, dans son ensemble, avait sans doute perdu de vue les objectifs de la révolution et la profonde désespérance sociale du peuple. Les Tunisiens étaient fatigués de voir les politiciens se débattre dans des postures idéologiques stériles en pleine période d’augmentation massue du chômage et d’inflation. La place de l’islam dans la société ou la défense des droits des femmes sont certes des thèmes importants, mais ils mobilisaient entièrement le débat public », indique le syndicaliste.
La révolution a été déclenchée en décembre 2010, au lendemain de l’immolation de Mohammed Bouazzi, un chômeur de 26 ans. Aujourd’hui, le chômage des jeunes diplômés dépasse les 50 % dans le pays. « Nous, l’UGTT, sommes rentrés dans le jeu politique un peu à notre corps défendant, car les différentes forces politiques étaient incapables de s’entendre sur un agenda politique, poursuit Sami Aouadi. Notre réflexion était simple, faire en sorte qu’une constitution soit adoptée rapidement et qu’un gouvernement stable se mette en place, pour enfin aborder la question des inégalités économiques et sociales. L’agenda social devait reprendre le dessus sur l’agenda politique. »
Le principal syndicat du pays réussit à instaurer une forme d’accalmie sociale le temps des négociations. Ennahda finit par quitter le pouvoir en janvier 2014, sans pour autant que l’opposition laïque puisse s’emparer du gouvernement. « L’idée était aussi d’éviter les accusations de coup de force ou de coup d’Etat », explique le responsable syndical.
Un technocrate, Mehdi Jomaa, prend la tête d’un gouvernement provisoire peu politisé. La loi constitutionnelle est votée. Les élections législatives du 26 octobre 2014 portent au pouvoir le parti laïc Nidaa Tounes. Le Dialogue national tunisien a fonctionné. Malgré l’échec de son expérience au pouvoir, le parti islamiste, Ennahda reste dans le jeu politique en conservant un tiers des sièges du nouveau parlement.[2]
Hazem Ksouri, jeune avocat du barreau de Tunis et figure de la société civile, se souvient : « Cette médiation a fonctionné parce que l’opinion publique tunisienne faisait confiance à la Ligue des droits de l’homme, à l’UGTT et à l’Ordre national des avocats. Ces institutions civiles constituaient sous le régime de Ben Ali les seuls groupes organisés capables de faire face au pouvoir en place. Elles avaient de fait une forme d’autorité morale. L’UTICA, le patronat, est entré plus tardivement dans le jeu, lassé sans doute par le flottement politique et par la corruption du pouvoir en place, néfastes pour les affaires. »
Messaoud Romdhani, de la Ligue des droits de l’homme, salue pour sa part le choix historique des dirigeants d’Ennahda. « Ils ont compris, contrairement aux Frères musulmans égyptiens, que la survie même de leur mouvement passait par le compromis. Ce jour-là, l’islam politique tunisien a fait preuve, malgré ses insuffisances, d’une vraie maturité démocratique », estime-t-il.

Stagnation
Près de deux ans après le succès du Dialogue national tunisien, l’inquiétude pourtant transparaît dans les propos des acteurs. Les problèmes de fond sont loin d’être réglés. « Le Quartet a sans doute sauvé la jeune démocratie tunisienne d’une grave crise politique. Nous avons préservé le seul véritable acquis de la révolution, la liberté d’expression. Au sein, de l’UGTT, nous espérions que la classe politique concentrerait enfin ses efforts sur les questions sociales et économiques. Certains investisseurs étrangers sont revenus dans le pays, mais cela reste très insuffisant. La jeunesse, pourtant à l’origine de la chute de Ben Ali, reste exclue du monde du travail », regrette le cadre dirigeant de l’UGTT Sami Aouadi.[3]
Le pays est confronté aujourd’hui non seulement à un état d’urgence sociale mais aussi à un état d’urgence sécuritaire. Les attaques se sont multipliées, du musée du Bardo, en passant pas la fusillade de la plage de Sousse jusqu’à l’attentat contre un bus des forces de sécurité de la présidence de la république. « L’actuel désespérance sociale nourrit le terrorisme et ce même terrorisme met à mal notre économie, notamment tout ce qui touche au tourisme, et produit de nouveaux chômeurs. Nous sommes entrés dans un cercle vicieux », explique le jeune avocat Hazem Ksouri. « Seule une aide extérieure, notamment des pays occidentaux, peut nous aider à surmonter cette très mauvaise passe, estime-t-il. L’avenir de notre jeune démocratie se joue en ce moment. »
Le militant des droits humains Messaoud Romdhani abonde dans ce sens. L’homme dirige désormais le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Ce cercle de réflexion a rendu publiques plusieurs propositions pour réduire les inégalités régionales dans le pays. Sans écho du côté du gouvernement. « La classe politique tunisienne a repris ses bonnes habitudes, celles de ne pas écouter les corps intermédiaires, les syndicats, les organisations de la société civile. Ce prix Nobel, qui est un encouragement pour la jeune démocratie tunisienne, pourrait peut-être changer la donne. »
P. D.

ENCADRE
L’UGTT, plus qu’un syndicat
L’Union générale tunisienne du travail constitue la première force militante du pays. La confédération syndicale revendique près de 700 000 adhérents, répartis dans 29 unions régionales. L’organisation syndicale fondée en 1946 par Farhat Hachad a été l’un des piliers du mouvement indépendantiste. Bourguiba et Ben Ali ont cherché à la soumettre, sans réellement y parvenir. L’UGGT était notamment derrière les émeutes du pain de 1983-84. Le syndicat constituait, avec l’Ordre national des avocats, profession très politisée en Tunisie, l’un des rares corps intermédiaires encore debout sous Ben Ali.
Au lendemain de la révolution tunisienne, il accepte de participer au premier gouvernement d’union nationale. Trois de ses cadres sont nommés ministres. Dès août 2012, le syndicat conteste l’arrivée au pouvoir de Ennahda en lançant une grève générale. Aujourd’hui, l’UGTT est encore politiquement très influente. Le gouvernement compte d’anciens cadres de l’UGTT. Ainsi Taieb Baccouche, ministre des Affaires étrangères, a dirigé le syndicat entre 1981 et 1984.
L’UGTT par contre est aujourd’hui en conflit ouvert avec l’UTICA, le syndicat patronal.

[1] Ces deux assassinats seront revendiqués dans une vidéo par Boubaker Al Hakim, un djihadiste franco-tunisien, qui appellera les Tunisiens à prêter allégeance au dit Etat islamique. L’avocat Chokri Belaid était un défenseur réputé de la démocratie et des droits de l’homme et avait œuvré après la révolution à la réforme politique du pays. Lui et le député Brahimi critiquaient ouvertement la montée de l’islamisme en Tunisie ainsi que le gouvernement dirigé par le mouvement islamiste Ennahda, légalisé en 2011. Pour en savoir plus sur ce mouvement, lire sur www.choisir.ch l’interview d’Abdelfattah, cofondateur d’Ennahda, par Pierre Desorgues, in choisir, n° 648, décembre 2013. (n.d.l.r.)
[2] La structure du parlement a encore changé depuis la rédaction de cet article, suite à la démission de 22 dissidents du parti majoritaire Nidaa Tounes. Ce parti perd son rang de premier bloc parlementaire au profit d’Ennahdha. (n.d.l.r.)
[3] Les graves émeutes qui se sont produites en janvier 2016 résultent de cette fracture (n.d.l.r.).

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