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lundi, 08 juin 2015 16:15

Femmes de Tunisie. Entre amertume et espoirs

Des récentes élections législatives en Tunisie, les médias ont surtout retenu le succès du parti antiislamiste Nidaa Tounes. Parmi les objectifs annoncés de celui-ci, la sauvegarde des droits de la femme. Pourtant, près de quatre ans après la chute de Ben Ali, l’intégration des femmes dans le jeu politique et l’égalité de traitement dans le monde du travail laissent toujours à désirer. Témoignages.

Il y a bientôt un an, le 26 janvier dernier, la jeune démocratie tunisienne confirmait dans sa nouvelle Constitution l’égalité juridique entre hommes et femmes. La victoire récente aux législatives du parti Nidaa Tounes semble être un autre fait prometteur pour l’avancée des droits de la femme. Or, dans les faits, une seule candidate de ce parti s’est retrouvée en tête de liste dans l’une des circonscriptions du pays. Tous partis confondus, la situation n’est guère plus équilibrée : seules quatre femmes étaient tête de liste, et en ce qui concerne les élections présidentielles, dont le premier tour a eu lieu le 23 novembre, une seule femme figurait parmi les 27 candidats en lice.[1
Emma Mansour Karoui, la présidente du Mouvement démocratique pour la réforme, un petit parti de la gauche laïque, ne cache pas sa déception. Elle comptait se présenter aux élections du 23 novembre : « Ces présidentielles constituent un affront pour les femmes. Je possédais toutes les signatures et les conditions requises. On m’a fermé la porte. Deux autres candidates ont aussi été retoquées. » « La démocratie tunisienne se refuse aux jeunes et aux femmes », constate, amère, Emma Mansour Karoui. Il faut être un homme de plus de 60 ans pour être président. » 
L’économiste Leila Hammami, 41 ans, voulait, pour sa part, incarner justement une candidature issue de la société civile, « proche des femmes et des jeunes », ces « grands oubliés » de la révolution. La cause était entendue. Selon la vieille garde politique tunisienne, « une femme ne peut pas être présidente, affirme-t-elle. Elle doit rester à la maison. Or il me fallait la signature de dix députés. Six ont accepté. D’autres m’ont demandé de l’argent, entre 40 000 et 50 000 dinars.[2] Paradoxalement, ces comportements n’étaient pas ceux des députés issus de l’islam politique, mais plutôt du camp dit laïc se revendiquant de la gauche », indique Leila Hammami.

Des lois à la réalité
La Tunisie est pourtant présentée comme l’un des rares pays du monde arabe, si ce n’est le seul, à avoir assuré une forme d’émancipation des femmes. Le père de l’indépendance du pays, Habib Bourguiba, entendait en effet mettre en place une république laïque, sur le modèle de celle instaurée par Mustapha Kemal (Atatürk) en Turquie. La modernisation du pays passait par la fin d’une société patriarcale et donc par l’émancipation de la femme. C’est ainsi que le Code du statut personnel fut promulgué quelque mois après le départ des Français, en 1956.
Ce Code rassemblait une série de lois inédites et progressistes pour le monde arabe : la polygamie fut interdite, la procédure judiciaire pour le di vor ce fut mise en place et le consentement mutuel des époux devint obligatoire pour qu’un mariage soit accepté par l’Etat.
Dans les années 90, malgré une montée de l’islamisme dans une partie de la société tunisienne, une série d’amendements au Code du statut personnel élargit les droits des femmes. Depuis, la femme peut représenter ses enfants dans les actes juridiques. Une série de lois réprime également plus durement les violences conjugales.
Trois ans après la chute du régime de Zine El-Abdine Ben Ali, la Constitution tunisienne a définitivement consacré l’égalité des droits entre les femmes et les hommes : « Les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs » (art. 20). L’article 46 promet même d’ouvrir davantage les postes à responsabilité aux femmes et affirme que l’Etat garantira cette « égalité des chances des femmes ».
Mais les textes n’ont pas été suivis par les actes. « Ennahdha (parti issu de l’islam politique) a tenté un temps de rendre légale la polygamie, rappelle Emna Mansour Karoui. Les islamistes se sont heurtés à une résistance de la société civile. Le combat a été très dur pour défendre les conquêtes de 1956. La loi électorale, mise en place pour l’élection de la première assemblée libre du pays, prévoyait une parité complète des sexes sur toutes les listes de candidats. Or seules 47 députées sur les 217 élus siégeaient dans l’assemblée. »

Monde économique
L’inégalité entre les sexes est aussi marquée dans le monde économique (voir page suivante). Le chômage frappe durement l’ensemble des jeunes, en particulier les diplômés universitaires (50 % de chômage), mais « ce chiffre monte à 65 % chez les jeunes femmes », indique la présidente du Mouvement démocratique pour la réforme. « Rien n’est donné aux femmes, il faut se battre », conclut-elle. C’est pourquoi l’élection récente d’une femme, Wided Bouchamaoui, à la tête de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), le syndicat patronal tunisien, a été applaudie par les syndicats des travailleurs.
Le chemin reste long, selon Selim Kharat, analyste politique tunisien. « La reconnaissance des droits juridiques des femmes n’est plus à l’ordre du jour. La Constitution, face aux menaces islamistes, a définitivement figé l’égalité juridique entre les femmes et les hommes, mais les mentalités doivent encore bouger. La question de l’intégration économique et sociale des femmes reste posée, comme celle des jeunes. Cela prendra beaucoup de temps. Je voyage souvent dans l’intérieur du pays. Les femmes sont aux champs, harassées de travail. Les hommes restent toute la journée au café. C’est, hélas, une réalité, presque ancestrale. »

[1] • Le corps électoral est pourtant composé à plus de 51% de femmes.
[2] • Entre 20 000 et 25 000 francs.

A la pointe du combat social
La lutte sociale de près de deux ans (septembre 2012 - juin 2014) de Sonia Jebali et Moina Dridi contre un grand équipementier aéronautique français illustre la volonté d’émancipation des femmes tunisiennes et reste dans les mémoires. Ces deux ouvrières réalisaient la confection des câblages des avions Airbus et Dassault, dans une usine non loin de Tunis. « Notre atelier regroupait 300 ouvrières. Le harcèlement sexuel par les contremaîtres tunisiens était la norme. Nous étions payées en dessous du salaire minimum légal. Nous avons créé notre syndicat et demandé l’alignement de notre salaire et nous avons obtenu une augmentation et fait cesser les harcèlements », raconte Sonia Jebali. Mais au lendemain de l’accord, les deux femmes et une dizaine de leurs collègues sont licenciées. Le pays va connaître alors un mouvement social d’une rare intensité. Les ouvrières refusent de reprendre le travail et les deux jeunes femmes entament une grève de la faim pour demander la réintégration de leurs collègues. Les représentants de l’UTICA (le patronat tunisien) et une partie de la classe politique n’hésitent pas à les insulter publiquement à travers les médias. Sonia Jebali et Moina Dridi sont accusées de faire fuir les entreprises étrangères. Au final, « nos collègues ont été réintégrées. Quant à nous deux, nous avons obtenu des indemnités record, plus de 30 000 dinars (12 000 francs). C’était impensable pour des gens de notre condition. Ce qui s’est passé fait date. Dans les autres sites des usines étrangères, les ouvrières réclament enfin des augmentations. Le directeur français du site a été débarqué. Il pensait qu’en n’employant que des femmes, la main-d’œuvre serait docile. Mais on ne marche pas sur nos droits ! » clame Moina. Une telle liberté d’action aurait été « impensable sous Ben Ali », reconnaissent les deux ouvrières. « La démocratie ne nous a pas apporté du pain, mais elle a créé le cadre qui permet aux femmes et aux plus faibles de ne pas se laisser intimider », estime Sonia.

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