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mardi, 21 avril 2015 09:55

Jumelles sur le Golan

Depuis 1967, 22 000 Druzes vivent sur le plateau du Golan sous occupation israélienne. Si nombre d’entre eux sont restés fidèles au gouvernement syrien, la guerre civile qui déchire leur pays change leurs perspectives. C’est le moment qu’a choisi Israël pour déclarer vouloir investir massivement dans le développement des quatre villes du nordouest du Golan.

Depuis le plateau du Golan, près du passage de Quneitra, les curieux s’embusquent armés de jumelles pour tenter de comprendre le déroulement des combats en Syrie, de l’autre côté de la frontière.


Quneitra, ville fantôme à l’intérieur de la ligne de sécurité des Nations Unies, sous contrôle du contingent de la FNUOD,[1] était jusqu’à juillet dernier le seul passage ouvert entre Israël et la Syrie. De là, des milliers d’étudiants du Golan passaient la frontière pour se rendre à l’Université de Damas. Quneitra est à présent déclarée zone militaire fermée et, depuis le 15 septembre, la FNUOD a retiré ses Casques bleus de la frontière.[2] Tout le long de l’enclos de fer, des camionnettes onusiennes roulent vers l’arrière-pays, tandis qu’arrivent, en sens contraire, des bus chargés de soldats israéliens, assignés dans diverses bases du Golan et sur les avant-postes frontaliers. Le 22 septembre, un avion syrien qui franchissait l’espace aérien israélien a même été abattu près de Quneitra. « Ce n’était qu’une erreur ; l’armée d’Assad n’aurait jamais lancé une attaque aussi flagrante ; ce serait aller contre son propre intérêt », commente lors de notre entrevue Moshe Maoz, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et l’un des plus grands experts de la politique syrienne en Israël.

La Vallée des larmes
Les avant-postes israéliens et syriens ne sont qu’à quelques kilomètres de distance les uns des autres. Ils sont même tellement près que Randa Mdah, artiste et activiste de Majdal Shams,[3] n’a pas besoin de jumelles pour en voir les détails depuis son balcon. Randa habite à la périphérie du bourg, entre le mont Hermon et la grande vallée divisée en deux par l’enclos de fer.
Cette vallée s’appelait alors la Source des figues, mais depuis la guerre, les morts et les évacués[4] se sont substitués aux figues. On l’appelle à présent la Vallée des larmes. Elle fut aussi surnommée un temps la Vallée des cris. Des années durant, de nombreux parents séparés par cette nouvelle frontière ont essayé de garder le contact entre eux. Ils se criaient des messages de part et d’autre de la ligne à l’aide de mégaphones.
La résolution 497 du Conseil de sécurité des Nations Unies de 1981 considère pourtant comme nulle l’annexion du Golan par Israël et demande le retrait immédiat de ses troupes, mais Israël n’en tient pas compte. « Le Golan a été annexé en 1981, et il est une partie intégrante du territoire israélien », assène le professeur Maoz. Certains Israéliens disent même sarcastiquement : « On va rendre Jérusalem-Est avant le Golan !
» Sur son toit, Randa a créé une installation vidéo avec une dizaine de tessons de miroir qui tournent dans le vent, dévoilant ainsi la situation controversée dans laquelle vivent, entre francs-tireurs syriens ou israéliens, les Syriens du Golan occupé. « A travers ces miroirs, tu peux voir les deux avant-postes en même temps. Israël et Assad ont le même visage. »
La guerre en Syrie place en effet les habitants du Golan devant une nouvelle réalité. « Beaucoup en sont venus à comparer leur vie protégée, quoique sous occupation, à celles des Syriens de l’autre côté de la frontière », raconte le mari de Randa, Yasser Khanger, poète et activiste politique. Certains de man dent la citoyenneté israélienne, ne voyant plus d’espoir ni d’un côté ni de l’autre. « C’est vraiment facile de prendre la citoyenneté, s’exclame Randa. Pour un peu, ils te ramèneraient ta carte d’identité à la maison ! » Wael Tarabaih, co-fondateur du centre artistique de Majdal Shams, raconte que les villages arabes du nord-est du Golan ont toujours pris des décisions de façon coordonnée : « Après 1981, les autorités des villages se sont réunies et ont interdit aux villageois d’accepter la citoyenneté israélienne. » « De toute façon, même si tu l’acceptes », commente Amer Ibrahim, un autre habitant de Majdal, étudiant en Sciences politiques de l’Université de Tel Aviv, « tu seras toujours considéré comme un citoyen de seconde zone. C’est la base de la structure israélienne : une société extrêmement fragmentée et sectaire. »
Pour Taiseer Maray, directeur de Golan for Development[5], les pressions sont devenues tellement fortes de tous les côtés que c’est « le pire moment pour négocier avec Israël. L’occupation protège les habitants du Golan de la guerre, même si ce n’est pas son but. »

Ors bleu et noir
Il n’est, de fait, pas facile pour les habitants de cette terre de rester indépendants, d’autant plus que la force occupante a pris le contrôle de la gestion des ressources naturelles, en violation, encore une fois, du droit international.
La question de l’eau permet de mieux comprendre la politique israélienne d’occupation. Le Golan satisfait 33 % des besoins israéliens en eau (selon un rapport publié en 2007 par les Nations Unies, la perte de ce bassin serait ruineuse pour Israël), au détriment des Syriens. La distribution de l’or bleu entre les Syriens et les fermes des colons israéliens est totalement inique. Les quotas destinés aux Syriens sont tellement bas, qu’ils doivent payer des taxes d’eau très élevées. En riposte, les Syriens ont construit des milliers de con - teneurs d’eau pluviale, une action qui a été durement combattue par les colons et par l’administration israélienne, par le biais de sanctions très lourdes.
Ce n’est pas tout. Le 24 juillet dernier, alors que l’attention médiatique était concentrée sur la bande de Gaza, la Commission du pétrole du Ministère de l’énergie israélien a accordé à Afek Oil & Gas, une filiale israélienne de la compagnie pétrolière Genie Energy Ltd (GNE) basée au New Jersey, une permission de forage de dix-sept nouveaux sites au Golan. Parmi les principaux actionnaires de la GNE, membres de son conseil stratégique, figurent Rupert Murdoch, l’ancien vice-président américain Dick Cheney, le banquier américain Jacob Rothschild et Michael Steinhardt.[6]
Ce n’est pas la première fois qu’Israël essaie de conduire des forages au Golan occupé. Dans les années 90, le Ministère de l’énergie avait confié cette tâche à la compagnie d’Etat Oil Israël, mais le permis lui avait été retiré suite aux accords de paix entre la Syrie et le gouvernement Rabin. Avec l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, le débat a repris, mais à la première réaction publique du gouvernement syrien, les Israéliens ont démenti l’affaire.
Pourtant la Commission du pétrole a recommencé à s’y intéresser. Entre février et novembre 2013, le Ministère a confié les forages à la GNE et lui a donné accès à une superficie de 395 km2 au sud de la colonie de Kazrin. Finalement, ce 28 septembre a marqué le début officiel des explorations.
Selon le théoricien politique Yaron Ezrahi, cette prise de décision ne tombe pas par hasard : « Le gouvernement syrien est jugé incapable aujourd’hui de faire face à une telle problématique. »[7]
Une analyse partagée par le professeur Moshe Maoz : « On parle ici d’une vraie action politique, qui démontre une volonté claire de la part d’Israël de fortifier encore plus sa présence au Golan. »
Pour Israël, le contrôle du Golan est donc une nécessité tant stratégique que vitale. La question des réserves d’eau incite au contrôle de la frontière, que la topographie du lieu et son altitude permettent. Le Golan, en outre, est perçu par les Israéliens comme une zone tampon qui empêche les Syriens de traverser le lac de Tibériade, et donc d’accéder à la vallée du Jourdain. Depuis l’annexion de 1981, les administrateurs et les maires locaux du Golan occupé sont nommés par Tel Aviv, et les habitants sont obligés de demander des permis spéciaux pour tous leurs besoins de base, que ça soit l’irrigation des champs ou la répartition des terres. Néanmoins, l’organisation locale des résidents reste indépendante. Dans le seul chef-lieu de Majdal Shams, on compte au moins dix-sept coopératives chargées de la redistribution de l’eau. Et depuis 1967, les habitants se répartissent entre eux les terres et plantent des pommiers pour revendiquer leur droit à la propriété.
Le commerce des pommes est ainsi devenu très important pour la région. Dirigé en grande partie vers Damas, il a été interrompu cette année. Le marché local a perdu avec la guerre son meilleur client et il n’est pas de taille à rivaliser avec celui des colons. De même, les échanges universitaires entre le Golan et Damas ont été arrêtés à cause de la guerre. Les habitants se retrouvent donc aujourd’hui plus isolés que jamais, dans un no man’s land complètement coupé de la Syrie et d’Israël.

Une population divisée
Depuis août 2014, le tonnerre des bombes et des mitrailleuses se fait de plus en plus intense des deux côtés de la frontière. Du côté syrien, l’Armée syrienne libre (ASL) a passé un accord avec Jabhat Al-Nosra[8] ainsi qu’avec d’autres groupes salafistes pour la prise de Quneitra. Elle se bat contre l’armée du président Assad et progresse vers le nord. « Je ne sais pas comment on peut dire que le Daesh[9] (EI) se bat ici sur la frontière », affirme Yasser Khanger, « il y a même pas l’ombre du Daesh ici ! »
Les affrontements ont atteint les champs du village de Hadar, de l’autre côté de la zone de la FNUOD, à un kilomètre à vol d’oiseau de la maison de l’activiste. Selon des sources de la presse syrienne, septante rebelles auraient été tués en septembre par des milices druzes à Hadar. Israël serait impliqué dans l’embuscade. Ces mêmes sources estiment que si la situation en Syrie devait empirer, Israël pourrait englober les territoires druzes du Golan syrien.
« A Hadar ils ne sont pas tous pro-Assad ; je connais des gens qui sont avec l’ASL », explique encore Yasser, tandis qu’il indique des maisons de l’autre côté de la vallée. « Il faut rappeler une chose fondamentale : il ne faut pas parler des Druzes. Il faut arrêter d’appliquer des catégories religieuses à ce conflit. On parle là d’un enjeu politique ! »
Pour sa part, il ne veut ni du régime de Damas ni des groupes salafistes ou djihadistes, mais juste de l’ASL, car il est persuadé qu’un Golan libre n’est envisageable que s’il y a une Syrie libre. « Nous, les habitants du Golan, nous sommes une branche de la Syrie, mais depuis la révolution syrienne, même cette branche est divisée au Golan : ici, à Majdal Shams, une partie des habitants est pour la révolution, surtout les jeunes, alors que l’autre est pour le régime. »
De fait, le contrôle politique de la zone dépendra fortement de l’évolution de la situation syrienne. Certes Israël en a déjà le contrôle administratif, mais, selon le professeur Maoz, « le problème restera de savoir qui pourra effectivement gérer politiquement ces terres ». « En tant qu’Israéliens, on préfèrerait qu’Assad reste, car c’est mieux de se battre avec l’ennemi qu’on connaît qu’avec celui qu’on ne connaît pas. »
Entretemps, Israël continue de fortifier sa présence sur le territoire avec ses forages de puits de pétrole, un contrôle strict des ressources d’eau et un plan de relance du tourisme et de l’industrie des colonies. L’armée patrouille à la frontière nuit et jour, en répondant de temps en temps aux coups de mortier qui arrivent jusqu’en Israël. Il semble même qu’elle fasse des incursions du côté syrien, comme le raconte Salman Fakher Al Deen, de l’ONG Al- Marsad[10] : « Certains résidents ont rapporté avoir vu un groupe de dix personnes entrer en Israël depuis la Syrie. Généralement, les Israéliens tirent à vue dans ces cas-là, et dans les très rares cas où ils ont laissé des réfugiés pénétrer chez eux, ils les détiennent et les interrogent pendant des heures. Ces gens sont passés sans être contrôlés et se sont engouffrés dans une fourgonnette. Ils étaient des leurs. »
Pour les habitants de Majdal, il reste à comprendre si Israël cherche uniquement le bien des colons ou le leur aussi. Comme l’exprime Randa, l’air très préoccupé : « Si la situation empire, que vont-ils faire de nous ? »

[1] • Force des Nations Unies chargée d’observer le désengagement : UNDOF en anglais (voir carte p. 22). Elle a été créée en 1974, suite à la guerre du Kippour, afin de contrôler l’application du cessez-le-feu entre les forces israéliennes et syriennes dans le no man’s land créé sur le plateau du Golan. En juin passé, le mandat de la mission a été prolongé de six mois, soit jusqu’au 31 décembre 2014. (n.d.l.r.)
[2] • Les Casques bleus sont de plus en plus souvent pris pour cibles par des acteurs non étatiques et se sont éloignés de la frontière. Le Conseil de sécurité a souligné que le but ultime reste « le retour des Casques bleus à leurs positions dans la zone d'opérations de la FNUOD dès que possible » (http://www.un.org/apps/newsFr). (n.d.l.r.)
[3] • Le plus grand des quatre villages du nord-est du Golan (Majdal Shams, Masada, Buqata et Ein Qinyeh) à avoir survécu à la guerre de 1967.
[4] • Des 130 000 habitants du Golan avant 1967, seuls 22 000 sont restés.
[5] • Cette ONG a été fondée en 1991, dans le but de résister à l’occupation israélienne par des projets de développement. (n.d.l.r.)
[6] • Ce financier américain a été classé en mai 2010 par le Jerusalem Post parmi les 50 juifs les plus influents du monde. Il a lancé dans les années 2000 le programme Birthright Israël, qui finance les voyages d’adolescents en Israël pour renforcer leur identité juive. (n.d.l.r.)
[7] • « Israel grants Golan exploration licence », in Financial Times, Londres 21.02.2013.
[8] • Une milice salafiste armée, branche officielle d’al-Qaida. (n.d.l.r.)
[9] • Organisation armée djihadiste qui a proclamé le 29 juin 2014 le rétablissement du califat sur les territoires irakiens et syriens qu’elle contrôle. Plus connu en Europe sous le nom d’Etat islamique (EI). (n.d.l.r.)
[10] • Centre arabe des droits humains dans le Golan. (n.d.l.r.)

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