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mardi, 06 octobre 2015 16:34

Vierge au masculin

Lali Durrës ViergeSerment pteLali ©Nawart PressLe film « Vierges sous serments » de Laura Bispuri1 vient de sortir dans les salles de cinéma francophones. Que reste-t-il de cette ancienne tradition albanaise où "elle" devient "il" pour échapper à un patriarcat étouffant ? Qui sont ces femmes qui ont fait serment de virginité pour obtenir les mêmes droits que leurs frères ? Guilia Bertoluzzi et Costanza Spocci de Nawart Press ont rencontré deux d’entre elles en Albanie.

Sur une petite terrasse dans le cœur de Durrës, Lali siffle pour appeler les oiseaux entre deux compositions faites de coquillages recueillis sur la plage durant ses longues journées de retraite. Lali a 63 ans. Dans son appartement, tout est mémoire : vieilles photos, tissus, gravures sur bois qu’il a lui-même sculptées pour se souvenir des temps passés.

Ses yeux souriants de "mamie" cachés sous ses lunettes détonnent avec un rire gras et volontairement rocailleux. En nouant sa cravate rouge écarlate avec une broche d’argent, il dévisage le vieux portrait en noir et blanc d’une fille aux longs cheveux bouclés. « C’est moi à l’âge de 17 ans, avant que je ne me coupe les cheveux et que je devienne un homme pour la vie. » Il éclate de rire avant de poursuivre, non sans orgueil : « Mon père m’a toujours considéré comme son fils. Il me prenait partout avec lui. Il m’a appris à jouer au billard, tout petit déjà. Aujourd’hui qu’il est mort, le respect qui lui était dû m’est dû. Pas à mes frères ou à mes sœurs, mais à moi seul .»

Lali se prépare pour son voyage vers Bajram Curri, un village de montagne du district de Tropoja, au nord de l’Albanie. Là, il rencontrera Bedrie, une burrneshë2, comme lui, vierge sous serment. Cela fait longtemps que Lali n’a pas rencontré d’autre burrneshë. La perspective d’échanger quelques regards et quelques mots avec quelqu'un qui partage la même histoire, l’angoisse et l’enthousiasme en même temps.

Nord d’hommes
Les Alpes dinariques et le lac artificiel Komanit rendent presque inaccessible les villages du nord du pays, tant et si bien que la route la plus sûre passe par le Kosovo. Là-bas, on vit au cœur des anciennes traditions qui remontent au Kanun de Leke Dukagjini. Un code complexe de lois coutumières qui a survécu à 600 ans de tentatives d’abolition par les Ottomans, le roi Zog d’Albanie ou bien encore le communisme de Enver Hoxha. Le Kanun - comme il se nomme - règle la vie des montagnards, chrétiens et musulmans sans exception, sur un mode patriarcal et patrilinéaire où le droit d’honneur prévaut, et le sang se lave avec le sang. Tout est en mains des hommes, y compris les femmes. Et c’est précisément pour cette raison que le Kanun prévoit qu’une famille qui manque d’hommes (parce qu’ils ont été tués par vengeance ou durant la guerre, ou qu’ils sont partis) peut demander à l’une de ses filles de devenir l’homme responsable du clan. Non sans avoir prononcé un serment. Le prix à payer n’est pas mince. Elle doit jurer de demeurer vierge. En contrepartie, elle sera considérée comme un homme, aura les mêmes droits. Elle pourra boire, fumer, travailler, prendre parti au conseil du village. Aujourd’hui, il ne reste que quelques vierges jurées, les plus jeunes ayant 40 ou 50 ans. Elles se considèrent elle-même comme issues d’une autre époque. Mais même si les temps ont changé, et qu’une vague de modernisme a atteint les coins les plus reculés du district de Tropoja, revenir sur ses pars pour une burrneshë n’est pas une option.

Rencontre familière
Lali Bedrie BajramCurri pte3Lali et Bedrie ©Nawart PressArrivée à Bajram Curri, Lali s’assoit dans un café à côté d’une rivière où broutent des bœufs. Il attend impatient l’arrivée de Bedrie, son homologue, qui ne tarde pas. Bedrie, cigarette à la bouche, descend d’une ruelle non goudronnée en fourgonnette scolaire, les sourcils froncés et les cheveux grisonnants. S’ensuit un salut d’honneur, tête contre tête, à l’ancienne, avec un bras sur l’épaule : le salut des hommes.

Scellées par même destin, les deux burrneshë ont pourtant deux vies visiblement bien différentes. Lali, l’homme de la ville, trottait derrière son père dans les cafés dès le plus jeune âge. Bedrie, homme rêche et impénétrable des montagnes, chauffeur de bus scolaire, s’occupe de la famille de son frère décédé depuis quelques années.

Bières et cigarettes s’enchaînent sur fond de dissertation sur la base de leur serment. Il s’agit d’honneur, de responsabilité envers la famille. « Si ma sœur ou mon frère ont un problème, c’est moi qu’ils doivent appeler pour le résoudre, et je dois être là pour eux », explique Lali. « Une burrneshë est partie vivre aux Etats-Unis. Elle a rompu ses vœux. C’est un réel déshonneur. Elle n’est plus des nôtres », relate Bedrie. « Une burrneshë doit rester fidèle à son serment toute sa vie. »

Un temps révolu
Devenir une burrneshë a permis à de nombreuses femmes, comme Bedrie et Lali, d’acquérir un statut social et d’échapper ainsi à la mainmise des hommes. L’une comme l’autre ont commencé à porter des shorts dès l’école, au lieu de la jupe traditionnelle. Ni l’une ni l’autre n’aurait renoncé à sa liberté pour se marier et se soumettre à la volonté d’un homme. Si ce choix devait signifier ne pas avoir de relations intimes ou d’enfants, ainsi soit-il ! Au point que Bedrie déclare aujourd’hui encore : « Si je vois deux personnes qui s’embrassent à la télé, je change de chaîne. Cela me dégoûte. » Et d’ajouter : « Nous sortons d’une autre époque. Les relations "modernes" ne nous sont pas familières. Mais je ne conseillerais jamais de faire le même choix que moi à une jeune fille d’aujourd’hui. La vie d’une femme est bien différente qu’elle ne l’était », dit-il en regardant Facebook sur son portable. « Ma nièce est toujours sur Facebook, et elle veut tout connaître avant de se marier. A notre époque, le mariage était arrangé parfois avant même notre naissance. »

Détenteurs d’une tradition destinée à devenir un souvenir des temps passés, Bedrie et les autres burrneshë ne regrettent pas leur choix et suivront, même à l’heure du social network, les dictats et la sévérité du Kanun jusqu’à leur fin. En chemise et en pantalon, pour l’honneur et pour le nom de leur famille.

G. B. et C. Sp.

Vierge affiche

1 Synopsis : Hana a grandi dans un petit village reculé d’Albanie où le sort des femmes n’est guère enviable. Pour ne pas vivre sous tutelle masculine, elle choisit de se plier à une tradition ancestrale : elle fait le serment de rester vierge à jamais et de vivre comme un homme.
Bande annonce sur https://vimeo.com/134950941
Informations sur le film de Laura Bispuri.

En albanais burrneshë vient de burrë « homme », avec le suffixe féminin neshë ou virgjineshë, « femme vierge ».

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