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mercredi, 21 octobre 2020 10:50

Les bienfaits de la laïcité. Entretien avec Luc Ferry

Luc Ferry, 15 septembre 2015, Salvador (Brésil) © Joa Souza / DreamstimeInterviewé par Gérald Morin, l'essayiste Luc Ferry, ancien ministre français de l'Éducation, rappelle les principes fondamentaux de la laïcité et ses origines chrétiennes, alors que la question de la laïcité a été fortement relancée ces dernières semaines en France.

Si la droite a fait voter le 19 octobre au Sénat une proposition de loi constitutionnelle «visant à garantir la prééminence des lois de la République», le débat se focalise principalement autour du projet de loi gouvernemental visant à «renforcer la laïcité et conforter les principes républicains». Auparavant décrit comme «destiné à lutter contre le séparatisme», son libellé a été changé suite aux critiques de nombre de Français musulmans, qui en avaient dénoncé le postulat sous-jacent à leurs yeux: l'amalgame entre islam et séparatisme. Mais ce raccourci n'est-il vraiment qu'une vue de l'esprit? Entretien.

Est-ce qu’on peut parler des bienfaits de la laïcité dans la société civile ?

Luc Ferry: «Oui, bien évidemment, puisque c’est ce qui a permis de mettre fin aux guerres de religion: seules les sociétés laïques sont en effet arrivées à mettre fin à ces guerres de religion. D’ailleurs, historiquement, l’invention de la laïcité en Europe, et en France tout particulièrement, est très largement liée à la tentative réussie de mettre fin aux guerres entre protestants et catholiques. C’est tout l’héritage de la Saint-Barthélemy qu’il s’agissait de liquider, si je peux dire, en faisant en sorte que, l’État étant neutre et n’imposant pas une religion officielle, toutes les confessions puisent exister dans la société civile d’une manière pacifique.»

On parle souvent de deux formes de laïcité, l’une constructive, l’autre plutôt anticléricale.

«Cette histoire de laïcité positive et de laïcité stricte n’a pas de sens si vous comprenez bien ce qu’est la laïcité. La laïcité n’a rien à voir, paradoxalement, avec les insignes religieux à l’école ou ailleurs. C’est un rapport avec la Loi. Quel est le vrai sens de la laïcité? C’est le moment symbolisé par la création de l’Assemblée nationale en France en 1789, puis dans les parlements de toute l’Europe; c’est le moment où l’on va déclarer que la source de la Loi n’est pas un texte religieux, n’est pas le divin, mais la volonté générale, c’est-à-dire la raison et l’intérêt général, représentée par des parlementaires, par des êtres humains.

Au fond, la laïcité c’est l’entrée dans ce que l’on pourrait appeler l’humanisme juridico-politique. C’est la fin du théologico-politique. C’est d’abord et avant tout le rapport à la Loi. Ce n’est pas une question essentiellement de signes religieux ou pas. L’Allemagne est un pays laïc, mais elle autorise les signes religieux à l’école. Le problème fondamental est: est-ce que la Loi vient de Dieu ou est-ce que la Loi vient des humains? Est-ce que la source de la Loi est divine, comme dans les théocraties musulmanes aujourd’hui, ou est-ce que la source est purement humaine? Et quand on dit humaine, cela signifie la volonté et la raison des êtres humains qui visent –en principe– l’intérêt général. C’est cela la laïcité. Et cette laïcité suppose donc un État neutre, un État qui n’impose pas une religion particulière.»

Où peut-on situer les premières origines de la laïcité?

«Il faut rappeler que la laïcité est un héritage chrétien. Pourquoi? Parce que seule la religion chrétienne évite de "juridifier" la vie quotidienne. Si vous lisez l’évangile de Jean, il n’y a aucun impératif de "juridification" de la vie quotidienne. On ne vous dit pas de vous laver les mains, de manger ceci ou de ne pas manger cela, de vous habiller comme ceci ou comme cela, de prier cinq fois par jour. Dans les Évangiles, Jésus renvoie constamment -le magnifique épisode de la femme adultère en est un bon exemple- au for intérieur, à la conscience, mais pas à la "juridification" de la vie quotidienne. Le moment crucial se trouve dans le chapitre 7 de l’évangile de Marc, quand des pharisiens et quelques scribes, essayant de prendre en défaut Jésus, lui font remarquer que ses disciples sont passés à table sans se purifier, sans se laver donc les bras jusqu’au coude comme l’imposaient les préceptes et les pratiques que les rabbins avaient ajoutés à la Loi de Moïse: "Pourquoi tes disciples (…) prennent-ils leur repas avec des mains impures?" Et Jésus de leur répondre: "Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le rendre impur, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur."

C’est l’impureté de l’intention, l’impureté du cœur qui est le lieu du mal. Au fond, ce que dit Jésus, c’est que la "juridification", on n’en a rien à faire. Ce qui compte, c’est le for intérieur, la vie intérieure, les intentions et la volonté. Cela sera repris pas les grandes morales laïques, la morale de Kant, la conscience de Rousseau et la morale des républicains français où l’on fera du for intérieur le juge de paix du Bien et du Mal, si je puis dire. Et donc, paradoxalement, la laïcité est un langage chrétien. Voilà pourquoi l’Europe chrétienne a pu relativement facilement devenir laïque. Certes, il y a eu en France toutes les affaires des prêtres réfractaires, des septembriseurs de 1792 et du massacre des prêtres. Mais, globalement, la religion chrétienne n’interdit pas la laïcité (rappelons-nous la fameuse parole de Jésus: "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est Dieu"), mais elle permet le passage à la laïcité, alors que chez les juifs et chez les musulmans c’est extrêmement difficile. Israël, par exemple, n’est pas à proprement parler une société laïque, dans la mesure où même la définition de la citoyenneté est liée à la religion. Jusqu’en 2010, il n’y avait d'ailleurs que des mariages religieux, ce n'est que depuis six ans que les mariages civils sont autorisés. Dans ce pays, tout le droit de la famille est inspiré par la religion, ce qui n’est évidemment plus le cas en Europe.

Encore une fois, ne vous y trompez pas, la laïcité ce n’est pas une histoire de voile islamique, c’est essentiellement la question du rapport à la Loi, et donc paradoxalement un héritage chrétien-républicain.»

Le fait religieux devient alors avant tout un fait privé?

«Oui, en effet. Et, puisque l’État est neutre, c’est ce qui va permettre de renvoyer complètement la question de la foi, la question du rapport à la religion à la sphère privée.»

Donc la laïcité n’a pas une attitude athéiste ?

«Bien évidemment! Dans les pays musulmans on pense toujours que laïcité=athéisme. Ce n’est pas le cas. Dans la laïcité, on renvoie seulement la religion à la sphère privée. Son immense avantage est que la religion peut devenir paisible sous sa gouverne, puisque chacun a le droit de pratiquer sa confession comme il l’entend, dans des lieux de culte qui lui sont dédiés. Et l’État n’imposant aucune religion, il n’en martyrise aucune. Alors que, bien évidemment, dans certains pays musulmans la situation des juifs et des chrétiens –surtout des chrétiens aujourd’hui, parce que les juifs n’y sont pratiquement plus présents– est extrêmement difficile. Les chrétiens y sont parfois martyrisés parce que, lorsqu’il y a une religion officielle, on considère que ceux qui ne pratiquent pas cette religion officielle sont des déviants. Il y a toujours une volonté impérialiste des religions qui se considèrent, chacune, comme la religion juste. La seule qui soit dans la vérité. Hors d’elle point de salut. Et toutes les religions ont tendance à se considérer comme la religion juste, y compris la religion chrétienne. Voilà pourquoi la laïcité, encore une fois, c’est essentiellement la question du rapport à la Loi. Le seul moyen d’organiser la coexistence pacifique des religions, de mettre fin aux guerres de religion, c’est la laïcité. Et c’est ce qui a fonctionné en Europe jusqu'ici.»

Né en 1951, Luc Ferry est un ancien professeur de philosophie et ancien ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche (2002-2004). Essayiste, il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrage dont L’Homme-Dieu ou le sens de la vie (1996), Qu’est-ce qu’une vie réussie (2002), Le Religieux après la religion (2004) et Prométhée et la boîte de Pandore (2015).

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