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lundi, 03 juin 2019 09:04

Des clochers suisses, au Palais de l’Europe

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La démocratie suisse, basée sur le consensus et la neutralité, sur l’équilibre des régions, des langues, des partis, a pour terreau favorable la taille de son territoire, qui la rend praticable. Très cadré et ancré dans notre paysage, notre système a forcément certains travers, comme celui de réduire notre champ de vision aux limites de nos frontières et de la pensée dominante. Qu’en pense Dick Marty ?

Dick Marty est ancien procureur du Tessin, conseiller d’État tessinois et conseiller aux États, président de la Commission des droits de l’Homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il a écrit en 2018 Une certaine idée de la justice, un livre « mémoire ».

Notre système a pour réputation de couper les têtes qui dépassent, de briser les élans de ceux qui se distancent du groupe. Ce n’est pas le cas pour Dick Marty. Procureur tessinois et député du Parti radical-démocratique, le politicien s’est frotté à bien des dossiers explosifs, tant au niveau cantonal, fédéral qu’européen. Les bienfaits de notre système démocratique direct, il les connaît, mais aussi ses lenteurs, voire son inertie. Il est reconnu comme une personnalité engagée, courageuse, qui n’use pas de la langue de bois. Des qualités pas très suisses. Comment se situe-t-il lui-même dans ce système?

Dick Marty: «Suis-je courageux? Je dis ce qui pour moi doit être dit, et j’agis en fonction de ce que je pense devoir faire. Je le fais pour être en paix avec moi-même! La politique devient détestable quand elle consiste à dire ce que les gens veulent entendre. Sortir de là dépend de la personnalité de chacun.
»Pour ma part, je suis très favorable à notre système, qui est une espèce d’hymne à l’éthique de la responsabilité, considérée comme plus importante que l’éthique de la conviction. Face à un problème, la première nous fait dire: ‹Au vu des coûts, je sais que je ne peux pas réaliser toutes mes idées, mais la solution qui se présente est la seule viable en l’état, même si à mes yeux elle n’est pas tout à fait satisfaisante.› Et la seconde : ‹Je sais ce que cela va coûter, mais je le fais.› Il nous faut cependant un peu des deux, car la prévalence de la responsabilité peut induire une certaine médiocrité et faire rater des choix historiques.
»Il y a un autre aspect, plus délicat, qui découle de la petite taille de notre pays, que vous évoquez: tous les décideurs se connaissent. Cela crée un climat un peu incestueux. Dans une telle société, des liens ambigus peuvent se créer à travers un système d’échanges de faveurs. Des intellectuels, dont une partie de leur activité dépend de subventions, peuvent être induits à se taire pour ne pas offusquer les décideurs. L’échange de faveurs peut ainsi glisser facilement vers une forme subtile de corruption.»

Lucienne Bittar: Est-ce une forme de clientélisme ou plutôt de lobbying?

«Clientélisme? Oui, le vase clos favorise ce genre de phénomène. Les Suisses allemands parlent de filz, un tissu entremêlé. Cela a souvent des effets positifs, mais c’est aussi un instrument de contrôle social opprimant. Le lobbying, pour sa part, est un jeu politique légitime, où chacun fait valoir ses raisons. Le problème commence avec le manque de responsabilité de certains politiques. Il y a énormément de députés qui font leur travail correctement, qui s’impliquent dans des commissions et dont on ne parle pas. Ceux qui m’inquiètent, ce sont ceux qui ne savent pas filtrer, évaluer les informations reçues, les mettre dans un contexte. Certains acceptent des mandats qui convergent avec leurs activités, et donc leurs intérêts. Qu’une personne qui préside une faîtière des assureurs-maladie [Joseph Dittli (RL), de Curafutura: n.d.l.r.] et reçoit 140 '000 francs par an à ce titre puisse être membre de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique, cela me dérange! Il y a haut risque de compromission.
»Prenez l’Initiative pour des multinationales responsables, dont je suis coprésident du comité d’initiative. Le Conseil national a compris l’enjeu du texte et proposé un contre-projet, que le comité d’initiative a accepté pour accélérer le mouvement; nous étions prêt à retirer notre texte si le contre-projet était voté. Mais Économie Suisse et Suisse holding ont fait un lobby terrible au Conseil des États, qui a dit non au contre-projet. L’initiative devra donc vraisemblablement passer devant le peuple.»

Vous pointez dans votre livre cette influence des milieux économiques. Quels en sont les dangers?

«Les conglomérats économiques sont de moins en moins liés à un pays. Il y a 50 ans, nos grandes entreprises étaient dirigées par des Suisses très souvent haut officiers dans l’armée. Ce n’est plus le cas depuis qu’elles sont devenues des multinationales dont les dirigeants souvent ne parlent même pas l'une de nos langues nationales. L’actionnariat d’UBS est à 20% seulement entre les mains de Suisses. La réalité économique est devenue mondiale, mais notre cadre juridico-étatique est resté national. Les multinationales exploitent cette position d’influence. Comme elles peuvent déplacer leurs sièges selon leurs avantages, elles jouent avec le chantage des places de travail, des sièges fiscaux. Certaines grandes entreprises, comme Amazon ou Google, ont des capitaux comparables à ceux des plus grands pays du monde.
»À cela s’ajoute une privatisation de ce qui auparavant dépendait de l’autorité de l’État. Le privé entre dans les hôpitaux, dans les universités en finançant des chaires. À longue échéance, c’est pernicieux. La recherche fondamentale est absolument nécessaire, mais elle doit être financée par des entités neutres, étatiques qui recherchent le bien commun. Quand une entreprise finance une chaire, ce n’est pas par altruisme. Les enseignements influencent les futurs professionnels. Il faut être vigilant. Surtout que ces mêmes entités économiques font un lobby terrible pour obtenir des baisses d’impôts, qui affaibliront l’État. Quand un État s’appauvrit, il ne peut plus assumer certaines charges. Les entreprises en profitent.»

Il faudrait donc revenir à un État national fort, un mot d’ordre bien actuel?

« Ah non, pas seulement national! Aujourd’hui on ne peut plus se gargariser en disant qu’on est souverain. Aucun pays, pas même les États-Unis, ne l’est tout à fait. Les politiques ne perçoivent pas assez clairement ce danger. Ils ne réfléchissent pas à ce que sera notre société dans 30-40 ans. C’est ça, les échéances qui devraient les influencer, au lieu de l’immédiat des prochaines élections. Les grands défis qui se présentent sont la préservation de la démocratie, le climat; c’est du long terme et les solutions passent nécessairement par des alliances entre nations. Ces questions ne peuvent être résolues qu’à travers des systèmes supranationaux. Comme l’UE est nécessaire pour faire face à ces colosses économiques qui demain risquent de gouverner le monde.
»Beaucoup de citoyens sont convaincus que si la Suisse était dans l’UE, elle perdrait de sa souveraineté. Au contraire! 40% des normes qui existent en Suisse sont reprises automatiquement de l’UE car la réalité socio-économique connaît de moins en moins les frontières nationales. Nous sommes obligés de suivre. Si nous en étions membres, nous pourrions exercer notre influence déjà au stade des commissions d’experts.»

Vous parlez souvent de morale dans votre livre, un terme peu utilisé en politique. Le risque n’est-il pas de lui faire dire n’importe quoi? Les lois elles-mêmes ne le sont pas toujours. Pensez-vous qu’on a le droit de résister quand on trouve une loi peu morale? Je pense à ces personnes qui aident des étrangers illégaux.

«C’est la tragédie d’Antigone de Sophocle… Je crois qu’en chacun de nous, de manière innée, il y a la connaissance de ce qui est juste ou pas. L’histoire montre que ce sont les résistants qui poussent le droit à se transformer. Il y a un cas qui me fascine. C’est celui de Rosa Parks, aux États-Unis, dans les années 50. Cette couturière noire a refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montgomery. Elle a été arrêtée. Qu’a fait la communauté noire? Influencée par Martin Luther King, elle n’a pas cassé les vitrines et saccagé les rues, comme les gilets jaunes. Elle a fait quelque chose de plus fort, de plus responsable, sans violence, en payant de sa personne. Elle a boycotté les transports publics pendant près d’un an. La société de bus frôlant la faillite, les autorités ont fini par changer le règlement. La question est remontée jusqu’à la Cour suprême qui a déclaré cette ségrégation illégale.»

Où voyez-vous des signes d’espérance? Dans ces individus qui se lèvent pour une cause ou dans les organisations de la société civile?

«Je suis fasciné par l’engagement des milliers d’anonymes solidaires qui ne demandent pas de reconnaissance publique, mais aussi inquiet du fort taux d’abstention des Suisses, des jeunes en particulier. La démocratie, c’est s’informer, s’engager, participer à des débats, c’est assumer des responsabilités. Cette démocratie, à mon avis, est très malade. Les gens ne vont voter que quand ils sont directement concernés dans leur quotidien. Or la démocratie, c’est s’engager pour des projets qui concernent l’ensemble du pays et aussi la prochaine génération.» 

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