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lundi, 03 juin 2019 09:22

Transgression et politiquement correct

Atelier de reliure de l’Abbaye de Cîteaux (France) © Philippe Lissac / GodongLa fin des idéologies a fait sauter les verrous des pensées dogmatiques, mais aussi des valeurs qui les portaient. En politique, la transgression individuelle s’est dangereusement popularisée, rendant indispensables les garde-fous dénoncés par ailleurs comme abus du «politiquement correct».

René Longet, Onex (GE), expert en développement durable, a été neuf ans conseiller national genevois, puis 12 ans conseiller administratif de la Ville d’Onex. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Aller à l’essentiel. Repères pour notre temps. Entretiens avec Sandra Widmer Joly (Bière, Cabédita 2016).

Pendant des décennies, la socialisation politico-culturelle s’est transmise au fil des générations. Parents paysans? Enfants probablement catholiques ou protestants. Famille ouvrière? Progéniture vraisemblablement inscrite à gauche. Ménage artisan, classe moyenne? Centre gauche ou centre droit. Descendants de la «bonne société», de tradition ou d’affaires? Probablement de droite, ou alors humanistes au grand cœur. On était d’un camp, comme on était d’un pays, d’une région.

Ces fidélités ne sont plus, ni les référentiels qui les structuraient. Les «30 Glorieuses» et l’individualisme dissolvant, la mondialisation et la dérégulation qui les ont suivies ont fait exploser les affinités non électives. Aujourd’hui l’éclectisme et le pragmatisme dominent. On fait son marché sur l’offre politique, et il y a autant de réponses que de personnes qui cherchent. Le côté positif est clairement la valorisation du libre arbitre, le refus du suivisme; le mauvais, c'est la perte des repères, un peu comme si les réflexes n’avaient pas su faire place à la réflexion, comme si la fin des idéologies avait entraîné la chute des cadres de référence.

Des idéologies aux valeurs

En réalité, deux idéologies, au moins, ont survécu et sévissent toujours. La première est celle de la «main invisible», un postulat posé au XVIIIe siècle par Adam Smith qui stipule qu’il ne faut pas intervenir dans l’économie car celle-ci se régule au mieux par elle-même. Ce faisant, il occulte les distorsions existantes, les coûts reportés sur les générations futures, la gestion des biens communs, l’existence des biens immatériels (comme la culture) non solubles dans le marché…

La seconde, symétrique à la première, entend, face à la dérégulation et au désarroi qui résulte de la «main invisible», restaurer une unité nationale mythique. Elle promet travail et protection à tous les membres de la nation … mais seulement à eux. Comme si la nation était un donné biologique et non une production sociale; comme si un pays pouvait, à l’heure de l’interdépendance du monde, faire abstraction des intérêts des autres.

On l’aura compris, une idéologie donne généralement des explications simples à des situations complexes. Elle trouve son ressort dans sa dimension normative (ici le juste, là le faux) et proclame volontiers que la fin justifie les moyens. Elle tend à ignorer ce qui la contredit, au prix de négliger les faits. Elle se positionne face à un ennemi à abattre, caricaturé et doté de pouvoirs souvent fantasmés, et qu’on déteste puisqu’il est la cause de nos malheurs. Or toute simplification abusive conduit à l’erreur, toute exclusive débouche sur la haine. Comment réagir à ces distorsions sans tomber dans un pragmatisme sans boussole? En ne jetant pas l’enfant -nos valeurs- avec l’eau du bain - les idéologies. Autant les secondes posent problème, autant les premières sont nécessaires, indispensables même! Pour moi, ce sont les valeurs de liberté, de solidarité, de responsabilité, de débat argumenté, de démocratie, de respect, d’égalité de chances, de symétrie des droits et des devoirs; et des principes, comme ceux de précaution ou de subsidiarité.

La plupart de ces valeurs sont inscrites au cœur de nos lois, ornent nos bâtiments officiels, mais elles ne sont pas pour autant vécues, ni ressenties comme contraignantes. Elles n’ont empêché ni les paradis fiscaux ni la croissance des inégalités ni le changement climatique. Si elles ne sont pas respectées scrupuleusement par les dirigeants économiques et politiques, comment s’imposeraient-elles au «commun des mortels» ? Non seulement les idéologies sont mortes, mais les valeurs qui devraient s’y substituer sont en panne de crédibilité.

Casser les codes

Dès lors, dans nos sociétés, transgresser les codes, les cadres posés devient un comportement de plus en plus répandu. C’est un des éléments de la montée des attitudes péremptoires, du dénigrement, du mépris et du goût pour une polémique abusive et disproportionnée. Il y a un lien entre l’individualisme exacerbé et déstabilisant, et la croissance de la violence verbale voire physique. Avant les actes, il y a les mots, et avant les mots, les pensées. Il y a des pensées, et donc des mots, capables de mobiliser pour le bien, et d’autres qui incitent à la haine, qui excluent, dénigrent puis tuent. On a souvent vu des mauvaises blagues, des sous-entendus finir dans la banalisation de la discrimination et du crime.

La tentation de la transgression est propice aux rumeurs, à la propagation immédiate de tout indice qui viendrait renforcer ses propres soupçons, sans vérification quelconque. Elle fait le fond de commerce des réseaux sociaux, où chacun peut liker ou rejeter sans prendre de recul ni le temps d’un examen critique. C’est la prolifération du complotisme et de la défiance, démultipliée sous la protection de l’anonymat.[1]

Entretenant le sentiment anti-élites, toute une série d’organismes de la mouvance populiste et d’extrême-droite répandent systématiquement des «faits alternatifs». Ce qui est particulièrement intéressant est leur lien avec des milieux très fortunés qui les financent. L’industrie du fossile, par exemple, entretient depuis une trentaine d’années un réseau occulte de faux experts et d’influenceurs qui diffusent avec constance et beaucoup de moyens des mensonges sur le changement climatique, à l’image du lobby du tabac défendant la liberté d’enfumer les autres… mais avant tout ses intérêts. Le scepticisme et la déconstruction vont si loin aujourd’hui qu'un Français sur dix croit possible que «contrairement à ce qu’on nous dit» la Terre soit plate![2] D’autres mettent en doute la réalité du débarquement humain sur la Lune en juillet 1969.

Indispensables limites

Pour éviter des dérives comme celles décrites ci-dessus, la liberté d’expression (comme toutes les libertés -d’établissement, de commerce, etc.) connaît ses limites. Ainsi, en Suisse, il est interdit de diffamer, d’accuser sans preuve, de nier les génocides, de prôner le racisme. Ces interdits sont indispensables si l’on veut empêcher que soit sapé ce qui permet de vivre ensemble.[3] Aux simplifications abusives et aux idées reçues du fond de commerce populiste, répond ainsi le politiquement correct du discours humaniste, souvent dénoncé par les représentants du populisme, mais qui a toute sa raison d’être. Il exprime la nécessité de ménager dans la formulation de nos propos les catégories victimes d’injustices, et de cesser le cycle des mauvais traitements: minorités religieuses et nationales, peuples opprimés, minorités sexuelles, victimes de persécutions, personnes handicapées, etc. Il était juste de rebaptiser «tête au chocolat» la friandise populaire longtemps appelée «tête de nègre».

Mais le politiquement correct a lui-même ses limites, par exemple quand on croit devoir taire ou enjoliver certains faits en son nom. Ce n’est pas parce que quelqu’un est étranger ou réfugié que ses éventuels écarts ou délits doivent être tus (c’est une très mauvaise manière de le protéger); ou qu’il faut accepter qu’un intégriste religieux, persécuté dans son pays, se livre au prosélytisme dans le pays qui l’héberge. Les souffrances du peuple juif ne doivent pas empêcher la critique des positions politiques de l’État d’Israël, ni mener à confondre l’antisionisme -le refus d’un projet politique- et l’antisémitisme - la détestation inacceptable d’un peuple et d’une religion.

Discipline et crédibilité

Et nous voici ramenés au début de cette réflexion. La démocratie directe ne peut s’exercer que dans le cadre de l’État de droit, d’une procédure précise et de garanties. Le peuple n’a pas toujours raison, il ne peut pas, par exemple, se substituer au pouvoir exécutif et prendre des décisions administratives à l’égard d’individus particuliers, ni se faire justice lui-même.

La démocratie exige une certaine discipline, tant sur le fond (une argumentation fondée sur des faits et une séparation claire entre ceux-ci et les opinions) que sur la forme (politesse et éducation). Mais la démocratie exige aussi de la crédibilité. Car ce n’est que si ses valeurs sont vécues par ses dirigeants que les populations sont incitées à les respecter et à les suivre. 

[1] Voir notre dossier «Bullshits», in choisir n° 691, avril-mai-juin 2019. (n.d.l.r.)
[2] https://www.nationalgeographic.fr/sciences/un-francais-sur-10-pense-que-la-terre-est-plate
[3] D’aucuns n’ont pas peur de la contradiction: ainsi ces élus qui, au nom d’une liberté d’expression sans frein, réclament la dépénalisation du négationnisme, et qui par ailleurs admirent des régimes ne connaissant aucune liberté d’expression...

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