Ainsi de la capacité de stocker d’énormes quantités d’informations qui donne un immense pouvoir à ceux qui les gèrent, par exemple aux propriétaires de Facebook ou de Google dont le modèle d’affaires repose sur le financement par la publicité et donc la fidélisation de l’usager. Tout est fait pour stimuler l’attractivité des écrans par une activité en continu, selon des «mécanismes d’addiction (...) conçus délibérément». Puis, «le comportement de l’utilisateur (...) est capté et transformé en données monétarisables».
Le flux constant de sollicitations et la tension introduite par le rythme des échanges dits virtuels nous font oublier comment notre image du réel devrait se construire: la vraie vie, c’est le contact physique avec les choses et les gens, et l’outil ne devrait jamais s’y substituer. Piégés dans « une fausse proximité (…), nous passons plus de temps à regarder ce qui se passe sur l’écran de notre ordinateur qu’à observer ce qui nous entoure».
Le recours massif aux outils informatiques nous fait négliger, disent-ils encore, le temps de la réflexion, la nuance, le lien subtil entre nos émotions, nos valeurs, nos objectifs profonds; oublier la distance nécessaire face à ce qu’on reçoit. Subrepticement, nous perdons certaines capacités. «Par exemple, avec l’usage croissant des GPS, la partie de notre cerveau qui nous permet de nous orienter s’est affaiblie.» Quant à Amazon, il «contribue à la désertification commerciale des centres villes».
Soulignant les effets négatifs des écrans sur les enfants, les auteurs relèvent que, dûment avertis, les concepteurs de ces outils interdisent à leur progéniture les I-pad avant 15 ans et limitent strictement les moments passés devant les écrans... laissant «aux classes populaires, les fake news, les tablettes pour les tout-petits et les publicités prédatrices pour des prêts personnels». Lors de la présidentielle américaine de 2016, «la majorité des personnes qui votaient ne connaissaient de l’actualité que leur fil Facebook», dont l’algorithme leur présente essentiellement des points de vue correspondant à leurs préférences. Quant aux États autoritaires, ces outils les aident à pratiquer un contrôle social à grande échelle. Ainsi la Chine «investit (...) massivement dans l’IA afin de contrôler sa population», notamment par la reconnaissance faciale. Autre préoccupation, les «armes intelligentes, ou systèmes d’armes létales autonomes».
Des emplois disparaissent en masse, soulignent les auteurs, et ceux créés sont majoritairement précarisés, découpés en petites séquences, laissant un monde du travail en miettes. «On ne raisonne plus en termes d’emploi, mais de tâches. » « Les centaines de personnes qui sous-titrent des vidéos pour quelques centimes par heure» constituent l’armée des intermittents de l’informatique. Cette dernière renforce la tendance aux statuts hybrides entre salariat et auto-entrepreneuriat, au remplacement de l’entreprise traditionnelle par des plateformes de mises en contact (Uber ou AirBnB).
Le livre aborde brièvement les conditions écologiques et sociales de production et de déconstruction des outils du monde informatique. Il faut préciser que ces milliards d’appareils consomment, serveurs compris, 10% de l’électricité mondiale. Leur design plaisant et leur ergonomie avenante font oublier qu’ils sont faits de nombreux éléments rares, et programmés pour une obsolescence rapide; dans le monde, seuls 20% d’entre eux sont correctement traités au stade de déchets, et 10% recyclés.
Enfin, si dans nos sociétés, on débat de beaucoup de choses, ce qui structure le plus nos vies, les innovations technologiques, reste peu questionné. Il n’y a aucune systématique d’anticipation ni d’étude d’impact sociale, et encore moins de discussion large avant la généralisation d’une innovation. «Toutes les technologies nouvelles sont immédiatement mises sur le marché» et c’est «l’existence d’un marché florissant qui prouve le bien-fondé de l’objet». Car «l’innovation est présentée comme une nécessité absolue, (...) que ce soit du côté des entreprises, comme de celui de l’État».
«Une poignée d’ingénieurs dans la Silicon Valley dessine les contours d’un monde que nous subissons tous sans avoir notre mot à dire.» On n’arrête pas le progrès… Cette expression, qu’est-elle d’autre qu’un formidable aveu d’impuissance? Décidément, il est temps d’imaginer la démocratie de l’ère scientifique!