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mardi, 08 juin 2021 09:39

Itinéraire d’un enfant juif d’Algérie

SiratRené-Samuel Sirat
Itinéraire d’un enfant juif d’Algérie
Paris, Albin Michel 2020, 192 p.

Ce récit (auto)biographique, issu des entretiens entre l’ancien Grand Rabbin de France René-Samuel Sirat (né en 1930 près de la frontière tunisienne) et Michel Allouche, nous plonge dans un monde disparu, celui des juifs d’Algérie. S’il subsiste un petit nombre d’israélites au Maroc et en Tunisie, ce n’est plus le cas en Algérie. Pourtant, pendant au moins deux millénaires, déjà avant la présence romaine, les juifs ont fait partie intégrante de ce pays.

L’irruption de l’islam au cours du VIIIe siècle leur a fait connaître le statut de dhimmis, soit d’une religion du livre tolérée, mais devant payer tribut et soumise à diverses restrictions. Puis, au fil de la « reconquête » ibérique par les rois chrétiens et de son point d’orgue, l’expulsion des juifs à la fin du XVe siècle, nombre de ces derniers ont traversé la Méditerranée, apportant avec eux tout le raffinement, notamment musical, de la défunte Andalousie.

La prise d’Alger aux Ottomans par les Français en 1830 fit de l’Algérie une colonie de peuplement. Tels les Portugais arrivant en Inde au XVIe siècle et découvrant les chrétiens de St Thomas, les juifs de France marquèrent leur étonnement devant les costumes, certains éléments liturgiques, la musique, la cuisine, la langue (l’arabe dialectal) des juifs algériens. Ceux-ci, en effet, tout en ayant maintenu et cultivé l’ensemble des caractéristiques de leur religion, étaient bien plus proches de la population autochtone que des colons. Le rabbin Sirat relate comment au lycée il subissait «durement la haine totale exprimée (…) par certains condisciples chrétiens» et que «les discussions avec les Français se terminaient toujours par des insultes antisémites», alors que l’entente était bonne avec ses camarades musulmans.

Le décret du ministre de la Justice (juif) Crémieux, qui fit en 1870 des juifs d’Algérie des citoyens français en raison de leur foi, avait clairement des visées assimilationnistes, suivant alors l’idéologie d’État jacobine. Ils durent notamment franciser leurs prénoms. On sent chez Sirat la déception devant le regard condescendant et la «volonté ‹colonisatrice› du Consistoire» central israélite de France, dont «l’objectif était de faire des juifs algériens de bons Français de confession israélite».

Le dernier épisode fut aussi bref que brutal: la guerre d’Algérie exacerba les oppositions entre les communautés et mit à l’épreuve les 140 000 juifs d’Algérie, «annexés» de gré ou de force par les Français. Sirat évoque des gestes courageux d’apaisement accomplis par des juifs dans ce contexte mouvant, mais les violences et la guerre avaient déjà semé trop de haines, et l’aspiration d’un Camus à une Algérie multiculturelle restera sans grand écho. Il n’y eut pas de Mandela parmi les chefs nationalistes et, à l’instar des pieds-noirs, les juifs d’Algérie, craignant de ne plus avoir leur place dans le pays, le quittèrent pratiquement tous.

René-Samuel Sirat, après de nombreux engagements comme enseignant, formateur et chercheur, est devenu le premier Sépharade à accéder à la fonction de Grand Rabbin de France, qu’il occupa de 1981 à 1988, signe de l’intégration des juifs d’Algérie à la communauté juive de France. Sa propre sensibilité et sa trajectoire l’ont fait s’impliquer dans le dialogue interreligieux. Pour cet homme minutieux et scrupuleux, un tel dialogue n’a de sens qu’en étant bien ancré dans sa propre foi. Son origine lui a aussi fait ressentir le besoin de reconnaissance et d’organisation des musulmans de France et craindre le boulevard ouvert à l’islamisme par la mise à distance de cette religion fortement présente.

Cette biographie vient à point nommé pour éclairer cet aspect peu connu des relations algéro-françaises. En Algérie aussi paraissent des études témoignant d’un intérêt pour l’apport juif. Ainsi cet étonnant ouvrage du journaliste Aïssa Chenouf, Les juifs d’Algérie, publié en 2004 (éditions El Maarifa). Signe que la rencontre des cultures, l’intérêt pour l’autre n’ont pas été anéantis dans ce pays par les déchirements connus. C’est que l’Homme, tant qu’il reste Homme, a besoin de savoir d’où il vient.

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