La clé de la vitalité de la démocratie et de son bon fonctionnement est la qualité du débat, de l’interaction citoyenne et de l’échange en vue de la recherche des meilleures solutions. Au lieu d’évoluer dans cette direction, les démocraties occidentales se trouvent prises dans une grave crise de confiance, cela au moment même où cette forme de gouvernement est devenue minoritaire dans le monde.
Les critiques virulentes des mesures sanitaires anti-covid ont mis en lumière un rejet important des autorités politiques, pourtant élues, et une défiance forte à l’égard de l’économie. Le peu d’empressement des pouvoirs publics à agir contre la montée des inégalités -et celle du changement climatique- donne prise à cette ambiance délétère.
Une société en miettes
Le socle de valeurs partagées s’effrite et le communautarisme n’est pas qu’identitaire ou religieux. Le pluralisme, gage de liberté de penser et d’agir, tourne en juxtaposition de mondes parallèles. Qui se ressemble s’assemble est une constante de la société humaine, mais ce qui est destructeur est de ne plus être capable de s’écouter, de ne plus avoir de récit commun, ni de codes pour séparer les constats des opinions. Des «faits alternatifs» deviennent vrais du seul fait d’être relayés sur les réseaux dits sociaux, et des faits scientifiques sont rejetés parce que présentés par des experts du «système» académique. Ainsi un Français sur dix, libéré de la discipline de devoir prouver ce dont il parle, pense que, «contrairement à ce qu’on nous dit», la Terre est plate… Et des complotistes affirment leur admiration pour des dictateurs -sous lesquels ils n’auraient aucune chance de pouvoir exprimer leur dissidence.
À l’encontre de ce mouvement, Domaine public et choisir suivaient pour leur part l’exhortation d’Edgar Morin: «Il ne suffit plus de dénoncer, il nous faut désormais énoncer»[1] -réponse indirecte à l’Indignez-vous un peu imprudent de Stéphane Hessel.[2] Car aujourd’hui l’on s’indigne beaucoup et facilement, mais très largement dans le registre national-populiste, illibéral, conservateur (dans le mauvais sens du terme), et au détriment de la gestion commune de notre patrie commune, la Terre -don du Ciel pour que nous en fassions un jardin et non pas un désert.
Le premier de ces deux médias, Domaine public, a fermé ses portes en juin 2021. Organe hebdomadaire d’une gauche romande associant réalisme ancré sur les faits et valeurs visant à les faire évoluer, Domaine public, avec sa petite équipe formée d’universitaires, d’élu·e·s, de hauts fonctionnaires et de citoyennes et citoyens de terrain engagés, a fourni, durant 58 ans, perspectives, mises en évidence du dessous des cartes et analyses sur les affaires en cours. Une rédaction exigeante, un style rigoureux et précis, des contributions étayées par une solide documentation en faisaient une lecture de choix. Mais la relève vint à manquer, alors que le travail devenait de plus en plus complexe: les rédacteurs durent se résoudre à mettre fin à cette belle aventure, avant de courir le risque qu’à la qualité éditoriale éprouvée puisse succéder le foisonnement de commentaires oiseux.
Deux disparitions quasi simultanées
Et le second à disparaître? Eh bien, c’est celui que vous tenez en vos mains, pour la dernière fois. Là aussi la fatigue, non pas d’une équipe rédactionnelle toujours très motivée mais d’un éditeur désireux de miser sur d’autres formes de communication. Tant Domaine public que choisir n’avaient pourtant pas lésiné sur leurs efforts pour s’adapter à l’ère numérique.
Aînée de quatre ans de sa consœur, la revue choisir lui aura donc survécu deux ans. À sa façon, elle a illustré une éthique professionnelle forte: probité intellectuelle, volonté de comprendre, ouverture au débat, analyses de fond, avec les dimensions d’approfondissement que permet une périodicité moindre. Chacune des deux publications avait à cœur d’illustrer ses valeurs et de contribuer à un humanisme engagé : là où choisir invoquait le bien commun, Domaine public militait pour l’intérêt général. Deux notions où se retrouve le lien social, fait d’une intrication entre droits et devoirs.
Alors que Domaine public évoluait dans le périmètre politique du centre-gauche, avec son souci d’une gouvernance efficace et équitable, choisir était ancrée dans la grande tradition jésuite, à la fois universaliste et passionnée de comprendre les diversités de l’humanité (mixture qui est bien la clé du vivre ensemble sur notre petite planète).
Pour ma part, je me plaisais non seulement à lire ces deux publications, que j’attendais avec impatience, mais à y contribuer assez régulièrement, et je me suis toujours senti à l’aise tant dans l’une que dans l’autre. Domaine public et choisir: mille mercis à celles et ceux qui vous ont fait vivre au quotidien, qui ont tant donné pour que nous puissions mieux comprendre notre monde et ses enjeux, et mieux en débattre! Que cet esprit que vous avez si bien illustré continue à rayonner en nous!
[1] Edgar Morin, La Voie pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard 2012, 320 p.
[2] Stéphane Hessel, Indignez-vous!, Bouzigues, Indigènes éditions 2011, 32 p.