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lundi, 14 septembre 2020 11:46

Le vertige de l’Europe

AbelOlivier Abel
Le vertige de l’Europe
Genève, Labor et Fides 2019, 184 p.

Dans ce petit livre parfois touffu mais serti de vraies perles, Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier, proche de Paul Ricoeur, nous confronte au destin contrasté de notre continent, guerrier à l’interne, guerrier en-dehors, en même temps riche d’une destinée commune. L’auteur nous le rappelle d’emblée: «Le XXe siècle, c’est Verdun, Auschwitz et le goulag...»

Au substrat préceltique issu d’une longue préhistoire se sont mêlées de nombreuses sources: l’Antiquité méditerranéenne, grecque, romaine, judéo-chrétienne; les peuplades nordiques et germaniques; les marches de l’Est et du Sud, dont l’Europe n’a jamais su que faire. Europe aux racines profondément chrétiennes, puis recouvertes du manteau d’une laïcité d’État, et qui ne sait pas que dire à son voisin direct, le monde musulman.

«L’Europe a trop été une construction apolitique (...): on n’a pas mis en tête de sa construction l’armée, la défense commune, la diplomatie, ni l’invention d’une constitution politique véritablement commune et démocratique: on a mis en avant l’économie. (...) Cette Europe apolitique s’est fait connaître par la production de normes, de standards et de réglementations.» La manière dont l’unification européenne se fait illustre la dérive des logiques rationnelles et technocratiques, axées sur la performance économique et individuelle, et dont les éléments de langage (ouverture, compétitivité, croissance) sont répétés en boucle sans que cela leur donne pour autant davantage de sens. Au contraire, ces paroles creuses alimentent le repli sur des valeurs prétendument sûres, la nation, le néolibéralisme et le nationalisme, se confortant mutuellement dans leurs errements réciproques.
S’inscrivant dans le sillage de Simone Weil, Emmanuel Mounier et Albert Camus, Olivier Abel vise une troisième voie qui mobilise les valeurs humanistes et n’accepte pas que l’émotionnel soit abandonné à l’obscurantisme et aux fronts du refus. C’est au nom de l’identité européenne qu’il faut faire l’Europe. Mais quelle est cette identité ? Elle est là, sous-jacente, et doit exister autrement que dans les postures de défense ou de conquête. Et l’auteur de demander: «Par quels rivages, par quelles formes de villes et d’habitats, par quelles manières d’être et d’être ensemble, par quelles saveurs culinaires partagées, par quels paysages, par quel enchevêtrement de mémoires tenons-nous à l’Europe?»

Cette identité pourrait, par exemple, déboucher sur une territorialité politique multiculturelle permettant enfin de faire justice à nos multiculturalités individuelles. Ni les vieux empires pluriethniques -mais communautaristes-, encore moins l’État nation exclusif et niveleur ne peuvent offrir une vraie patrie à ce que l’histoire humaine a fait de nous. «Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, il faudrait trouver une forme de lien social qui autoriserait une réelle pluralité d’appartenances possibles, une multitude de libres attachements et libres appartenances.»

C’est le dépassement des États nations par l’Europe des régions fédérées, chère à Denis de Rougemont, qui fera droit à notre vraie identité. De plus, «l’Europe ainsi redivisée en régions à peu près équilibrées, on n’aurait plus le problème du déséquilibre entre les États européens». Et c’est le dépassement d’une économie de la prédation, du court terme et du prêt-à-jeter qui permettra de mettre nos efforts au services du bien commun, de l’utilité et de l’inclusion. Car on ne saurait «accepter que l’ultralibéralisme économique actuel se présente comme la réalisation définitive du pluralisme économique».

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