Décryptage des principales préoccupations des Suisses et des réponses apportées par la politique helvétique par Claude Longchamp, politologue et historien, maître de conférences aux Universités de Zurich et de Berne, fondateur de l'institut de recherche gfs.bern.
Entre risque structurel et trouble personnel
Tout le monde a peur. C'est l'une des émotions fondamentales. Elle survient lorsque nous ne pouvons pas ou plus contrôler les circonstances dans lesquelles nous évoluons. Les peurs sont utiles, mais elles sont aussi trompeuses. Elles sont promptes à nous signaler les dangers, même les plus diffus. Les peurs exagérées, parfois pathologiques, sont même livrées sur les divans des psychiatres. Par définition, les gens optimistes envisagent l'avenir avec confiance. Les pessimistes, en revanche, sont anxieux.
Les effets de la peur sont connus et mis au jour par la recherche sur les risques. Prendre l'avion fait peur à nombre d’entre nous, sans doute parce qu’il est possible de mourir dans un accident d'avion. Pourtant, pour chaque kilomètre parcouru, le nombre de décès en voiture est nettement plus élevé. Or, comme nous pensons pouvoir contrôler nous-mêmes les risques liés à la conduite d'un véhicule, notre peur est moindre en voiture qu'en avion. Les peurs collectives fonctionnent de la même manière. Elles aussi oscillent entre risques objectifs et expériences subjectives. (Lire à ce sujet Lucienne Bittar: Une police communautaire. Entretien avec Didier Froidevaux dans le dossier La peur comme levier, d'avril 2020).
Les mécanismes de la peur sont aussi connus: ce qui est nouveau dans la société est plus susceptible d'effrayer que ce qui est familier, car quand nous sommes en terrain connu, nous nous référons automatiquement à des expériences vécues. Dans le cas contraire, lorsque nous parvenons à gérer des situations nouvelles, nous en sommes fiers. Si tel n’était pas le cas, nous agirions avec incertitude.
À la recherche du centre perdu
Heinz Bude, l’une des plus éminents sociologue spécialiste de la peur en Allemagne -auteur du bestseller Gesellschaft der Angst (Société de la peur, 2014)-, l'a bien décrit: «Durant une grande partie des années 70, la télévision, les grands magasins et les partis populaires étaient dans les sociétés occidentales des "lieux du centre" qui dégageaient un sentiment de sécurité.» Aujourd'hui, ces espaces consensuels se sont effrités et la société s’est fragmentée. Nous achetons ce dont nous avons besoin individuellement via Internet, et nombre de partis populaires dégénèrent en associations sectaires.
Parallèlement, la peur du déclin social domine. Autrefois une bonne éducation scolaire garantissait une progression sociale. Les classes moyennes étaient convaincues qu'elles seraient mieux loties que les générations précédentes. Aujourd'hui, c'est bien différent! Se former tout au long de la vie devient nécessaire. Et même ainsi rien ne nous garantit que nous ne seront pas touchés par le chômage, que nous nous retrouverons pas un jour dans la catégorie des «travailleurs pauvres» ou que nous perdrons pastoute forme de reconnaissance sociale en cas d'échec. C'est ce qu'on appelle la désolidarisation, une importante source de peur.
Les analyses à grande échelle cherchent à comprendre pourquoi les démocraties perdent de leur charisme et les autocraties gagnent en attractivité. La réponse de la sociologie est sans équivoque: dans les démocraties, la peur crée le socle de la perte de confiance en ses concitoyens comme en la majorité gouvernante. On recherche et on se tourne alors vers «l’homme fort aux bras puissants et aux mains solides», en qui on espère trouver du soutien.
Baromètre des préoccupations de 2019
Depuis plus de 40 ans, le baromètre des préoccupations de l'institut de recherche gfs.bern réalise chaque année en automne, pour le compte du Crédit Suisse, une enquête visant à déterminer les principales préoccupations des Suisses (voir tableau de tête de page). Il ne s'agit certes pas d'une analyse approfondie de la peur, mais cela donne des pistes.
En 2019, les citoyens suisses étaient ainsi surtout préoccupés par leur prévoyance vieillesse. Venaient ensuite les problèmes relatifs aux primes d'assurance maladie et à la cohabitation avec les étrangers, suivi de près par la protection de l’environnement et le changement climatique. Mais comme l'ont montré les élections fédérales de 2019, les donnes changent rapidement. Ainsi, en 2019, le réchauffement climatique a fait un bond considérable dans l'échelle des préoccupations. Les peurs liées à l’immigration ont atteint pour leur part leur apogée en 2018, alors que l'incertitude sur les retraites augmente rapidement depuis 2017. et qu'il en va de même pour les coûts de la santé depuis 2018.
Ce qui nous inquiète est issu de plusieurs sources. De notre expérience personnelle en premier lieu. Ensuite, nos préoccupations sont également amplifiées par les campagnes électorales et les résultats des votations (exemplaires ou emblématiques). Le baromètre médiatique détermine aussi dans une large mesure ce que nous considérons comme une menace. Il estompe la frontière entre le réel et le virtuel. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement ce qui nous menace directement qui nous effraie, mais même les nouvelles provenant de pays lointains. «La télévision a la plus grande influence sur la formation de l'opinion, devant la presse écrite, la radio et les médias en ligne», relate l'Office fédéral de la communication (OFCOM) sur son site de Monitoring des médias en Suisse. Ces médias traditionnels sont désormais suivis de près par les plateformes web et les réseaux sociaux. Si les journalistes travaillant au sein des rédactions des médias traditionnels et qui s’adressent à un public acquis et fidèle conditionnent le marché médiatique du web, la masse des utilisateurs d’Internet préfère s’informer via de plus petites plateformes aux discours parfois plus radicaux. Dans l’environnement numérique, la bataille de l’attention fait rage et l’amplificateur social que représentent les acteurs du web détermine l’esprit du temps.
Les cycles des inquiétudes
L’analyse de l’ensemble des indicateurs de préoccupations donne un bon aperçu des tendances de nos peurs. Un grand tournant a été amorcé en 1992. Suite au rejet de l'EEE, le chômage est devenu la principale préoccupation des électeurs suisses, et ce pour la première fois. Cette crainte est restée dominante les années suivantes. Pourtant, elle n'était pas fondée sur la seule situation objective de l'emploi en Suisse, le chômage étant toujours resté faible dans le pays, surtout en regard du taux européen. Ce qui a été déterminant, dans la perception subjective induite par la votation de l’EEE, c’est le sentiment que, dans un marché du travail libéralisé, le chômage pouvait toucher presque tout le monde.
Graphique sur le chômage
Pourcentage de sondés qui classent le sujet du chômage parmi ses cinq principales préoccupations
Cette votation a aussi changé la vision de la politique sociale de notre pays, qui n'était plus une préoccupation majeure depuis longtemps. À partir du milieu des années 90, les valeurs des indices de préoccupation concernant l'assurance maladie, par exemple, ont fortement augmenté, pour atteindre leur apogée en 2001; la hausse ne s'est stabilisée qu'après 2006. Avec un léger décalage dans le temps, la prévoyance vieillesse est devenue un véritable problème pour la population dès 1998; la valeur la plus élevée a été enregistrée en 2003. Là aussi, l'affolement s'est normalisé après 2007.
Prévoyance vieillesse et santé
Pourcentage de sondés qui classent ce sujet parmi ses cinq principales préoccupations
Les fortes inquiétudes liées à la politique européenne ont été nettement plus courtes: de 1998 à 2000. Après quoi, elles ont été à nouveau reléguées en bas de l'échelle des préoccupations.
Europe
Pourcentage de sondés qui classent ce sujet parmi ses cinq principales préoccupations
Cependant, avec la question européenne est apparue celle relative à l’immigration. Ainsi, vers la fin des années 90, la proportion des citoyens préoccupés par la politique d'asile a fortement augmenté. Elle n'a jamais été aussi importante qu'en 1999. Depuis, elle a connu plusieurs sursauts. Plus largement, dans la seconde moitié des années 90, la préoccupation relative à la population étrangère a débordé celle des réfugiés, pour atteindre aujourd’hui son point culminant.
Les étrangers et l'asile
Pourcentage de répondants qui classent le sujet parmi ses cinq principales préoccupations.
Enfin, l'environnement. C'était un enjeu majeur avant 1992 -qui s’était amplifié avec l’annonce de la «mort des forêts» de 1983 (1)-, mais qui avait disparu ensuite du palmarès des préoccupations principales de la population. Une situation qui n’a changé que récemment, avec le débat public sur le changement climatique. Aujourd'hui, la destruction de l'environnement est à nouveau l'une des préoccupations citoyennes majeures.
Des décisions politiques
Avec le recul, on peut reconnaître que des décisions politiques importantes ont été prises concernant les principaux questionnements de la population:
• 1996: introduction de la nouvelle loi sur l'assurance maladie, avec une augmentation rapide des primes;
• 1999: accords bilatéraux comme alternative à l'adhésion de la Suisse à l'UE;
• 2008: introduction de la libre circulation des personnes;
• 2014: référendum sur l'initiative «contre l'immigration de masse»;
• 2017: débat sur l'environnement et la transition énergétique, et adoption de la loi révisée sur l'énergie visant à réduire la consommation d'énergie, à améliorer l'efficacité énergétique et à promouvoir les énergies renouvelables.
Appréciations de l'histoire contemporaine
L'historien britannique Clive Church est un grand expert de l'histoire contemporaine suisse. Il a sous-titré son livre Political Chance in Switzerland (Chance politique en Suisse, Routledge, Abingdon-on-Thames 2016, 196 p.) From Stability to Uncertainty (De la stabilité à l'incertitude), ce qui traduisait bien le changement de notre sentiment général par rapport à la décision sur l'EEE du 6 décembre 1992.
Le temps de la sécurité d’alors était celui de la guerre froide, d’une Suisse neutre et d’une croyance ferme dans ce cas particulier. Tout a commencé à changer avec la chute du mur de Berlin en 1989. Des fractures jusqu'alors ignorées, mais aussi de nouveaux problèmes non résolus, ont émergés. La politique est devenue incertaine. Le Conseil fédéral a même envisagé d'adhérer à l'UE pour résoudre des problèmes à plus grande échelle. La gauche l'a rejoint. Le centre est resté ambivalent et la droite a flairé une opportunité.
S’en est suivi un grand tollé en Suisse, avec un renforcement de l’euroscepticisme et une montée du conservatisme, qui a permis l’émergence d’un populisme de droite au sein même des partis et des médias. La culture politique a fondamentalement changé, d'abord en Suisse alémanique, puis en Suisse italienne et enfin en Suisse romande. Une certaine colère s'est manifestée, et les protestations se sont multipliées. Les partis au pouvoir sont devenus des partis d'opposition. Néanmoins, le système politique -le fédéralisme et la démocratie directe comme nécessité pour une coopération dans la concordance- s'est en grande partie maintenu.
Caroline de Gruyter, une journaliste néerlandaise, décrit la Suisse comme l'une des économies les plus mondialisées. C'est certes la base de son succès économique international exemplaire, mais cela a aussi des conséquences négatives sur sa société et sa politique. En Suisse cependant, en raison des droits populaires dont ils peuvent faire usage, les gens réagissent rapidement et de manière différenciée aux changements. Résultat, les Suisses tendent vers l'harmonie, tout en se disputant férocement. Depuis 1992, j'ai d'ailleurs moi-même noté l'émergence d'un système politique de concordance largement consensuel, faisant disparaître une politique du centre jusqu’alors bien ancrée.
Le scepticisme des classes moyennes est devenu socialement déterminant. Les médias, en particulier, déclinent ce sentiment au grès d’articles sur l'Europe, la sécurité sociale, la migration et l'environnement qui apparaissent comme autant de sources de menaces. Tout n’est pas qu’une vue de l’esprit, mais tout n'est pas non plus toujours fondé. Cette logique des médias influe, on l'a vu, sur nos peurs collectives, mais seulement si ces dernières entrent réellement dans le cadre de nos préoccupations. Si des solutions existent pour pallier à l'une de nos inquiétudes, nous nous tournons vers la préoccupation suivante. Bref, nous ne sommes jamais totalement réconfortés!
Ainsi l’incertitude grandit par vagues tout en changeant de visage. Mais n’est-ce pas là une vision trop pessimiste de la réalité? Surtout en regard du seuil critique de développement qui a été atteint? En 2019, les principaux partis politiques de gauche et de droite ont perdu les élections au Conseil national de la manière la plus cinglante. L’avenir de l'UDC et du PS est également devenu incertain. Et ce sont les partis du centre qui ont profité des points perdus, des partis qui peuvent encore s'appuyer sur la classe moyenne au sens large du terme. Peut-être cela aidera-t-il les politiques à retrouver le sens des réalités, au-delà du battage médiatique et du déni des problèmes.
1. Le terme «Waldsterben» (mort de la forêt ou déclin de la forêt) est apparu en Allemagne au début des années 80, lorsque plusieurs auteurs (Ulrich, 1980; Schütt, 1980, 1981,1982) ont affirmé qu'un déclin des forêts à grande échelle était en cours en Allemagne et dans d'autres pays d'Europe depuis la fin des années 70. Ces affirmations ont rapidement diffusées par les médias. Les résultats de 10 années de recherche, menée principalement en Allemagne, Autriche et Suisse, ont contredit les affirmations d'après lesquelles la pollution de l'air conduirait à un déclin généralisé des forêts en Europe centrale. (Plus d’infos sur http://www.fao.org/3/v0290f/v0290f07.htm)