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lundi, 28 novembre 2016 16:51

Pierre et la papauté

Dans l’évangile de Matthieu, Jésus, s’adressant à Pierre, lui dit: «Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise» (16,18). C’est là que Jésus aurait placé Pierre à la tête de l’Eglise - et donc créé la papauté. Une interprétation non soutenue par l’exégèse contemporaine qui souligne la foi de l’apôtre. Une autre hypothèse liée à l’histoire de la communauté d’Antioche est présentée ici.

L’évangile de Matthieu relate cette scène (Mt 16,13-19). Un jour où Jésus chemine aux abords de la ville de Césarée de Philippe, au nord du pays, il demande à ses disciples ce que les gens pensent de lui. Ils répondent qu’ils sont tous fascinés par lui et qu’ils le comparent aux grands personnages de l’histoire d’Israël : Jean le Baptiste, Jérémie et même le glorieux Elie. A n’en pas douter, Jésus a pris place dans la galerie des héros ! Mais Jésus les questionne à nouveau : « Mais pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon répond : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » En entendant cette réponse, Jésus le félicite : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux », et il ajoute : « Je te le dis : tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’Hadès [enfer] ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié ». L’évangile de Matthieu est de fait le seul à rapporter cette réponse de Jésus.

Un parmi d’autres
Cependant, à la mort de Jésus et lors de la constitution de la première communauté chrétienne, on ne voit pas Pierre agir comme « un pape ». Au moment de nommer le successeur de Judas, par exemple, ce n’est pas Pierre qui le désigne, mais c’est toute l’assemblée qui, après avoir prié, le choisit et adopte la décision (Ac 1,23-26). Ou encore, lorsqu’il s’agit d’envoyer des prédicateurs pour évangéliser la Samarie, les autres apôtres désignent Pierre de la même manière qu’ils l’auraient fait pour tout missionnaire soumis aux autres (Ac 8,14). Puis, lorsque Pierre baptise le centurion Corneille, l’ensemble de la communauté lui fait des reproches et il doit aller à Jérusalem pour s’expliquer (Ac 11,1-18). Enfin, quand on débat à Antioche sur la question de savoir si les païens doivent se faire circoncire ou non, il ne vient à l’idée de personne de consulter Pierre : on réunit un concile, où tous prennent la parole et où l’avis de Pierre est l’un parmi plusieurs ; la décision est prise ensuite par les apôtres et les anciens (Ac 15).
Le terme et concept même d’Eglise n’est apparu du reste que bien des années plus tard, lorsque la communauté chrétienne était déjà organisée, avec ses autorités, sa hiérarchie et sa structure propre. Ainsi, sur les cent-quatorze occurrences de ce terme dans le Nouveau Testament, il ne figure quasi jamais durant la vie de Jésus (à part dans quelques scènes tardives que seul Matthieu relate : Mt 16,18 ; 18,17). C’est dire que le concept d’Eglise comprise comme union des communautés chrétiennes, à la tête de laquelle se trouverait Pierre, n’existait pas du temps de Jésus.
Cela se voit particulièrement bien dans les écrits de saint Luc. Dans son premier livre (l’évangile) qui raconte les évènements de la vie de Jésus, Luc n’utilise jamais le mot Eglise pour désigner la communauté. Il se sert d’autres termes, comme groupe, ceux qui suivent [Jésus] ou disciples. C’est seulement dans son second livre (les Actes), qui traite d’un temps où Jésus est déjà mort et où les chrétiens se sont organisés à Jérusalem, qu’il commence à parler d’Eglise.

Divisions à Antioche
Pourquoi Matthieu alors rapporte-t-il cette scène au cours de laquelle Jésus chargerait Pierre de prendre la tête de l’Eglise universelle et de la conduire ? Pour résoudre cette énigme, nous devons nous souvenir que Matthieu a composé son évangile pour les chrétiens d’Antioche, capitale de la Syrie où il vivait. Or, quelques années auparavant, à Antioche précisément (autour de l’an 48), un grave incident s’était produit : l’affrontement de positions théologiques, celle de Paul et celle de Jacques.
Depuis sa « conversion », Paul avait compris que les chrétiens n’étaient plus soumis à la loi de Moïse. Ils étaient libérés des prescriptions juives et n’étaient donc pas tenus de pratiquer la circoncision, ni d’observer les règles alimentaires et le repos du sabbat. Paul affirmait que la mort et la résurrection du Christ les avaient libérés de tous ces rites et qu’il suffisait de croire en lui et de suivre ses enseignements pour être chrétien. De nombreux croyants acceptaient cette position parce qu’elle favorisait la conversion des païens au christianisme et leur simplifiait la pratique religieuse.
Un jour, cependant, des missionnaires envoyés par saint Jacques, frère de Jésus et dirigeant suprême de la communauté chrétienne de Jérusalem, arrivèrent à Antioche où Paul vivait alors. Ces missionnaires avaient des vues très étroites et conservatrices concernant la loi de Moïse. Ils soutenaient que les chrétiens devaient non seulement observer l’Evangile, mais aussi se conformer aux préceptes juifs, à défaut de quoi ils couraient le risque de se couper de la tradition ancestrale du peuple d’Israël.
Les deux tendances ne tardèrent pas à s’affronter. La discussion que Paul rapporte dans sa lettre aux Galates (Ga 2) fut extrêmement tendue. La position de Jacques heurtait les chrétiens issus du paganisme, et celle de Paul ceux venus du judaïsme. Les accusations et les insultes mutuelles fusèrent, on se discrédita réciproquement et la communauté en sortit blessée et divisée.

La ligne de Pierre
En plein milieu de la dispute, apparaît la figure de Pierre. L’apôtre se trouvait lui aussi de passage à Antioche. Même s’il était d’accord en principe avec Jacques, il adopta une attitude plus ouverte, apportant la lumière dont les chrétiens avaient besoin pour résoudre le conflit. D’un côté, il rejeta la position extrême de Paul qui supprimait toutes les règles juives dans la communauté chrétienne. De l’autre, il se distança de la ligne radicale de Jacques qui prétendait imposer à tous les normes de l’Ancien Testament, ce qui décourageait la conversion des païens. Il adopta une vision intermédiaire et proposa une solution médiane : quelques-unes des normes établies par Moïse devaient être respectées par les chrétiens, mais on pouvait supprimer le rite de la circoncision et d’autres règles judaïsantes. C’est ainsi que l’Eglise d’Antioche conserva l’empreinte de la manière de penser pétrinienne, et que Pierre devint la référence théologique par excellence des chrétiens de cette ville.
Les échos de cette âpre dispute ne cessèrent pas pour autant totalement. De temps à autre, un représentant d’un groupe différent arrivait à Antioche avec l’intention d’y imposer des vues extrêmes que la communauté locale avait déjà surmontées. Parfois aussi, les chrétiens recevaient des nouvelles d’autres Eglises organisées sur la base d’autres positions. C’est la raison pour laquelle, aux environs de l’an 80, un chrétien d’Antioche (celui que nous appelons Matthieu) décida d’écrire son évangile, en se proposant d’y exposer la théologie modérée qu’il tenait de la catéchèse de sa communauté.
C’est ainsi que peut s’expliquer l’énorme effort fourni par Matthieu pour refléter les idées modérées de Pierre, qui permettaient d’éviter à la fois la « doctrine de Jacques » (qui prétendait imposer les pratiques juives) et le « paulinisme » (qui voulait rejeter toute pratique juive).
Matthieu, par exemple, écrit que Jésus n’est pas venu pour abolir la Loi de Moïse mais pour l’accomplir (Mt 5,17-19), qu’il enseigne que le repos du sabbat conserve sa valeur (Mt 24,20), qu’il souligne l’importance des coutumes juives comme le jeûne (Mt 6,16-18), approuve la fonction des prêtres du Temple de Jérusalem (Mt 8,4 ; 17,27) et loue le comportement des pharisiens qu’il qualifie d’exemplaire (Mt 5,20). Mais, par ailleurs, Matthieu dit que Jésus montre une grande ouverture à l’égard des païens. L’évangéliste raconte que, lors de la naissance de Jésus, des étrangers furent les premiers à venir le voir (Mt 2,1), que Jésus commença à prêcher en Galilée pour que les Gentils puissent l’entendre (Mt 4,12-16), qu’un centurion romain fit preuve de plus de foi que tout autre en Israël (Mt 8,10) et qu’à la mort de Jésus, ce furent des soldats étrangers qui reconnurent en lui le Fils de Dieu (Mt 27,54). Jésus déclare encore que l’Evangile n’est pas réservé aux seuls Juifs (Mt 24,14 ; 26,13) et ordonne d’évangéliser toutes les nations de la terre (Mt 28,19).

Le poids des révélations
Dans ce contexte, nous comprenons mieux pourquoi Matthieu inséra l’épisode de Simon Pierre dans son évangile. Lorsqu’il relate qu’après sa confession de foi Jésus félicite Pierre et déclare qu’il est la pierre sur laquelle est fondée l’Eglise, Matthieu pense à l’Eglise d’Antioche, puisque son évangile lui est destiné.
Ensuite, lorsqu’il dit que Pierre est le rocher sur lequel sera fondée l’Eglise, il ne se réfère pas à la personne physique de Pierre, mais à ses idées théologiques, à sa foi. Ce que l’évangéliste voulait dire, c’est que l’approche contenue dans l’enseignement pétrinien indique la manière correcte d’organiser une Eglise et que, pour cette raison, la communauté d’Antioche devait suivre cette doctrine, indépendamment de ce que faisaient les autres.
Matthieu savait que d’autres communautés, après l’incident de 48, s’étaient organisées différemment, se conformant aux directives d’autres apôtres. Certaines (notamment celles de Grèce et d’Asie mineure) se gouvernaient en suivant les indications de Paul, qui, ayant été le destinataire d’une révélation directe de Jésus ressuscité (Ga 1,11-17), jouissait d’un grand prestige ; il se peut que les « pauliniens » de l’époque de Matthieu se soient fondés sur cet argument pour justifier leur modèle de communauté. D’autres Eglises (comme celles de Jérusalem et de Judée) se conformaient aux instructions de Jacques, destinataire lui aussi d’une révélation de Jésus ressuscité qui le légitimait (1 Co 15,7).
Ce que Matthieu tente donc de dire, au travers de la scène de Césarée, c’est que Pierre aussi a bénéficié d’une révélation divine en vue de la structuration de l’Eglise, et que la sienne, en sus, est antérieure à celle de tous les autres apôtres : alors que ceux-ci l’ont reçue après la résurrection, Pierre l’a eue du vivant de Jésus. Son mandat est donc, d’un point de vue chronologique, plus ancien et plus authentique que ceux qu’invoquent Paul ou Jacques. Matthieu légitime ainsi la théologie et la structure de son Eglise fondée sur la pensée de Pierre, « garantie » par la volonté historique de Jésus. Les autres communautés chrétiennes ne peuvent en dire autant.
Précisons encore une fois que Matthieu n’écrivait que pour l’Eglise d’Antioche ; son évangile ne revêtait donc pas un caractère obligatoire pour les autres. Il n’a pas dit non plus qu’à la mort de Pierre, il fallait élire un successeur pour assurer le gouvernement de l’ensemble de l’Eglise.
A. Á. V.
(traduction Claire Chimelli)

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