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jeudi, 08 mai 2014 10:07

Catholique et franc-maçon. Deux malentendu

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Un contentieux vieux de trois siècles s'est exacerbé en juin dernier : l'abbé Pascal Vesin, curé de Megève (F), fut destitué par son évêque à la demande de la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi. La raison ? Son appartenance à la loge maçonnique du Grand Orient de France. Mais peut-on être catholique et membre d'une autre loge maçonnique ? Pas pour Rome, jadis au nom du secret, aujourd'hui au nom du culte.

Durant ce même mois de juin 2013 où le curé franc-maçon de Mégève[1] était destitué, paraissait dans la revue Esprit, sous un pseudonyme, le témoignage d'un catholique, membre du Grand Orient de France, à propos de sa double appartenance.[2] La chose semblait être entendue pour lui dans le sens de l'ouverture. Le plus souvent, il est vrai, dans les situations de ce genre, les intéressés ne voient pas de contradiction. La revue choisir, elle-même, allait dans ce même sens en 1970 déjà.[3] Il est vrai qu'elle ne se référait pas au Grand Orient de France, mais à la Loge helvétique Alpina qui, elle, n'a jamais eu un tel contentieux avec l'Eglise. Mais d'où vient justement ce contentieux, et implique-t-il toutes les loges ?

Le secret
La franc-maçonnerie moderne est née à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, dans un climat, inhabituel à cette époque, de tolérance entre catholiques et protestants. Inhabituel car régnait encore alors le principe Cujus regio, ejus religio, selon lequel la religion du peuple devait être celle du souverain. D'où le danger, à la fois politique et religieux, de se rencontrer entre adeptes de religions différentes, sous peine d'être accusé de relativisme religieux ou de déloyauté envers le souverain. Le danger provoqua le secret.
Aujourd'hui, l'accent s'est déplacé : le secret se présente comme le garant de la liberté de parole, voire comme l'itinéraire intime d'une démarche de conscience. Commentant la maxime selon laquelle « la franc-maçonnerie recommande la propagande par l'exemple, la parole et les écrits, sous réserve de l'observation du secret maçonnique », les Principes généraux de l'Ordre maçon nique du Grand Orient de France[4] reprenait, jusqu'en 2001, l'injonction du Convent[5] du 1er janvier 1891 : « Les vénérables et les orateurs doivent saisir toutes les occasions de rappeler autour d'eux qu'aucun maçon, sous aucun prétexte que ce soit, par parole ou par écrit, n'a le droit de publier la moindre chose sur ce qui touche de près ou de loin à notre Ordre et à nos institutions, sans en avoir reçu l'autorisation expresse et seulement de la manière qu'il lui sera indiqué. Le secret maçonnique doit être scrupuleusement observé par tous les frères. »
Le secret fut le premier contentieux entre l'Eglise et la franc-maçonnerie. Au fil des siècles, ce contentieux initial s'est peu à peu estompé, pour laisser place à un désaccord portant sur la place de la religion dans la société, c'est-à-dire le culte.

Va-et-vient de Rome
La crainte du relativisme religieux sous couvert du secret conduisit dès 1738 le pape Clément XII à condamner la maçonnerie (bulle Ineminenti). L'argument du secret fut repris par Benoît XIV dans la Bulle Providas (1751). Avec Pie VII, en 1821, dans l'encyclique Ecclesiam a Jesu Christo, apparut le thème de la lutte contre l'Eglise. Léon XIII, en 1884, plaça le débat sur le plan philosophique et moral (encyclique Humanum genus). Dans la même ligne, se coulant dans la position manifestée en 1980 par les évêques allemands, le cardinal Ratzinger (futur pape Benoît XVI), alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, présente en 1983 le nouveau Code de droit canonique. Répondant à la question d'un journaliste, il maintient la position « traditionnelle » : les fidèles appartenant à des associations maçonniques « sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion ». Il commente l'article n° 1374 du nouveau Code qui stipule, sans nommer la maçonnerie, « que celui qui donne son adhésion à une association qui agit contre l'Eglise soit puni d'une juste peine ».
A sa suite, lors d'un colloque tenu en 2007, la Pénitencerie apostolique (qui règle les pratiques touchant les confessions individuelles) parle « d'incompatibilité ». Et dans un livre paru la même année, Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon, répond nettement par la négative à la question posée dans son titre : Peut-on être chrétien et franc-maçon ?[6]
Pourtant la question avait été préalablement tranchée par l'Eglise d'une manière différente. En 1967, suite à une demande explicite de la Grande Loge nationale française, le cardinal Seper, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avait admis, en effet, que l'article n° 2335 de l'ancien Code de droit canonique (1917) ne s'appliquait qu'aux loges qui, de fait, militent contre l'Eglise : « Ceux qui donnent leur nom à une secte maçonnique ou à d'autres associations du même genre qui complotent contre l'Eglise ou les pouvoirs civils légitimement établis, contractent, par le fait même, une excommunication simplement réservée au Siège apostolique. »
Comme « l'athée stupide » dont parlent les constitutions maçonniques dites d'Anderson,[7] la formulation peut, en effet, avoir deux significations : soit que les loges complotent toutes contre l'Eglise, soit que ne sont concernées que celles qui militent contre elle.
C'est cette seconde interprétation qui prévalut jusqu'en 1983, au grand soulagement des maçons catholiques. Cette position fut défendue par plusieurs jésuites : le Père Riquet sj dans un article du Figaro littéraire du 22 juin 1969, le Père Caprile sj dans La Civiltà Cattolica du 10 novembre 1973, et, à sa suite, le Père Beyer sj, doyen de la Faculté de droit canonique de l'Université grégorienne à Rome. Tous distinguent les loges selon qu'elles complotent ou non contre l'Eglise.
La porte juridique qui faisait droit aux jugements de fait (la loge milite-t-elle effectivement contre l'Eglise ?) a donc été refermée par le cardinal Ratzinger. Ce qu'ont du mal à comprendre les catholiques actifs dans les loges, notamment ceux qui fréquentent la Fraternité saint Jean.[8]

Point de désaccord
Le catholique franc-maçon qui témoigne dans la revue Esprit de juin dernier « ne se sent aucunement concerné par les condamnations solennelles du Vatican, édictées en un temps où la franc-maçonnerie était à la pointe du juste combat contre l'hégémonie cléricale ».[9] Pointe ici, après le secret, le second désaccord, qui touche le culte. Ce point met au jour des conceptions divergentes de la laïcité. Si l'anticléricalisme est bien la séparation des ordres, politique d'une part, religieux d'autre part, un catholique peut aisément y souscrire. Dans la ligne de la Doctrine sociale de l'Eglise et du concile Vatican II, il s'appuiera sur la distinction des « deux cités », distinction thématisée par saint Augustin au Ve siècle, mais déjà évoquée par saint Paul qui incite les chrétiens à se soumettre aux autorités civiles, sans parler de la fameuse injonction de Jésus dans les Evangiles : «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »
En revanche, si l'anticléricalisme consiste à interdire à l'Eglise de se prononcer sur les problèmes de la société, il ne s'agit plus de laïcité, mais de combat antireligieux auquel ne saurait s'associer sans contradiction un catholique. L'interdiction des expressions religieuses publiques serait d'ailleurs contraire à l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), qui ne se contente pas de garantir la liberté de conscience, mais vise tout aussi explicitement la liberté de manifester sa religion, ce que le droit français nomme la liberté de culte, garantie par la Constitution.
Aucun franc-maçon ne confond les rites et symboles maçonniques avec une religion. Mais certains sociologues, trompés par leur incompétence, pensent que la maçonnerie est une religion de substitution. Si cela était, nul ne pourrait être sans incohérence catholique et maçon. En fait, ces sociologues oublient l'essentiel : il ne peut y avoir de science sociale hors des significations que les acteurs eux-mêmes donnent à leurs engagements. Contrairement à ce que prétendait Durkheim, on ne peut donc pas considérer les phénomènes sociaux (ici l'engagement religieux ou maçonnique) comme on étudie les phénomènes physiques, sur la foi des seules observations extérieures.
Les références maçonniques doivent s'interpréter à la lumière du vécu. Par exemple, les Principes généraux du Grand Orient posent que « la franc-maçonnerie a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience » (art. 1, al. 2). Mais, à l'instar de la devise républicaine adoptée par la loge française (liberté, égalité, fraternité), ces principes se jugent aux pratiques. Cela ne va jamais sans discernement des temps, des lieux et des significations, d'autant plus que, contradictoires, ces principes appellent des compromis éthiques.

Jugement prudentiel
Un catholique se sentira à l'aise face à la suppression, en 1876, de ce passage de l'ancienne constitution du Grand Orient de France : « La franc-maçonnerie a pour principe l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme »,[10] qui lève l'ambiguïté de la double appartenance. La franc-maçonnerie se range alors, comme le confucianisme selon les successeurs de Mattéo Ricci en Chine, comme le yoga ou comme toutes les disciplines du corps et de l'esprit, non parmi les religions, mais parmi les sagesses, compatibles, non sans prudence, avec le christianisme.
Le Convent de 1876 précise : « Après les débats auxquels nous nous livrons en ce moment, aucun homme intelligent et honnête ne pourra dire sérieusement que le Grand Orient de France a voulu bannir de ses loges la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme. Alors qu'au contraire, au nom de la liberté absolue de conscience, il déclare solennellement respecter les convictions, les doctrines et les croyances de ses membres. »
En revanche, le catholique pourra légitimement s'étonner de la généralisation indue posée par le Convent de l'année suivante, et qui témoigne de l'ignorance quant au fonctionnement du dogme dans l'expérience religieuse : « Laissons aux théologiens le soin de discuter des dogmes. Laissons aux Eglises autoritaires le soin de formuler leurs syllabus. Mais que la maçonnerie reste ce qu'elle doit être, c'est-à-dire une institution ouverte à tous les progrès, à toutes les idées morales et élevées, à toutes les aspirations larges et libérales. Qu'elle ne descende pas dans l'arène brûlante des discussions théologiques, qui n'ont jamais amené que des troubles et des persécutions. Qu'elle se garde de vouloir être une Eglise, un concile, un synode ! Car toutes les Eglises, tous les conciles, tous les synodes ont été violents et persécuteurs, et cela pour avoir toujours voulu prendre pour base le dogme qui, de par sa nature, est essentiellement inquisiteur et intolérant. »
Affirmation dogmatique dans sa généralisation ? Certainement. La condamnation romaine de l'abbé Pascal Vesin semble être la réponse du berger à la bergère. Est-ce une justification ? Ces deux malentendus (le secret et le culte) rappellent, tant aux catholiques qu'aux francs-maçons, qu'un discernement au cas par cas est nécessaire, non sans présupposé de bienveillance, si l'on ne veut pas se couler dans les poncifs habituels qui ne peuvent qu'alimenter l'intolérance mutuelle.

[1] • Le 14 juillet dernier, l'abbé Pascal Vesin est parti à pied vers Rome dans l'espoir d'être reçu par le pape François. Le Père Vesin ne demande pas seulement que soit levée la sanction qui pèse sur lui, mais aussi que l'Eglise reconsidère la franc-maçonnerie. Il a obtenu une entrevue avec le sous-secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi. (n.d.l.r.)
[2] • Jean-Charles Auque, « L'expérience maçonnique », in Esprit n° 395, juin 2013, pp. 11-21.
[3] • L'édition de choisir n° 132, octobre 1970, a consacré un dossier à la question, intitulé Les francs-maçons, ces inconnus, avec des articles de Raymond Bréchet sj, Jean Beyer sj (professeur à l'Université grégorienne de Rome) et un texte de quatre membres de la loge Union et Travail de Genève. (n.d.l.r.)
[4] • Edition de 1998, art 2, al. 2.
[5] • Assemblée générale statutaire annuelle.
[6] • Paris, Salvator 2007, 78 p.
[7] • Célèbre phrase des Constitutions d'Anderson (1723) : « Un maçon est obligé, de par son titre, d'obéir à la loi morale, et s'il comprend bien l'art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. » Deux interprétations sont alors possibles : le franc-maçon ne doit pas être athée ou le franc-maçon doit être un athée intelligent.
[8] • La Fraternité saint Jean rassemble des chrétiens francs-maçons ; elle n'est pas à confondre avec la Communauté saint Jean (les religieux connus sous le nom de « petits gris »), ni avec la Société de saint Jean fondée au XIXe siècle par Lacordaire pour les artistes chrétiens.
[9] • Jean-Charles Auque, op. cit., pp. 20-21.
[10] • Première phrase du deuxième paragraphe.

 

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