Une volonté d'associer les chrétiens aux travaux de l’OIT
L’origine de cette présence est à rechercher d’une part dans le contraste entre l’engagement des milieux chrétiens pour la protection légale des travailleurs dès la fin du XIXe siècle, et d’autre part dans la situation de ces mêmes milieux chrétiens au sein de l’OIT dès 1919. Dès le milieu du XIXe siècle, les catholiques appellent en effet à protéger les travailleurs contre les excès du capitalisme. Les milieux catholiques, bien présents au plan national au sein de la «nébuleuse réformatrice» qui se déploie dans le dernier tiers du XIXe siècle, sont également parmi les promoteurs d’une entente internationale pour la protection légale des travailleurs. Un catholique suisse, Gaspard Decurtins, émet ainsi l’idée d’une conférence internationale sur la question, qui s’incarne dans le congrès réuni à Berlin en 1890 par Guillaume II. Les catholiques sont aussi nombreux à participer aux congrès de Zurich et Bruxelles organisés en 1897 pour faire avancer la cause de la législation internationale du travail, de même que lors du congrès de 1900 qui donne naissance à l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. Au sein de cette dernière, ils sont ensuite à la fois présents de manière significative dans les sections nationales et accompagnés au niveau international par l’adhésion du Saint-Siège à l’association.
Lorsque les Alliés décident d’inclure dans le traité de Versailles la création d’une Organisation Internationale du Travail (OIT), en réponse tant aux revendications des organisations ouvrières qu’aux craintes d’une contagion communiste en Europe, les principes qui sont inscrits dans la Constitution de celle-ci sont assez proches de ceux formulés dans la doctrine sociale de l’Église. La formule Le travail n’est pas une marchandise qui constitue la première clause de cette déclaration de principes semble ainsi, à certains commentateurs, tout droit sorti de l’encyclique Rerum Novarum. Pourtant, les milieux catholiques sont peu représentés au sein des premières Conférences internationales du travail. La structure tripartite de l’Organisation associe des délégués gouvernementaux, patronaux et ouvriers. Mais au sortir de la guerre, peu de gouvernements se font représenter par des catholiques, à l’exception de la Belgique et des Pays-Bas. Quant aux sièges de délégué patronal et ouvrier, ils sont attribués à l’organisation la plus représentative -or les organisations catholiques n’ont jamais un poids suffisant pour prétendre les obtenir. Les syndicats chrétiens ne sont ainsi représentés que par quelques conseillers techniques.
Alerté par le délégué gouvernemental des Pays-Bas, Mgr Nolens, Albert Thomas, premier directeur du secrétariat de l’Organisation, le BIT, entreprend des démarches auprès du Saint-Siège pour que celui-ci soit représenté à la Conférence. Malgré une audience avec Pie XI en 1922, celles-ci n’aboutissent pas à l’établissement de relations officielles. En guise de compensation, la Secrétairerie d’État permet cependant à Albert Thomas d’accueillir un «stagiaire» ecclésiastique. Pour trouver ce dernier, le directeur du BIT s’appuie sur ses relations dans les milieux catholiques français. Le syndicaliste chrétien Gaston Tessier le met en relation avec Gustave Desbuquois, le directeur de l’Action Populaire, dont la réputation déborde au-delà des cercles du catholicisme social. Celui-ci accepte de mettre à disposition l’un de ses membres, le Père André Arnou sj, lequel est embauché à titre temporaire par le BIT au printemps 1926. C’est donc davantage l’Action Populaire que la Compagnie qui est choisie.
S’il est finalement retiré par la Compagnie de Jésus en 1932 -au motif d’une trop grande indépendance- le Père Arnou sj se voit donner un successeur en 1934 suite à l’insistance d’Harold Butler, nouveau directeur du BIT. Lorsque ce deuxième prêtre, le Père Achille Danset, meurt en 1935, le Père Albert Le Roy sj est rapidement nommé. L’action de ces jésuites embauchés comme fonctionnaires internationaux est multiple. Elle consiste d’abord à faire connaître l’OIT dans les milieux catholiques, en la représentant au sein de plusieurs congrès ou évènements, au premier rang desquels les Semaines sociales de France, à effectuer pour le compte de l’Organisation une œuvre de propagande dans la presse et l’édition catholique. Enfin, il s’agit d’un rôle diplomatique officieux, puisque le jésuite se voit charger de représenter l’OIT auprès du Saint-Siège, et n’hésite pas à transmettre une copie de ses rapports aux services concernés. Ce poste, n’est toutefois pas unique: dans le même temps, un fonctionnaire est chargé des relations avec les milieux protestants.
Après 1940, un poste pérennisé, des missions élargies, un rôle stratégique
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale amène le BIT à déménager à Montréal dès 1940. Dans ce voyage figure le Père Le Roy, cependant obligé de s’installer dans un premier temps aux États-Unis compte-tenu de la position du régime de Vichy et de l’engagement du Canada aux côtés de l’Angleterre. Il y développe ses contacts avec les milieux catholiques américains, notamment la National Catholic Welfare Conference (NCWC) et la Catholic Association for International Peace. Il poursuit cette tâche après son arrivée à Montréal en 1942. Il accompagne également les délégués catholiques lors de la Conférence de Philadelphie en 1944.
Cet épisode nord-américain achève de pérenniser le poste au sein du BIT. Lorsque le Père Le Roy sj part à la retraite en 1955, son successeur, le Père Joseph Joblin sj, est nommé sans limite de temps. Dans le contexte de la guerre froide, le directeur-général du BIT, David Morse, avait cependant pensé dans un premier temps nommer un prêtre américain. Le soutien des milieux catholiques américains est en effet crucial pour l’OIT: il lui a fait défaut en 1951 lors de la Conférence de Naples sur les migrations et avec le retour de l’URSS en 1954, il importe de ne pas laisser s’installer l’idée d’une OIT «communiste. Le P. Joblin sj, en lien avec la NCWC, mène une campagne dans la presse nord-américaine ainsi qu’une mission de relations. En Amérique latine, cette question se double de celle de la collaboration des catholiques aux programmes de développement menés par les organisations internationales. Le jésuite est alors celui qui tente de rapprocher les acteurs catholiques des experts internationaux présents sur place. L’indépendance de nouveaux États pose ensuite la question d’une extension de cette collaboration vers le continent africain. La position du jésuite en fait par un ailleurs un expert de la participation catholique au développement.
La publication de l’encyclique Populorum Progressio en 1967 marque une nouvelle convergence de la doctrine sociale de l’Église et de l’OIT autour de cette question du développement. Ce rapprochement se concrétise par l’extension à l’OIT des attributions de l’Observateur permanent du Saint-Siège à Genève. Les relations officielles ainsi établies ne font par pour autant disparaître le poste du jésuite. Celui-ci reste encore de nos jours un intermédiaire de premier plan entre le Saint Siège (la Secrétairerie d’Etat et ses représentants, ainsi que les Dicastère pour la promotion du développement humain intégral) et les organisations catholiques impliquées sur les questions du travail.
Lire encore à ce sujet Quatre-vingt ans de présence jésuite au BIT, un article du jésuite Joseph Joblin, qui a travaillé auprès du directeur général du BIT de 1956 à 1981. Il a été publié dans nos colonnes en mai 2003. PDF ici de cet article.