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lundi, 30 juillet 2018 20:00

Pedro Arrupe. Un saint dans la tourmente

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Pedro Arrupe jesuiteDans un article au titre prophétique, Pierre Emonet, directeur de notre revue, évoquait en 2007 déjà la figure de Pedro Arrupe (1907-1991), ce basque fraternel et chaleureux qui se révélera être un guide providentiel pour les jésuites, inspiré par l'Esprit, attentif aux signes des temps et au service de la justice et des pauvres. Un portrait à redécouvrir à l'heure où le diocèse de Rome a ouvert la cause pour sa béatification.

Basque comme Ignace, auquel il ressemblait physiquement, Pedro Arrupe est né le 14 novembre 1907, à Bilbao, dans une famille bourgeoise. En 1927, il entre dans la Compagnie après quatre ans d’études de médecine. Deux expériences fortes avaient éveillé sa vocation: la rencontre avec les pauvres dans un bidonville de Madrid et une guérison miraculeuse à Lourdes, dont il fut témoin. Après le cursus habituel du noviciat et des études de philosophie et théologie, il se spécialise en morale médicale aux États-Unis. Mais il souhaite surtout partir dans les missions et demande à ses supérieurs d’être envoyé au Japon. L’autorisation arrivera dix ans plus tard. Maître des novices à Hiroshima, il sera le témoin actif de la première explosion atomique, transformant la maison et la chapelle du noviciat en un hôpital de fortune où il soigne les premières victimes avec les moyens du bord. Nommé supérieur provincial du Japon à 47 ans, il se trouve à la tête d’une Province composite qui réunit des jésuites provenant de 36 Provinces différentes: un véritable patchwork culturel dont le gouvernement requiert beaucoup de doigté et de discernement.

Sympathique, simple et chaleureux, plus fraternel qu’autoritaire, le nouveau provincial parcourt le monde pour gagner de nouveaux missionnaires et trouver des fonds pour sa Province. Homme de prière, rigoureux dans son observance religieuse, austère même, il fait preuve d’une intense créativité et d’une ouverture d’esprit qui ne se démentira jamais. Si tous reconnaissent ses hautes qualités spirituelles, sa générosité, son ouverture, certains le trouvent un peu trop idéaliste et lui reprochent un manque d’organisation et de ne pas être suffisamment sévère. Des critiques qui lui vaudront l’envoi d’un visiteur romain pour enquêter sur l’état de sa Province, au moment même où il sera élu supérieur général de la Compagnie!

L’homme de la situation

Lorsqu’en 1965, la 31e Congrégation générale se réunit pour trouver un successeur au défunt Père Janssens, jamais la Compagnie de Jésus n’a été si nombreuse (près de 37'000 jésuites dans le monde); elle accuse pourtant des signes de vieillissement et de sclérose. Les abandons commencent à se multiplier, l’ancienne discipline n’inspire plus une attitude missionnaire face à un monde en profonde mutation. Il est temps que les jésuites fassent leur examen et se renouvellent. Comme pour l’Église, un important travail d’aggiornamento s’imposait. Ce fut l’œuvre de la 31e Congrégation générale, qui a marqué un tournant décisif dans l’histoire de la Compagnie.

Élu supérieur général au troisième tour de scrutin, le 22 mai 1965, Pedro Arrupe a été l’homme providentiel pour mener à bien cette tâche. Sa profonde spiritualité, sa ferveur missionnaire, son amour de la Compagnie et de l’Église, son expérience des diverses cultures, sa capacité à saisir les enjeux des changements socioculturels dans le monde et dans l’Église, son approche positive et ouverte des réformes nécessaires, sa capacité de relations et sa sympathie naturelle ont certainement été pour beaucoup dans le choix fait par les délégués à la Congrégation générale, qui n’ignoraient pourtant pas les critiques adressées à l’ancien Provincial du Japon. Aux yeux de ses pairs, il incarnait l’idéal du supérieur général dessiné par saint Ignace dans les Constitutions de la Compagnie. Comparée à la Compagnie de 1814, fortement restauratrice et ultramontaine, celle qui sort de la Congrégation générale présente un visage nouveau, plus ressemblant à celui des origines. Une Compagnie «refondée», dira-t-on.

Si l’expression est exagérée, il n’en reste pas moins que Pedro Arrupe se trouve à la tête d’une Compagnie «renouvelée». Aussi n’hésite-t-il pas à affirmer: «Nous ne nous laisserons pas impressionner si nous entendons dire que la Compagnie a changé."

Comme l’Église d’après le concile Vatican II est très différente de celle qui sort du concile de Trente, la Compagnie post-vaticane est très différente de la post-tridentine. Le renouveau, qui concerne avant tout la mission, les structures juridiques et la formation des jésuites, inspire de nouvelles orientations apostoliques: la réflexion théologique et le dialogue avec l’athéisme, l’œcuménisme, l’inculturation, l’apostolat social, le ministère de l’éducation, l’usage des médias, la pratique et la diffusion des Exercices.

Pour mettre en œuvre les décisions de la Congrégation générale, le nouveau supérieur général mise plus sur le renouveau spirituel et le retour aux sources de la spiritualité ignatienne, que sur des mesures disciplinaires. La transformation intérieure lui importe plus que le bon ordre extérieur et il cherche à inspirer plutôt qu’à légiférer, déconcertant ceux qui attendaient un retour autoritaire au bon ordre de l’ancienne Compagnie. Sans cesse, il renvoie ses confrères à l’expérience fondatrice des Exercices, celle de l’amour du Christ et de l’Église, de la disponibilité apostolique, de la pratique du discernement, de la passion pour l’évangélisation du monde, de la solidarité avec les pauvres. Plus proche de l’Ignace des Exercices que de l’Ignace supérieur général, il écrit: « Nous ne pouvons pas nous fonder sur le charisme de saint Ignace tel qu’il a été incarné au cours des diverses périodes de l’histoire, mais nous devons chaque fois le repenser, en nous référant aux origines, à “l’idée pure” qui doit être appliquée aujourd’hui. Il faut réincarner ce charisme non pas à travers les siècles et le comportement des jésuites d’autrefois, mais en redécouvrant saint Ignace comme fondateur et non pas comme supérieur général.»

Tentatives de sécession

Secouée par les turbulences qui agitent l’Église et, plus largement, la société occidentale, la Compagnie n’est pas épargnée par la crise. Les initiatives de renouveau ne sont pas toujours inspirées par le bon esprit, les abandons se multiplient et la sécularisation qui interroge la vie religieuse ne l’épargne pas.

Dans ce climat, les options du Père Général, sa manière de gouverner, ses déclarations dans les médias suscitent des réserves et même de franches critiques, à l’intérieur de l’Ordre comme dans les milieux ecclésiastiques traditionnels. Son engagement pour l’apostolat social le fait passer pour un gauchiste révolutionnaire; sa liberté spirituelle, son respect des personnes et des processus de discernement sont interprétés comme un manque d’obéissance au pape.

Une fronde, emmenée par des jésuites espagnols renommés et influents, et qui ont leurs entrées au Vatican, multiplie les accusations contre le Supérieur général soupçonné de mener la Compagnie à sa perte: «Un basque a fondé la Compagnie, un autre basque la détruira.» De novembre 1970 à la fin 1972, plus de 20 pétitions sont adressées au pape pour obtenir sa démission. Des évêques s’en mêlent au mépris du droit et le très conservateur archevêque de Madrid, Mgr Morcillo, cautionne même la création d’une province personnelle, qui réunirait les jésuites qui se prétendent de la «vraie» Compagnie.

Plus promptes à écouter les dénonciateurs que les explications du Père Général, les autorités vaticanes, qui tiennent Arrupe pour un piètre supérieur, lui font porter la responsabilité de toutes les erreurs des jésuites de par le monde et multiplient les manœuvres pour le pousser à démissionner.

La violence et la bassesse des propos dont il est l’objet ne font pas fléchir Pedro Arrupe. Il voit dans les orientations de la Congrégation générale une vocation divine, perçue au terme d’un long et sérieux discernement qu’il ne souhaite pas remettre en cause sur la base de critères administratifs ou au nom d’une tradition tardive. Mettant sa confiance en Dieu, il reste ferme face aux tentatives de sécession. Sans se laisser impressionner par les mises en garde, il convoque, en 1974, une nouvelle Congrégation générale pour faire le point sur les réformes entreprises. Tout en entérinant la ligne adoptée, la nouvelle assemblée va faire un pas de plus en affirmant que le service de la foi auquel est vouée la Compagnie est indissociablement lié à la promotion de la justice.

Le souci des pauvres

Principalement inspirée par l’expérience de la pauvreté et de l’injustice en Amérique latine, cette redéfinition de la mission du jésuite rejoignait une des préoccupations majeures du Père Arrupe: le souci des pauvres. Depuis que, jeune étudiant en médecine, il parcourait les favelas madrilènes, la compassion pour la misère du monde ne l’a pas quitté et il y voit un des traits essentiels du caractère prophétique de la vie religieuse. Lui-même vit pauvrement et il demande que tout jésuite fasse l’expérience de la pauvreté. Il est convaincu que la Compagnie s’est trop exclusivement préoccupée des riches et des classes dirigeantes et qu’elle gère trop de collèges destinés aux enfants des classes aisées. En 1980, hanté par la situation tragique des réfugiés dans le monde, il entraîne la Compagnie vers de nouveaux engagements en fondant le Jesuit Refugee Service (JRS), un organisme d’aide aux réfugiés et aux personnes déplacées, actif aujourd’hui dans plus de 50 pays. En Amérique latine, il pousse ses confrères à prendre leur part dans le conflit social et à s’investir plus radicalement en faveur des pauvres, des marginaux, des réfugiés, des persécutés, de toutes les victimes de l’injustice.

En date du 5 novembre 1979, Pedro Arrupe écrit aux jésuites d’Amérique latine: «Il y a un peu plus de dix ans, la conférence de Medellin disait: “Une clameur sourde s’élève de millions d’hommes qui demandent à leurs pasteurs une libération qui ne leur vient de nulle part.” [...] Nous cesserions d’être de vrais fils de saint Ignace si nous ne mettions pas en œuvre tous nos moyens pour répondre à cette clameur. Par l’évangélisation, nous pouvons rendre un service signalé, efficace, mais elle attirera aussi sur nous de grandes oppositions, voire des persécutions, provenant peut-être d’où nous les attendions le moins." De fait, de 1973 à 2006, 47 jésuites ont payé de leur vie leur engagement pour les pauvres et le Père Arrupe lui-même n’a pas été épargné par ceux auxquels il vouait pourtant beaucoup d’amour et de vénération.

Inspiré par l’Esprit

Le rayonnement spirituel et religieux d’Arrupe a largement dépassé les frontières de la Compagnie. Membre du concile, participant à 6 Synodes des évêques entre 1967 et 1980, ses interventions sur la vie religieuse sont appréciées comme une parole charismatique et prophétique, au point qu’il fait figure de référence lorsqu’il s’agit de l’aggiornamento de la vie religieuse postconciliaire. Ce qui lui a valu d’être élu cinq fois à la présidence de l’Union internationale des supérieurs majeurs (200 Pères généraux et 2000 Mères générales!) entre 1967 et 1979.

Combattu et même méprisé en haut lieu, Pedro Arrupe est resté fidèle à la ligne définie par les Congrégations générales, répétant qu’une crise est une chance, parce qu’elle offre une nouvelle possibilité d’ouverture pour un meilleur service de la mission. Son optimisme inaltérable n’est pas simplement le fait d’un tempérament heureux; il s’enracine dans une foi inébranlable et une espérance à toute épreuve.

Une vie spirituelle intense lui permet de rester paisible et abandonné dans les graves crises qui affectent la Compagnie et l’Église, et dont il est lui-même l’enjeu. Vrai contemplatif dans l’action, attentif aux signes des temps, il suit l’inspiration de l’Esprit, discernant, priant, uni à Dieu, comme le demandent d’ailleurs du supérieur général les Constitutions de la Compagnie.

Il a pourtant connu la désolation. Humilié et désavoué publiquement par Jean Paul II, qu’il respectait et vénérait sincèrement, en butte à des interventions répétées du Saint-Siège pour entraver le gouvernement habituel de la Compagnie, le Père Arrupe a pensé présenter sa démission et convoquer une Congrégation générale pour pourvoir à sa succession. Malgré le peu de confiance que lui inspirait le général des jésuites, Jean Paul II a refusé par crainte de voir élire un successeur qui viendrait encore renforcer la ligne d’Arrupe.

Silence et paralysie

Victime d’une thrombose cérébrale au retour d’un voyage en Asie, le 7 août 1981, celui qui disait: «Mon hobby a toujours été de parler avec les personnes» est progressivement condamné au silence. Mais une épreuve encore plus cruelle l’attend: en nommant un délégué personnel, chargé de préparer la prochaine Congrégation générale qui règlera sa succession, le pape Jean Paul II suspend le droit de la Compagnie et annule toutes les dispositions prises par Arrupe.

Une fois encore, il obéit -en pleurant- et encourage la Compagnie à accepter l’initiative pour la moins surprenante du pape. Si, au grand étonnement de Jean Paul II lui-même, l’ensemble des jésuites a su accepter en esprit d’obéissance l’intrusion pontificale, c’est bien parce que celui qui restait son inspirateur et qui en était le premier touché donnait l’exemple et précédait ses compagnons dans l’obéissance.

Désavoué par celui qui incarnait l’Église qu’il a aimée et qu’il a toujours voulu servir, Pedro Arrupe termina sa vie si active et mobile, si riche en contacts et toujours projetée vers l’avenir, par dix années d’immobilité et de paralysie dans la petite chambre de l’infirmerie de la maison généralice. Il entrait ainsi dans ce qu’Ignace appelle le suprême degré d’humilité, celui de la configuration au Christ crucifié, méprisé et moqué sur la croix.

A une époque clef de l’histoire et de la Compagnie, au moment où la société et les religieux cherchaient anxieusement des nouveaux repères, où la Compagnie de Jésus se demandait quel devait être son chemin, Pedro Arrupe a été l’homme providentiel qui a montré la direction et qui a incarné l’idéal qui habite chaque jésuite,  en tout aimer et servir».

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