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mercredi, 19 août 2015 16:00

Moscou - Kiev. Des Eglises aux discordes tenaces

L’Eglise de Moscou a affirmé son soutien au gouvernement russe dans le conflit politico-militaire qui l’oppose à l’Ukraine. Indépendamment du résultat de cet affrontement, l’engagement des orthodoxes russes reflète des tensions religieuses plus anciennes avec, d’une part, l’Eglise de Kiev et d’autre part, les uniates.[1]

L’élection, le 13 août 2014, du métropolite Onuphre (Berezovsky) à la tête de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, qui dépend du patriarcat de Moscou, a suscité une vive réaction de la part du patriarcat d’Ukraine de Kiev (non reconnu par l’Eglise russe). Certaines agences de presse occidentales se sont aussitôt emparées de l’événement, signalant des tensions religieuses entre Ukrainiens et Russes, tensions qui, selon elles, se super poseraient à l’intervention militaire russe en Crimée et dans les territoires de l’Ukraine orientale.
En réalité, l’aspect religieux du conflit était déjà présent à l’état latent bien avant le déclenchement des opérations militaires russes en Ukraine. A la suite de la chute de l’empire soviétique, Boris Eltsine puis Vladimir Poutine se rendirent compte que l’orthodoxie russe pouvait servir leurs fins idéologiques, en particulier en créant une communauté qui unirait Russes et Slaves orientaux des Etats devenus indépendants. C’est pourquoi le patriarche orthodoxe russe Cyrille Ier a pris parti, lors de « débats » au parlement russe (la Douma), pour une extension des pouvoirs de Vladimir Poutine, comme si celui-ci en avait besoin ; pourquoi des prêtres orthodoxes ont accompagné des soldats russes déguisés, en Crimée et dans les régions orientales de l’Ukraine ; et pourquoi le patriarcat de Moscou bénit toujours les soldats russes qui partent se battre, par exemple en Tchétchénie ou ailleurs.
C’est ainsi encore que Vsievolod Tchapline, porte-parole du patriarcat de Moscou, justifiait en février passé déjà l’intervention russe en Ukraine : « La mission des combattants russes, défendant les libertés et le droit à l’indépendance des peuples [ceux qui s’expriment en russe parmi les autres peuples d’Ukraine] ne rencontrera pas de résistance décidée qui provoquerait des combats d’une grande envergure. Le peuple russe [au sens des Slaves orientaux orthodoxes] est une nation divisée, qui a le droit de se réunir en un commun corps étatique. »[2]
Des propos appuyés par Vladimir Poutine qui a affirmé, par exemple, en réponse aux sanctions imposées par l’Occident à la Fédération de Russie, que les Russes et les Ukrainiens ne constituent pratiquement qu’un seul peuple. Cet adverbe est significatif. Il indique qu’il suffit d’agir, d’appliquer la chose pour que les deux pays retrouvent leur unité étatique. Il renvoie à la notion d’action, d’acte (tchine en russe) et aux tchinovnicks,[3] les auteurs de ces actes : si l’Etat ukrainien ne veut pas consentir librement à l’unité des peuples, la Russie devra utiliser pour ce faire les moyens adéquats … qu’on observe depuis quelques mois.
On ne sait qu’admirer le plus ici : la sincérité ou le cynisme du président russe ? Les deux peut-être, tout dé pend du destinataire de ces paroles, Russes, Ukrainiens ou Occidentaux.
Cette justification - suffisante en soi pour les Russes - de l’intervention militaire en Ukraine a d’abord été dissimulée par l’emploi d’euphémismes, avant d’être présentée de plus en plus ouvertement. Pratiquer, c’est utiliser les moyens adéquats d’unification forcée. Tout est devenu pratique d’ailleurs : les combats, comme les multiples visites en Ukraine du patriarche Cyrille et de son bras droit, le métropolite Hilarion.[4] Le patriarcat de Moscou a, pour sa part, de réelles raisons de s’intéresser concrètement à sa partie ukrainienne. Selon ses propres statistiques, l’Eglise orthodoxe ukrainienne représenterait presque la moitié de ses fidèles déclarés. C’était d’ailleurs déjà le cas sous le régime communiste.
Le patriarcat de Moscou ne voit dans la volonté du gouvernement russe « de réunir en un commun corps étatique » [pour employer l’expression de son porte-parole] les orthodoxes ukrainiens et russes, que l’application du juste « droit à l’indépendance des peuples [orthodoxes slaves] ». La syntonie du gouvernement et du patriarcat bat son plein.

D’un schisme à l’autre
Sauf que l’Ukraine, indépendante depuis 1991, a voulu avoir son propre patriarcat autocéphale, indépendant de Moscou. Leonid Koutchma, le premier président du pays, a ainsi aidé Mgr Filaret (Denisenko), ancien candidat malheureux à la tête du patriarcat de Moscou,[5] à mettre en place le patriarcat de Kiev, malgré l’opposition de l’Eglise russe et surtout en dépit de sa non reconnaissance canonique par les autres grandes Eglises orthodoxes du monde. Là réside la faiblesse du patriarcat de Kiev.
Ce dernier tente d’ailleurs de gagner son indépendance en dialoguant avec le patriarcat œcuménique de Constantinople - qui joue le rôle symbolique (surtout du point de vue de Moscou) de garant de l’unité de l’orthodoxie - et à se faire reconnaître par lui. Barthélemy, le patriarche de Constantinople, a laissé plusieurs fois entendre que c’était bien là son intention, mais il ne l’a pas encore fait.
Comme on le voit, le patriarcat de Kiev a adopté lui aussi une position nationale, ce qui n’est guère surprenant puis que chaque Eglise orthodoxe se présente comme une Eglise nationale, sinon nationaliste. Même les Eglises orthodoxes qui ont un patriarcat autonome cherchent à agir en unisson avec leur gouvernement. L’évocation, par exemple, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en Grèce - discutée depuis l’entrée de celle-ci dans l’Union européenne (UE) mais toujours pas légalisée - a fait dire au patriarcat de Moscou que « l’Ukraine (sic !) n’avait pas besoin de l’intégration européenne, car l’UE apporte le mal ». Le patriarcat de Kiev, en revanche, appuie l’intention du gouvernement ukrainien d’entrer dans l’UE.
C’est ainsi que le conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine a gagné ouvertement et de manière quasi automatique les deux patriarcats, et a touché par ricochet les autres Eglises orthodoxes. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas transposer sans autre le conflit politico-militaire sur la querelle religieuse, bien que les deux soient liés. Le patriarche de Kiev s’est nommé tout seul. Il a provoqué un vrai schisme avec le patriarcat de Moscou, même si, d’un point de vue historique, c’est le patriarcat de Moscou qui, le premier, s’est séparé du patriarcat canonique de Kiev en 1589, créant ainsi le schisme, avant d’être reconnu par le patriarcat de Constantinople.
La situation s’est donc renversée aujourd’hui. C’est au tour de Kiev de chercher à être reconnu par l’ensemble des Eglises orthodoxes, y compris par l’Eglise russe, la plus grande Eglise orthodoxe du monde. Certes, le patriarche œcuménique pourrait le faire seul de son côté, mais il hésite, car cette reconnaissance le mettrait en conflit ouvert avec le patriarcat de Moscou. Naîtrait ainsi un nouveau schisme, incomparablement plus important que celui qui oppose actuellement l’Eglise de Kiev à celle de Moscou et au patriarcat de Constantinople.
L’affrontement entre les patriarcats de Kiev et de Moscou devrait donc persister indépendamment de l’issue du conflit politique entre les deux pays. A moins que l’Eglise de Kiev ne se soumette à celle de Moscou, en cas de victoire russe. Mais c’est très peu probable, car l’Ukraine tient de plus en plus à son indépendance étatique, et ce malgré les rebelles de Crimée et d’Ukraine orientale (où Ukrainiens et Russes s’entremêlent).

Autres divisions
Les troubles religieux entre les deux pays s’intensifient encore du fait de l’existence d’une Eglise orthodoxe ukrainienne indépendante, qui soutient le gouvernement ukrainien. Cette Eglise se veut autocéphale et détachée des patriarcats de Moscou et de Kiev, et demande à être reconnue comme telle par le patriarcat de Constantinople. Elle est cependant si faible que personne n’en tient compte.
Quant à l’Eglise catholique de rite oriental, elle reconnaît l’indépendance de l’Ukraine et jouit évidemment de la reconnaissance du Saint-Siège. Elle ne se soucie donc pas de ne pas être reconnue légalement par le patriarcat de Moscou, ni que celui-ci la présente, lors de ses pourparlers avec le Saint-Siège, comme un « problème d’uniatisme » et un obstacle majeur à des relations pleines entre catholiques romains et orthodoxes.
Son existence, même silencieuse, inquiète cependant les orthodoxes russes et attise l’affrontement entre les patriarcats de Kiev et de Moscou. Pourtant, si la Russie reconnaissait réellement l’indépendance de l’Etat ukrainien, elle ne se mêlerait pas de ses affaires intérieures. Ni ne se servirait de la question des « uniates ukrainiens » lors de ses négociations diplomatiques avec le Saint-Siège. Or elle le fait.
Plusieurs raisons expliquent son attitude. Tout d’abord, l’abolition par Staline, en 1946, de l’Union de Brest[6] n’a pas été dénoncée par les hiérarques actuels de Moscou, qui ne reconnaissent donc pas officiellement les uniates. Ensuite, le patriarcat de Kiev n’est pas reconnu par le patriarcat de Moscou, qui garde donc ses prétentions hégémoniques sur tous les orthodoxes ukrainiens. C’est à ce titre que l’orthodoxie russe considère légitime de négocier avec le Vatican une déclaration de non existence de la métropole uniate d’Ukraine. Pourtant elle sait bien que le Vatican ne pourra pas la satisfaire, puisqu’il tient aux fidèles de l’Union de Brest. Ceux-ci, à ses yeux, sont bel et bien des catholiques de rite oriental, qui n’ont rien à voir avec les orthodoxes.
Les hiérarques russes demandent donc en toute connaissance de cause l’impossible au Vatican ! Cette mauvaise foi montre leur réticence à établir un dialogue œcuménique avec l’Eglise catholique romaine. La question des uniates n’est qu’un prétexte pour réfuter de manière préalable l’établissement de rapports vrais et sincères entre les deux Eglises.[7]
Au final, au vu de toutes ces indications, je ne vois qu’une solution pour éliminer les questions religieuses des conflits de politiques intérieures et extérieures de Russie : la séparation réelle entre l’Eglise et l’Etat. Pour l’instant, cette séparation n’est que verbale, comme l’est d’ailleurs la démocratie…

[1] • Stanislas Opiela a été rédacteur en chef de la revue culturelle jésuite polonaise de 1982 à 1991, avant de devenir, de 1992 à 1998, supérieur de la Compagnie de Jésus en Russie, au moment du rétablissement officiel de celle-ci dans le pays. Il a été aussi secrétaire de la Conférence épiscopale russe de 1998 à 2000. (n.d.l.r.)
[2] • Le patriarcat de Moscou s’est rangé du côté du gouvernement russe pour justifier pleinement l’invasion russe en Crimée et dans la partie orientale de l’Ukraine ; justification affirmée plusieurs fois et par plusieurs officiels de l’orthodoxie russe.
[3] • Qui a une mission ou bureaucrates. (n.d.l.r.)
[4] • Mgr Hilarion a succédé à Mgr Cyrille à la présidence du Département des relations ecclésiastiques extérieures (DREE) du patriarcat de Moscou en 2009. (n.d.l.r.)
[5] • Métropolite et chef de l’exarchat ukrainien de l’Eglise orthodoxe russe à l’époque soviétique, Filaret était pressenti pour succéder au patriarche de Russie Pimen. Mais ce fut finalement le métropolite Aleksei de Saint-Pétersbourg qui devint, en 1990, patriarche de toutes les Russies. (Voir Jean-Arnault Dérens, Ukraine : les différentes Eglises au cœur de la (ré)définition identitaire, 08.12.2004, dans les archives de Religioscope, www.religion.info). (n.d.l.r.)
[6] • Accord qui scella en 1596 l’allégeance à Rome de certaines provinces orthodoxes d’Ukraine et de Biélorussie. (n.d.l.r.)
[7] • Dans un entretien accordé à l’agence Ria Novosti, le 2 décembre passé, Alexandre Volkov, porte-parole du patriarcat de Moscou, a salué les efforts œcuméniques du pape François et a estimé que l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe russe étaient des « partenaires stratégiques » pour la diffusion de valeurs chrétiennes dans le monde. Il a néanmoins répété les reproches de Moscou envers l’Eglise gréco-catholique en Ukraine qui, selon lui, soutiendrait les orthodoxes schismatiques du patriarcat de Kiev. Le patriarcat de Moscou espère que l’Eglise gréco-catholique se tienne hors du conflit politique en Ukraine, afin créer de meilleurs conditions pour un dialogue avec le Vatican. (n.d.l.r.)

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