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mercredi, 02 novembre 2016 08:40

L’affaire Luther

indulgenceLe 31 octobre prochain, le pape François va se rendre en Suède pour participer au lancement des célébrations de la naissance de la Réforme, le jour même où, dit-on, il y a 500 ans, Luther affichait ses fameuses 95 thèses sur les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg. Que s’est-il passé en 1517? Comment les faits ont-ils pu s’emballer au point de provoquer une rupture tragique au sein de l’Église et de terribles guerres de religion ?

En ce début du XVIe siècle l’Église catholique est dans un piteux état, tant et si bien qu’on ne parle, depuis longtemps déjà, que de la nécessité d’une réforme, qui achoppe toujours. Le cinquième concile du Latran vient de se clôturer (1510) sans avoir rien fait de sérieux. Mais du point de vue romain, le concile est fait et il n’y a pas lieu de le recommencer. Les abus pourtant sont nombreux et criants : corruption, misère du clergé (d’où ce proverbe napolitain : «Si tu veux aller en enfer, fais-toi prêtre»), hiérarchie épiscopale et romaine bien peu édifiante, etc. L’affaire la plus sensible pour le peuple chrétien est la grande campagne pour les indulgences.

Les fameuses indulgences
Le pape Léon X, fils de Laurent de Médicis, Laurent le Magnifique, voulant reconstruire de manière splendide la basilique Saint-Pierre de Rome - celle que nous connaissons aujourd’hui -, a besoin pour ce faire de beaucoup d’argent. Il lance donc en Europe, et en Allemagne en particulier, une grande campagne qui concède généreusement des «indulgences», moyennant des aumônes que l’on espère aussi généreuses. La prédication se déplace alors des grandes vérités de la foi aux bienfaits spirituels des indulgences. Les prédicateurs en arrivent à des arguments de bas étage qui font du salut chrétien une sorte de troc financier. Un grand prédicateur dominicain des indulgences, le Père Tetzel, a même vulgarisé ce proverbe : «Dès que l’argent sonne dans le tronc, il y a une âme qui s’échappe du purgatoire.»
D’où viennent ces indulgences ? Elles sont issues de la pratique ancienne de la pénitence publique. À l’époque des Pères de l’Église, le fidèle n’était soumis au sacrement de pénitence que pour les fautes très graves (apostasie, crime, adultère...) qui exigeaient une pénitence lourde et publique, comptant des observances diverses, dont l’exclusion de la communion eucharistique. Cette pénitence s’étalait dans le temps et pouvait durer plusieurs années. Bien évidemment, les pénitents désiraient abréger le plus possible leur pénitence ! Ils pouvaient le faire moyennant de bonnes œuvres et en particulier une aumône.
Quand la pénitence devint affaire privée au Moyen-Âge, on considéra que le péché, même pardonné, comportait des séquelles qui demandaient une purification dans l’au-delà. On transposa ainsi des éléments de discipline terrestre au mystère transcendant du purgatoire, en y reportant des indications de jours et de durée. Et c’est ainsi qu’au XVIe siècle, on se retrouve avec une théologie sous-tendant la pratique des indulgences particulièrement dégradée, les indulgences étant devenues l’objet d’un véritable trafic.

L’expérience spirituelle de Luther
Le moine augustin Martin Luther, jeune professeur à la Faculté de théologie de Wittenberg, trouve tout cela scandaleux. Non seulement l’Allemagne est mise en coupe réglée par ce nouvel impôt, mais les consciences sont déformées dans l’illusion que le salut chrétien n’est pas une affaire de foi, mais qu’il peut s’acquérir par de bonnes œuvres, principalement par l’aumône.
Cette conception est à l’opposé de l’itinéraire spirituel de Luther. Celui-ci, homme inquiet et torturé par les tentations, a essayé toutes les formes d’ascèse pour se libérer, mais sans résultat. Il se sent donc condamné par la justice de Dieu, de laquelle il ne retient que son aspect punitif.
Un beau jour toutefois, le professeur d’Écriture sainte qu’il est devenu, lisant l’épître aux Romains de saint Paul, fait une découverte qui transforme sa vie, et pour laquelle il est en plein accord avec l’interprétation de saint Augustin : devant l’universalité du péché dans l’humanité, la justice de Dieu est révélée par la foi en Jésus-Christ. «Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi» (Rm 3,28). Paul prend pour exemple le cas d’Abraham qui «eut foi en Dieu et cela lui fut compté comme justice» (Rm 4,3).
La justice que nous pouvons recevoir de Dieu n’est donc en rien le fruit de nos bonnes œuvres : elle est un don gratuit de la miséricorde divine et de la justice par laquelle Dieu nous rend justes. La justification par la grâce de Dieu moyennant notre foi sera pour Luther l’article central du mystère chrétien, celui qui fait tenir ou tomber l’Église (articulus stantis et cadentis ecclesiae). En cela il inaugure une figure nouvelle de la foi, toute différente de celle du Moyen-Âge. Il ne s’agit plus d’obéir à ce que disent nos curée et de bien participer à tout ce que font nos communautés paroissiales. Il s’agit d’être intimement convaincus que la grâce de Dieu vient nous rejoindre dans notre misère et, qu’en raison de notre foi, Dieu nous considère désormais comme ses amis. Le rôle de la conscience personnelle est formellement mis en avant.

La naissance de l’ «affaire»
Que fait alors Luther? Il écrit à Albert de Brandebourg, archevêque de Magdebourg et de Mayence, et dénonce à la fois la pratique des indulgences et la théologie qui la sous-tend. Il pose donc à la fois un problème de gestion pratique et un problème doctrinal. À sa lettre il joint 95 thèses sur les indulgences, afin de proposer un débat théologique, de type académique, sur une question dont les fondements ne sont pas clairs. Ces thèses, certes tranchantes, ne sont nullement des propositions définitives ; elles ont pour but de faire réagir et de parvenir plus tard à des conclusions mûries.
Ce que Luther ignore malheureusement, c’est que l’archevêque est en contrat avec Rome, qui attend le plus vite possible de l’argent frais, et que lui-même garde un certain pourcentage des sommes récoltées. Mettre publiquement en cause la pratique des indulgences reviendrait à tarir la source des profits qu’elles rapportent et à mettre en danger ses propres finances.
Luther ne recevra même pas de réponse. Ces thèses sont-elles été affichées aux portes de l’église du château de Wittenberg? On en discute aujourd’hui. En tout cas elles sont parvenues à la connaissance du public et échappent désormais à toute gestion de la part de son auteur. Luther voulait un débat dans le cadre de son Université, mais le débat envahit toute l’Europe. Les medias du temps s’en emparent, c’est-à-dire l’imprimerie, récemment inventée (autour de 1450), et l’affaire se répand. Le scandale éclate devant une opinion exaspérée par les indulgences et travaillée par cette nouvelle figure de la foi, qui est un premier signe de l’émergence des Temps modernes.
Le succès rapide de Luther ne s’explique que par la rencontre entre la conscience d’un homme et la conscience d’un peuple. L’affaire devient donc politique et ecclésiale. Elle est spontanément interprétée comme une révolte contre l’autorité du pape. Le retour du théologien à l’Écriture et aux Pères de l’Église est également compris comme une distance soupçonneuse prise à l’égard de la théologie scolastique contemporaine. Luther devient l’objet d’une grande hostilité de la part de l’establishment ecclésiastique.

Le procès
Dans cette situation imprévue, mais inquiétante pour lui, Luther écrit en mai 1518 au pape une lettre très respectueuse, dans laquelle il essaie de justifier sa conduite et explique qu’il élabore des «solutions» pour faire comprendre ses thèses. Il termine ainsi: «Prosterné à vos pieds, Très Saint-Père, je m’offre à vous avec tout ce que je suis et tout ce que je possède.» Mais il est déjà trop tard. Léon X vient d’ordonner l’ouverture d’un procès contre lui. Luther est accusé d’hérésie, au sens large que l’on donne à ce mot à l’époque. Il est sommé de se présenter devant un tribunal romain dans les deux mois.
Un tel voyage lui paraît bien dangereux. Luther, en effet, risque d’être tué ou du moins de finir en prison. Ses protecteurs en Allemagne, en particulier le prince Frédéric le Sage, électeur de Saxe, demandent le transfert du procès en Allemagne. Le cardinal Cajetan, dominicain, grand interprète de saint Thomas, légat du pape en Allemagne, fait savoir que la demande de transfert est accordée et que Rome lui confie le règlement de l’affaire.
OlivierL’audition de Luther a lieu à Augsbourg. Le débat prend tout de suite un mauvais tour et n’aborde pas les questions de fond. Le cardinal Cajetan demande à Luther de rétracter ses erreurs. Lesquelles? rétorque l’accusé. «Tu nies que le trésor des indulgences soit constitué par les mérites du Christ et des saints. Or le pape Clément VI a défini cette doctrine comme étant de foi. Par ailleurs tu enseignes que c’est la foi, non le sacrement, qui justifie. Cela est nouveau et faux» (cf. Daniel Olivier, Le procès Luther 1517-1521, Paris, Fayard, 1971, p. 61). Mais Luther refuse. Il est prêt à tout sauf à une rétractation tant qu’on ne lui aura pas démontré qu’il contredit l’Écriture.
L’année suivante, en juin-juillet 1519, un grand débat, vraiment théologique cette fois, s’engage à Leipzig avec Jean Eck, vice-chancelier de l’Université d’Ingolstadt, mais il ne fait qu’envenimer les choses. Les références des uns et des autres sont devenues formellement différentes: l’Écriture sainte pour Luther, les grandes décisions conciliaires et pontificales pour les théologiens. Eck méconnaît complètement le terrain doctrinal sur lequel évolue Luther. Les questions ne sont abordées que sous l’angle de la désobéissance et l’accusation d’hérésie est toujours proche.
Luther est accusé d’hostilité à l’égard de la papauté et de reprendre des aspects de l’hérésie de Jan Hus du siècle précédent. Le dilemme, l’Écriture ou l’Église, se formalise progressivement. De son côté, Luther radicalise de plus en plus ses propos. Le débat s’alourdit au plan doctrinal, avec la question des sacrements qui se trouve mise en cause. Le moine allemand est en quelque sorte tombé dans le piège tendu par Eck et il sort de la dispute plus condamnable qu’il n’y est entré. Eck, devenu son ennemi, contribuera de près à sa condamnation par le pape. Entre temps, il écrit divers opuscules contre la théologie de Luther.
En 1520, ce dernier publie à son tour ses grands manifestes, dont le célèbre écrit À la noblesse chrétienne de la nation allemande. Il y fait appel du pape au concile, réveillant ainsi les mauvais souvenirs des assemblées conciliaristes du XVe siècle.
La première affaire Luther est bouclée en quatre ans. En 1521, le moine théologien est condamné et excommunié par la Bulle papale Exsurge domine. Au lieu de se rétracter dans les soixante jours, il se permet de la brûler publiquement, renonçant ainsi à tout espoir de réconciliation. Le 17 avril, il comparait devant la diète de Worms et fait devant elle cette célèbre proclamation: «À moins d’être convaincu par le témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes, car je ne crois ni à l’infaillibilité du pape ni à celle des conciles, puisqu’il est établi qu’ils se sont souvent trompés et contredits, je suis lié par les textes bibliques que j’ai cités. Tant que ma conscience est captive de la parole de Dieu, je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience.»

La rupture
Luther est alors mis au ban de l’Empire par la diète. La rupture avec l’Église de Rome est consommée. Mais le moine a pour lui la faveur d’une large part du peuple chrétien, en particulier en Allemagne. Derrière lui se lèvent des communautés luthériennes prenant leurs distances avec les paroisses catholiques. Il ne s’agit donc pas d’un cas personnel, mais bien d’un schisme grave et durable dans l’Église d’Occident.
Pour un ensemble de raisons, une réaction sérieuse de l’Église catholique devant la Réforme prend un retard considérable : conflits entre les princes, attitude longtemps réticente des papes et exigences de plus en plus grandes des réformateurs. Toutes ces causes rendent impossible un concile de réconciliation.
Le concile de Trente s’ouvre en 1545, un an avant la mort de Luther. Il se tient sous le signe de la prorogation perpétuelle et comporte trois sessions (1545-1549 sous Paul III ; 1551-1552 sous Jules III ; 1562-1563 sous Pie IV). Au départ, le concile a déjà près de 30 ans de retard ; à l’arrivée, il en compte 45 !
Les communautés luthériennes sont déjà établies dans toute l’Europe. La deuxième génération protestante, celle de Calvin et des Réformés, a vu le jour et bien d’autres réformateurs se sont levés. Le concile a beau fournir un document assez remarquable sur la justification par la foi, où la thèse paulinienne est parfaitement mise en lumière dans le cadre d’une théologie catholique (au XXe siècle, d’importants théologiens protestants en reconnaîtront même la valeur), comme trop souvent dans l’Église catholique, c’est beaucoup trop tard pour qu’il y ait réconciliation. Pendant les deux premières périodes du concile de Trente, on espère encore la venue des protestants ; avec la troisième, il est clair que cette rencontre est devenue impossible. D’un côté comme de l’autre, le souci d’avoir raison a primé sur celui de s’entendre.

Les responsabilités
Il est bien difficile aujourd’hui de porter un jugement qui ne soit pas tendancieux sur les responsabilités de cette rupture. Disons d’abord que le climat dans lequel baignaient les uns et les autres les portait à la rupture. Personne ne voulait céder, et la demande faite à Luther de se rétracter étant très prématurée, elle ne pouvait qu’aboutir à son contraire.
On ne peut qu’approuver le Réformateur dans sa protestation contre le trafic des indulgences, mais il porte une part de responsabilité en raison de la violence de certains de ses propos, de son intransigeance dans la discussion, de ses refus de toute transaction et de sa radicalisation doctrinale progressive contre l’institution ecclésiale ; ce qui a fait de lui un révolté et donc, dans la conscience de l’époque, un hérétique, alors qu’il ne l’était nullement au départ.
On doit bien toutefois reconnaître que la responsabilité majeure vient du côté catholique. Le soupçon à l’égard de Luther, injustifié au départ, a empêché de faire de la question des indulgences un débat théologiquement fondé. Les responsables catholiques voulaient beaucoup plus la rétractation ou la condamnation de Luther que la recherche de la vérité. Ils identifiaient leurs positions scolastiques avec l’«orthodoxie», qu’ils confondaient avec une théologie encore assez confuse. La figure nouvelle de la foi dont témoignait Luther aurait pu se développer de manière catholique, comme on le voit chez le théologien italien Seripando, rédacteur du décret de Trente sur la justification, ou chez Ignace de Loyola. Elle s’imposera d’ailleurs des deux côtés.

Le retentissement politique de cette scission entraînera les guerres de religion, selon le principe que chacun doit garder la religion de son prince (cujus regio ejus religio). En 1598, l’édit de Nantes promulgué par Henri IV essaiera d’instituer en France une cohabitation pacifique entre catholiques et protestants. C’est dans cette situation que l’Europe assumera l’évolution culturelle des Temps modernes.

Bernard Sesboüé sj
professeur émérite de théologie au Centre Sèvres, Paris

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